» La culture est un antidote au capitalisme « 

Jérôme Clément a incarné, pendant vingt ans, le visage d’Arte. Un bébé télévisé devenu indispensable, mais qui semblait impensable lors de sa création. Et pour cause : comment imaginer une chaîne hertzienne consacrée à la culture et dépourvue de publicité ? Le pari semblait d’autant plus fou qu’il réunissait une autre difficulté de taille : l’ambition d’être franco-allemande et de susciter  » un imaginaire européen « . Au moment où il quitte le navire, le capitaine revient sur cette incroyable aventure, qui allie son goût du risque à celui du rêve et de l’exigence. Son livre, Le Choix d’Arte (*), parle d’un choix, mais il s’agit plutôt d’une bataille, défendue au cour de ses entrailles. Une faille intime l’a guidé… A l’heure où l’Europe et les médias font preuve de frilosité, il est bon de rencontrer cet homme fervent, capable de soulever des montagnes et d’élargir un horizon qui stagne.

Le Vif/L’Express :  » Les vrais choix datent en général de l’enfance.  » En quoi la vôtre vous a-t-elle encouragé à  » oser être différent  » ?

Jérôme Clément : Mon éducation était mixte. Côté paternel, une famille française de petits-bourgeois catholiques. Tout l’inverse du côté maternel, une famille juive d’immigrés russes. J’ai grandi au milieu de ce couple mal assorti, qui s’est séparé quand j’avais 12 ans. Il y avait tant de mystère et de non-dits autour de moi que je me suis d’emblée senti différent. Je me revois au jardin du Luxembourg, admirant les statues. Comment mes amies supportaient-elles la pluie ? Solitaire, j’aimais me réfugier dans la lecture, la musique et l’écoute de la radio. Mes parents m’ont transmis une culture générale, orientée vers les arts. La volonté et l’énergie m’ont été communiquées par ma mère. Ayant trop souffert, elle ne m’a pas expliqué grand-chose, si ce n’est que la vie est une lutte. Aussi faut-il se donner les armes pour l’affronter et compter sur soi. Enfin, mon beau-père m’a encouragé quand je rencontrais des difficultés ou que j’avais la tentation de renoncer.

En cette époque timorée, manquons-nous d’audace ?

Rien n’est pire que le conformisme ! Alors résistons à l’envie de se couler dans le moule ou les idées communément répandues. Mieux vaut écouter sa voix intérieure. C’est par ses actes et par la pugnacité qu’on contribue à la création de soi-même. Il faut les affirmer sans fléchir, sinon on est ballotté par les événements. En cette époque dominée par la crainte de l’avenir, la tiédeur affaiblit la vie collective, surtout en Europe. Cela engendre le repli sur soi et les pires pulsions, comme le rejet de l’autre. Notre ère est difficile, mais la remise en question est essentielle pour aller de l’avant. L’Europe doit se poser de nouvelles questions et créer de vraies alternatives, au lieu de se barricader en étant sourde au monde extérieur.

Est-ce le goût du risque qui vous a poussé à vous imposer spontanément à Jack Lang, comme candidat idéal de La Sept, alias l’embryon d’Arte ?

Disons que j’avais confusément envie de sortir de moi-même. Directeur du Centre de cinématographie, j’aurais pu continuer à porter  » les chaussons du confort « . Or, à 35 ans, j’aspirais à l’action et à l’aventure. C’est toujours le cas. J’arrête Arte après vingt ans, pour me remettre en question et me lancer dans une nouvelle histoire. C’est lié à mon tempérament [rires]. Prendre la direction de La Sept comprenait un degré d’inconscience. Or le lancement sur le réseau hertzien et l’ambition franco-allemande n’étaient pas prévus. Au-delà du goût du risque, il y avait la forte conviction que la télé pouvait agir sur le milieu culturel.

Pourquoi ce défi vous a-t-il plu ?

On était quasiment en terrain vierge ; tout était à construire. De petite taille, La Sept renforçait l’impression d’aventure. Comment utiliser la télé pour faire autre chose que des banalités, des paillettes ou du divertissement ? L’idée : permettre aux gens de voir des films ou des spectacles guère présentés ailleurs. On ne savait ni comment s’y prendre ni si ça allait marcher, mais ça ne m’a pas empêché de quitter un poste important pour repartir à zéro. L’utopie est un rêve. D’après Jean Jaurès,  » il faut croire en l’idéal pour affronter le réel « . Le défi semble impossible et inatteignable, mais on y tend. Arte était une aventure aussi folle que singulière !

Quel est votre idéal télévisuel ?

