Contrôler le nombre de chargements élevés qui entrent au port d'Anvers est difficile. Les douaniers disposent souvent de très peu de temps et la drogue est très bien cachée. © PHOTO NEWS

La mafia, nettement plus prudente qu’on l’imagine? «Elle ne contrôle que ce qui est fondamental à son business»

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Bruxelles est le nouveau terrain de jeu des narcotrafiquants. Et si les mafias étaient nettement plus complexes (et prudentes) qu’on l’imagine?

La succession de fusillades de ces dernières semaines en plein cœur de Bruxelles fait craindre une escalade incontrôlable de la violence liée au trafic de drogue. Des règlements de comptes que d’aucuns attribuent à une certaine fébrilité du côté des narcotrafiquants. Il faut rester prudent avec la rhétorique et les représentations de la culture mafieuse, met cependant en garde Clotilde Champeyrache, économiste et criminologue au pole Sécurité-Défense-Renseignement du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), à Paris.

Vous qui observez les activités des groupes mafieux en Europe, que vous inspire cette montée de la violence liée au trafic de drogue à Anvers et à Bruxelles?

Ces règlements de comptes attirent l’attention parce qu’ils représentent la partie la plus visible de l’iceberg, et qu’ils suscitent l’angoisse au sein de la population. Pourtant, il ne s’agit là que de la partie basse du trafic de drogue, de faits perpétrés par de petits acteurs qui s’affrontent pour garder la main sur certains points de deal et sur la distribution au consommateur. Le véritable enjeu se situe à un autre niveau, dans les ports européens et au niveau des intermédiaires qui eux, ne font pas parler les armes.

Pour le ministre de la Justice, ces fusillades témoignent d’une certaine nervosité des mafias actives en Belgique, dont la mafia marseillaise, qui se sentent acculées. D’autres, des magistrats notamment, y voient au contraire la preuve d’un profond sentiment d’impunité. Qui fait fausse route?

Il faut être très prudent avec l’utilisation du mot mafia. Ce terme désigne un tout petit nombre d’organisations criminelles ultrapuissantes. J’identifie comme telle la mafia italienne, les yakuzas japonais et les triades chinoises. A contrario, ce qu’on appelle la Mocro Maffia n’est pas du tout une mafia. Il existe des articulations entre organisations criminelles qui, à mon avis, ne sont pas suffisamment prises en compte. Ceux qui s’entretuent, ce sont effectivement les membres de la mafia mais aussi les petits dealers. A Marseille, par exemple, on assiste à des règlements de comptes entre la DZ Mafia et Yoda. Ces organisations criminelles aiment reprendre le terme mafia car il incarne pour eux le modèle absolu.

On s’est mis à lutter contre la mafia comme on le fait dans les films» Clotilde Champeyrache, économiste au pole Sécurité-Défense-Renseignement du Cnam.

Alors que ces organisations ne représentent en réalité qu’un rouage dans la mécanique criminelle…

Il existe de véritables hiérarchies, ainsi que des coopérations criminelles. La mafia calabraise, notamment, est essentielle dans l’importation de la majeure partie de la cocaïne qui inonde l’Europe. Elle joue le rôle d’intermédiaire dans le déroulement des transactions mais sans jamais se rendre visible. Elle est aussi très peu affectée par les opérations de saisies, les contrôles sur les dealers, les arrestations de vendeurs puisqu’elle ne gère pas cette partie-là du business – la plus fragile et la plus exposée. Elle ne contrôle que ce qui est fondamental, ce qui rapporte le plus. Les petites mains, en revanche, sont celles qui subissent le plus durement les conséquences de la répression.

Clotilde Champeyrache est criminologue et économiste.

Ce sont aussi les acteurs les plus incontrôlables. Encouragés par un discours ambiant prônant la violence criminelle, ils s’imaginent que tout leur est permis. Les règlements de comptes auxquels on assiste aujourd’hui peuvent effectivement être liés à une action répressive plus forte. Comme elle cible ceux qui assurent la distribution finale de la marchandise, elle laisse des zones inoccupées que d’autres criminels vont bien vite essayer de récupérer, notamment par la violence. Mais cette violence ne reflète en rien une désorganisation du trafic puisque les acteurs clés, eux, ne sont pas fragilisés par ces opérations.

On s’imagine souvent qu’il existe une dimension monopolistique dans le trafic de stupéfiants. Ce n’est pas du tout le cas. C’est un milieu extrêmement fragmenté, avec des coopérations criminelles hiérarchisées qui se font et se défont. Au somment de la pyramide, on trouve des personnalités qui jouissent d’une telle réputation qu’elles n’ont même pas besoin de faire couler le sang pour qu’on leur obéisse. Tout le monde sait qu’elles ont largement les moyens de mettre leurs menaces à exécution mais aussi qu’elles sont fiables en tant que partenaires commerciaux.

La présence des dealers, le trafic en pleine rue, ce qui est donc visible, choque le plus la population.
La présence des dealers, le trafic en pleine rue, ce qui est donc visible, choque le plus la population. © photo news

Qui sont ceux qui profèrent des menaces à l’encontre du ministre de la Justice, des magistrats ou de la princesse héritière des Pays-Bas?

