La Chine côté pile

Guy Gilsoul Journaliste

Un pinceau, de l’encre et de l’eau… La Chine convoque aussi une mystique qui est une manière de vivre… et de gouverner.

Le trait est sans remords, le résultat surprenant. A partir d’un répertoire de formes, avec pour tout bagage un pinceau et de l’encre, le signe tracé par le calligraphe chinois est ce que l’interprétation du musicien est à la partition. Il ajoute du sens et de l’émotion à la lettre puis au mot, au poème enfin, et ce en s’adressant au regard. Très tôt, dès le ive siècle, l’écriture chinoise devient ainsi une forme d’art à part entière. Tenant le manche de bambou du pinceau à la verticale, les muscles de tout le corps tendus, le lettré approche de la feuille la touffe de poils gorgés d’encre. Sa dextérité est liée au contrôle exercé par un geste sans remords dans toutes les directions des traits habités par le rythme, le souffle, la douceur ou son contraire, le sec ou le mouillé, le dilué ou le concentré, le blanc ou le noir, les pleins et les vides. Ce faisant, la calligraphie sert un propos qui réclame des années d’apprentissage, des années de copies, des années d’audaces enfin. On serait même tenté de dire qu’elle fait partie d’une sorte de médecine du corps et de l’esprit.

En effet, en Chine, la gestuelle calligraphique entretient avec le taoïsme des liens très profonds. Or, selon le Tao Te King de Lao Zi (environ ve-iiie siècle av. J.-C.) et les textes de Zhuang Zi (ive siècle av. J.-C.), le but de toute vie est de rejoindre une véritable sagesse (la Voie) plutôt que la richesse ou le pouvoir. Pour ce faire, il est présupposé qu’au c£ur de tout phénomène, et donc aussi de l’homme, se trouve le vide qui, au fil de la création de l’univers a engendré un principe de complémentarité (le yin et le yang) à son tour activé par un vide médian, le souffle. Le réel qui nous aveugle n’est donc qu’une suite d’illusions qui causent le malheur des hommes. A chacun alors d’abandonner ses fausses certitudes et son égoïsme en gagnant la simplicité puis en osant la création. Le langage faisant partie de ces illusions doit en effet être à son tour abandonné au profit des images poétiques ou graphiques. A l’encontre du pragmatisme, la Voie possède donc un aspect de mystique et réclame la solitude du rêveur qui, comme l’eau  » pour être claire doit d’abord être calme « .

Le tracé du pinceau cherche alors à rendre compte de cette vitalité harmonique qui est l’esprit même de la nature, et de la nature dans l’homme. Pour s’en convaincre, parmi tous les exemples de calligraphies présentés dans l’exposition du musée des Beaux-Arts ( Le Pavillon des orchidées), il suffit de se pencher vers ces feuilles remplies de signes alignés en colonnes verticales. La raideur des premières formes d’écriture fait progressivement place à une complexité graphique tout en courbes maîtrisées qui se développe à partir du ve siècle. On peut, bien sûr, penser aux peintres occidentaux, américains d’abord, européens ensuite. A partir des années 1950, fascinés par la calligraphie orientale, ils avaient magnifié le geste et renouvelé ainsi les formes de l’art abstrait. De Wols à Pollock en passant par Henri Michaux ou Christian Dotremont, de l’écriture blanche de Mark Tobey aux idéogrammes monumentaux de Franz Kline, ils furent nombreux à chercher, à travers l’écriture (du bras ou du corps tout entier), ce  » vide  » au-delà des apparences dont parle l’Orient.

Mais avec la Chine des calligraphes, nous en revenons aux fondements. Grâce à quelques haltes induites par la scénographie, l’exposition rappelle en effet combien la calligraphie relevait, par le passé, d’un art de vivre et d’entendre. Ainsi, au pied d’une peinture évoquant  » la préface du Pavillon des Orchidées « , le texte fondateur de l’art calligraphique (ive siècle), une vidéo construit un jardin illusoire bercé par le chant de l’eau quand elle s’écoule, infiniment. Nous voilà avertis et entraînés vers ces jardins de bambous dans lesquels le calligraphe prenait le temps d’écouter le ruisseau. Néanmoins, on regrettera sans doute l’option prise par les commissaires qui, à force de pédagogie (un tour d’horizon des divers aspects sociaux, politiques, religieux et techniques) nous distrait de l’essentiel, la pure contemplation. Le parcours d’abord exclusivement réservé à la calligraphie mène le visiteur peu à peu vers la peinture à l’encre (avec un peu trop d’exemples du xxe siècle). S’il ne fallait retenir qu’une £uvre, on pencherait résolument vers les douze peintures et autant de portraits de l’eau de Ma Yuan (xiie siècle) montées sur un grand rouleau horizontal. Là plus qu’ailleurs sans doute, on découvre combien les gestes du calligraphe et ceux du peintre sont voisins et parfois même se confondent dans un même désir d’unir l’esprit et la main :  » Si, lit-on dans un texte du ixe siècle consacré aux peintres célèbres de toutes les dynasties, l’on retourne des pensées dans sa tête au moment où l’on donne le coup de pinceau, et, si l’on est conscient d’être en train de peindre, alors il y aura d’autant plus de raisons pour que la peinture échoue. « 

En réalité, l’art du pinceau est à la fois le fait de chercheurs singuliers jusqu’à la folie mais aussi de mandarins. En effet, pour accéder au pouvoir et aux responsabilités politiques, ceux-ci doivent apprendre les arts, accéder à la poésie autant qu’à la musique et échanger avec leurs pairs, les plaisirs de la beauté. Cet aspect est présenté dans une seconde exposition ( Les Trois Rêves du mandarin) à travers un choix d’£uvres datant de la période Ming durant laquelle, entre le xvie et le xviie siècles, l’art jouit d’une protection toute particulière.

L’art, un engagement total

A grand renfort de pièces superbes provenant, cette fois, non pas de la seule Chine mais de divers musées de Paris, Zurich, Washington ou encore Stockholm, le parcours traverse trois aspects de cette culture de l’excellence. En effet, on y parle peu des lettrés qui poursuivent leurs recherches dans les monastères. En revanche, l’accent est mis sur l’importance que revêtent l’art et la poésie, et le partage des plaisirs esthétiques dans la vie des hommes en charge du politique. Du coup, même si on ne s’éloigne pas du sens que porte l’art de la poésie, de la calligraphie et de la peinture, le place-t-on dans la perspective d’une philosophie appliquée. Or, si tout mandarin devait être un lettré, l’inverse n’est pas vrai. L’homme de culture s’y décline donc en homme de pouvoir. Il goûte à la simplicité en se ménageant des retraites, sous les pruniers ou dans son cabinet privé. Il aime la poésie quand elle chante l’amour. Et l’amour des courtisanes en sus. Peut-être même, dans ses méditations, seul immergé dans le jardin, songe-t-il au mystère niché au c£ur du réel. Dans l’exposition, cette quête (essentielle) n’arrive pourtant qu’en fin de parcours.

Bruxelles, Le Pavillon des orchidées. Musées royaux des beaux-arts, 3, rue de la Régence. Jusqu’au 31 janvier. Du mardi au dimanche, de 10 à 17 heures ; Bruxelles, Les Trois Rêves du mandarin. ING, place Royale. Jusqu’au 14 février. Tous les jours de 10 à 18 heures. www.europalia.eu

GUY GILSOUL

la calligraphie fait partie d’une sorte de médecine du corps et de l’esprit

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