Plus qu’un idéal télévisuel, j’étais poussé par un idéal personnel et politique, ancré dans l’harmonie des sociétés. Celui de croire que le Beau est indispensable à l’homme. La culture devrait être au c£ur du projet social, car elle est un antidote au capitalisme. Elle permet aux hommes de s’élever vers leurs émotions. L’art peut les rendre meilleurs. En prenant la direction d’Arte, je tenais à ouvrir leur regard sur le monde. La musique, la peinture ou la littérature dépassent la réalité et nous permettent de réfléchir. Elles contribuent parfois à résoudre des problèmes politiques, comme l’orchestre israélo-palestinien de Daniel Barenboïm. Bien que ce ne soit pas la solution, il y a un chemin à suivre. On a accusé Arte d’être marginale et de ne toucher qu’une minorité. Or c’est souvent celle-ci qui fait bouger les choses. Vingt ans plus tard, on a prouvé que c’est possible.

L’audimat a-t-il rongé les esprits et influencé le contenu des chaînes ?

On mesure toujours l’audience, quel intérêt, ça m’horripile ! Cela va à l’encontre du travail de fond qui s’inscrit dans la durée et non dans l’immédiateté.  » Le qualimat  » ne se juge pas quantitativement soir après soir. Ce qui compte, c’est la qualité, la force de ce qu’on fait. L’audace ou l’originalité créatrice ne se mesurent pas ! Notre société est obnubilée par l’objectif financier. Ne pas faire de pub, sur Arte, ne signifie pas qu’on se situe hors du champ économique, mais qu’on préfère construire des valeurs qui se ressentent.

Il y a vingt ans, vous estimiez que  » la télé s’appauvrit et devient commerciale « . Est-ce d’actualité ?

Les bouquets satellites, Internet et le téléphone portable ont modifié notre utilisation et notre rapport à l’image télévisée, qui est visible partout. Chaque individu est devenu son propre programmateur. Je reste pourtant convaincu que le contenu prime, quel que soit le support. Arte le préserve tout en s’adaptant aux nouvelles technologies. Je ne suis pas sûr que la multiplication des chaînes l’améliore, mais la télé n’est ni pire ni meilleure qu’avant. Il faut juste poursuivre le combat.

Arte fait la part belle aux artistes, mais est-elle une création en soi ?

L’écrivain Gérard Mordillat la perçoit comme  » une £uvre d’art « . Son style, son écriture, son habillage et ses voix sont devenus sa marque de fabrique. Arte a vraiment inventé quelque chose. Son esthétisme et son rapport à la durée sont à contre-courant, y compris dans la programmation risquée. Cette  » création  » est aussi importante que la maison d’édition, fondée par Gaston Gallimard, ou le théâtre populaire de Jean Vilar, dont je me sens proche. Utopique, je suis persuadé qu’il faut être tenace, obstiné et très engagé dans ses choix. Arte montre la culture en mouvement de façon originale. Elle a réussi à réaliser quelque chose d’inédit avec un instrument qui n’est pas fait pour ça.

Cet  » outil d’apprentissage et de connaissance, d’ouverture sur le monde et de lien social  » se veut-il engagé ?

Oui, cela se ressent dans ses combats, son envie d’aller à l’encontre de la facilité et ses choix de production. Nous avons investi dans des films dont personne ne voulait, comme Valse avec Bachir ou le cinéma de Lars von Trier, Pascale Ferran et les frères Dardenne. On ne l’a pas fait pour le plaisir, mais parce ce que ça avait du sens à nos yeux. La  » Berliner Kamera  » représente une belle distinction personnelle, elle reconnaît mon travail en faveur du cinéma européen. La filmographie d’Arte sur vingt ans montre qu’on a été primé dans tous les festivals du monde. L’art n’a pas de frontière. Au-delà d’une vérité sociale et humaine, il permet d’aller plus loin dans le choc des émotions. En cela, Arte est une chaîne politique.

Ce livre s’intitule Le Choix d’Arte. Plus qu’un choix, n’est-ce pas une bataille de concevoir une télé franco-allemande ?

Il est vrai que ça a été un combat. François Mitterrand et Helmut Kohl ont eu de l’audace. Quelle intuition de vouloir rapprocher les Français et les Allemands autour d’une télé commune ! Nous avons affronté la germanophobie en France, les accusations d’élitisme, le multilinguisme des programmes, la création d’équipes ne partageant ni la même langue ni les mêmes habitudes. Désireuse de relancer l’Europe, l’époque était heureusement europhile. Or jamais on ne s’était attaqué à la question de l’art et à ses divers modes d’expression, dont notre télévision devait rendre compte. Comment faire dialoguer les £uvres de l’esprit et de l’imaginaire ? En revisitant l’Histoire ensemble. A travers Arte, nous avons pu confronter deux esprits, histoires et cultures. C’était un sacré pari, il a fallu vingt ans tant le chemin fut long.