Je pense que c’est davantage le fait de petites organisations criminelles, et ce fut sans doute une erreur de stratégie de leur part puisqu’à présent les projecteurs sont braqués sur elles. On a laissé passer beaucoup trop de choses ces dernières années, profitant du fait que les criminels s’entretuaient. C’est seulement à partir du moment où ces règlements de comptes ont fait des victimes collatérales que des personnalités comme le ministre belge de la Justice ou la princesse Amalia, aux Pays-Bas, ont été menacées, que des journalistes ou des avocats ont été assassinés, qu’on a commencé à prendre le problème très au sérieux. S’en est suivie une démonstration de force.

On s’est mis à lutter contre la mafia comme on le fait dans les films. C’est la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf mais qui n’en a pas les moyens. On assiste à des déclarations triomphales, on prétend qu’on a démantelé un mégacartel alors qu’aucun problème d’approvisionnement n’est constaté. Au contraire, le prix de la cocaïne continue de baisser.

Renforcer les parquets, accroître la présence policière dans les quartiers sensibles: ces mesures passent-elles à côté de leur objectif?

A l’heure actuelle, aucun pays européen n’est parvenu à faire reculer le trafic de drogue. Une coopération internationale s’est mise en place mais il n’y a pas vraiment de raison de se montrer optimiste puisque l’Europe, globalement, consomme de plus en plus de drogues.

Comment atteindre ces organisations, dans ce cas?

En coupant les flux de livraisons. En asséchant le marché. Et encore, avec tous ces nouveaux produits de synthèse pouvant être fabriqués n’importe où avec des moyens rudimentaires, on touchera uniquement une partie du trafic, celle qui est géographiquement localisée. Le seul flux qu’on peut contrôler est donc celui de la cocaïne. On espère d’ailleurs que l’alliance portuaire européenne, signée tout récemment, portera ses fruits. Les grands ports doivent comprendre qu’ils sont coresponsables de cette pandémie de drogue. A Anvers, seuls 2% des containers sont inspectés. C’est insignifiant. On brade la sécurité au nom de l’efficience économique.

Or, la banalisation de la consommation de produits stupéfiants pose de vrais problèmes de santé publique. Par ailleurs, cet argent sale issu du trafic de drogue vient perturber l’économie. Tout cela produit un délitement de la société, du rapport à la politique et à la légitimité de la loi. L’autre problème, c’est qu’on voit apparaître des formes de sous-traitance des activités, une externalisation des compétences. Des chimistes sud-américains viennent enseigner en Europe les techniques de raffinage de la cocaïne. Ce n’est donc plus le produit fini qui est expédié dans les cargaisons mais la matière première, laquelle sera traitée dans des laboratoires implantés en Europe ou en Afrique de l’Ouest.

A l’heure actuelle, aucun pays européen n’est parvenu à faire reculer le trafic de drogue.

Comment les mafias et les organisations criminelles travaillant pour elles infiltrent-elles l’économie?

Les méthodes de blanchiment peuvent être extrêmement variées. Il peut s’agir de circuits hypercomplexes qui passent par les places offshores au moyen de sociétés écrans et avec l’aide de banques se montrant complaisantes. L’argent sale peut aussi être réinjecté directement dans l’économie, via des salaires versés à la main d’œuvre ou des pots-de-vin. Il peut également être investi dans des entreprises afin que celles-ci déclarent fictivement l’argent sale. Ce que qu’on appelle du blanchiment de basse intensité, qui touche des agents en bout de chaîne. Des restaurateurs ou des coiffeurs, par exemple.

Les organisations criminelles plus puissantes et les mafias, quant à elles, investiront plutôt dans le but de contrôler, de conditionner l’économie légale. C’est nettement plus pernicieux. On est au-delà du blanchiment. Leurs cibles premières sont les entreprises liées aux bâtiments et aux travaux publics car elles permettent d’employer une large main-d’œuvre, souvent peu qualifiée. En distribuant les revenus, en créant de l’emploi, ces organisations se construisent une légitimité sociale. Et comme on touche à la sphère des marchés publics, on entre dans une logique de corruption. Des relations se nouent entre ces acteurs criminels et les représentants politiques. En Italie, dès qu’une personne est soupçonnée d’appartenir à une organisation mafieuse, elle fait l’objet d’une enquête patrimoniale. On appuie là où ça fait mal.

© belga imAge

La lutte contre la corruption est donc un axe capital de répression. Ceux qui la mènent dénoncent pourtant un manque constant de moyens…

Ce qui est visible est aussi ce qui choque le plus la population. La présence des dealers, le trafic en pleine rue… il est normal de vouloir mettre fin à ces situations. D’autant qu’il y existe une dimension symbolique, celle de l’Etat reprenant possession du territoire. Pour autant, il ne faut pas négliger ce qui est invisible. Ces ramifications qui se développent sur le long terme ne sont pas immédiatement perceptibles pour le citoyen. Pourtant, elles minent nos sociétés. C’est là qu’un basculement vers un narco-Etat devient possible.

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