Comment construire un imaginaire commun qui se veut européen ?

Sur le plan franco-allemand, Arte est unique, mais sur le plan européen, il y a des succès et des échecs. Nous avons noué des liens étroits avec la Belgique, la Suisse, l’Autriche et le Québec. Malgré une certaine fierté, je déplore de ne pas être implanté en Italie, en Espagne, dans les pays scandinaves ou en Europe centrale. Je suis lucide quant à l’Europe d’aujourd’hui. Les institutions sont mal élaborées, on ne sait pas trop qui est aux commandes. Face aux grandes difficultés économiques et politiques, les dirigeants sont plus dans la gestion de la crise immédiate. On observe partout une montée des sentiments nationalistes, xénophobes et racistes. La Hongrie, la France, l’Italie, les pays nordiques ou la Flandre affichent des opinions antieuropéennes. L’heure n’est pas à l’utopie, mais au regard désenchanté. On est si angoissé quant à l’avenir qu’on n’invente plus de nouvelle formule. Arte symbolise la réussite d’un projet européen complexe qui touche à l’imaginaire. Je suis persuadé qu’on doit continuer à bâtir une Europe unifiée autour d’une culture commune.

Dans ce  » labo de création « , il y a Arte Belgique.

Je suis heureux que les Belges se soient associés à nous car ils font du beau travail. Il y a beaucoup de créativité en Belgique. Les artistes et les cinéastes y jouent un rôle important. Quelle richesse dans un si petit pays ! Les Belges ont un regard différent, une autre façon de vivre le monde. Créer une dynamique, là où l’Europe a tout son sens, est important. La Belgique donne l’opportunité à Arte d’enrichir l’intérêt pour sa diversité, c’est ça le melting-pot. Après une chaîne franco-allemande, pourquoi pas une chaîne wallonne-flamande ?

Votre histoire personnelle comprend  » une douleur intime qui [vous] a donné la force de [vous] battre « . En quoi est-ce symbolique que ce soit le petit-fils de déportés juifs qui crée ce pont franco-allemand ?

Lorsque j’étais jeune, j’avoue que je ressentais une certaine méfiance, méconnaissance et incompréhension envers ce pays, qui avait été en guerre contre le mien et était responsable d’un génocide épouvantable. Sans la douleur intime, que représente l’assassinat de mes grands-parents à Auschwitz, je n’aurais pas pris les choses autant à c£ur. Ainsi, j’ai compris la responsabilité historique de la nouvelle génération, qui devait contribuer au rapprochement. Profondément impliqué, j’ai apporté ma petite pierre à l’union franco-allemande-européenne. Il s’agit d’un symbole très fort. Or, quand j’ai pris la direction d’Arte, j’ignorais qu’on allait vers ce projet. Il y a une part de hasard, de destin… Il faut croire en l’utopie pour l’atteindre un peu. Arte est un projet politique, qui a un sens par rapport à une histoire.

Est-ce  » un arrachement  » de quitter cette maison après vingt ans ?

Oui, mais mettre en mots son histoire m’a aidé à garder une mémoire, qui aurait pu être perdue. Cette épopée retrace la conviction qui animait ceux qui ont fait Arte. Ecrire m’a aussi permis de réfléchir quant au sens de l’utopie, de l’audace et de l’engagement. Je n’aurais pas pu partir sans écrire le mot  » fin « . Ça m’aurait donné un sentiment d’inachevé, alors que là, je clos un chapitre de ma vie.

Comment allez-vous désormais vous  » laisser surprendre  » ?

Ayant produit et diffusé beaucoup d’£uvres, ça m’intéressait de prendre la direction d’un théâtre. Voir autrement la culture, telle est ma façon de me laisser surprendre. Le Châtelet est un théâtre parisien mythique, qui a besoin d’être rénové. Il faut en faire une entreprise culturelle à portée parisienne et nationale. L’enjeu étant de la transformer en lieu populaire. La culture touche au c£ur de l’homme ; tout le monde peut ressentir cela. Je vais aussi présider la maison de vente aux enchères Piasa. Les objets d’art possèdent une charge affective, esthétique et historique. Bon nombre de mes amis sont artistes. J’aime leur folie, leur originalité et leur faculté à nous surprendre.

(*) Le Choix d’Arte, par Jérôme Clément, Grasset, 415 p.

PROPOS RECUEILLIS PAR KERENN ELKAÏM, À PARIS PHOTOS : BISSON/JDD/SIPA/ISOPIX

 » La culture permet à l’homme de s’élever vers ses émotions «  » Après une chaîne franco-allemande, pourquoi pas une chaîne wallonne-flamande ? « 

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