La bombe à retardement

Jour après jour, on mesure mieux l’ampleur de la catastrophe écologique du Prestige. Du sud de la France au Portugal, les côtes sont souillées ou menacées par la marée noire sur des centaines de kilomètres

Quand et comment? Depuis le naufrage du Prestige, le 19 novembre dernier, ces deux questions hantent toutes les victimes – potentielles ou avérées – de la marée noire causée par le naufrage du pétrolier libérien. Quand et comment les 40 000 à 60 000 tonnes d’hydrocarbures, englouties à près de 3 500 mètres de profondeur, se libéreront-elles des cuves de l’épave, déformées par l’énorme pression qui règne à cette profondeur? Envoyé sur le site, le sous-marin de poche français Nautile a fait cette découverte surprenante: alors que le fioul lourd était censé se solidifier à basse température, il reste étrangement fluide et continue à remonter à la surface « comme des traînées de miel », pour reprendre les termes d’un expert.

Ah qu’elles sont didactiques, les métaphores culinaires! Car, arrivé à la surface, le fioul ressemble alors à d’énormes taches de pâte à tartiner, selon un observateur français. Nul doute que, si les cuves explosent et répandent brusquement leur contenu dans l’environnement marin, les marées noires constatées jusqu’à présent laisseront place à une catastrophe encore beaucoup plus importante dans toute cette région de l’Atlantique. Mais, si l’autre scénario envisagé par les experts se confirme (c’est-à-dire une lente diffusion des hydrocarbures via lesn perforations constatées dans les cuves), la pollution pourrait durer des mois, sinon plus. Il semble en effet impossible de récupérer la cargaison à une telle profondeur.

En Galice, plusieurs centaines de plages ont déjà été souillées par le fioul. Au milieu de la semaine, d’innombrables petites « galettes » d’hydrocarbures se déplaçaient dans le golfe de Gascogne, envahissant les plages espagnoles des Asturies et de Cantabrie et menaçant le littoral portugais et les côtes françaises. En tout cas, dans l’Hexagone, les préparatifs vont bon train. Leur médiatisation résonne, par comparaison, comme un nouveau clou planté dans le cercueil du gouvernement espagnol: celui-ci n’a-t-il pas attendu dix-huit jours (!) avant de convoquer son premier cabinet de crise? N’a-t-il pas considérablement minimisé l’ampleur de la catastrophe et diffusé les informations au compte-gouttes pendant trois semaines? En Espagne, alors que les premiers militaires ne sont arrivés sur place qu’il y a quelques jours (rejoignant les milliers de volontaires présents, eux, dès les premiers instants), certains réclament d’ores et déjà la création d’une commission d’enquête parlementaire…

En attendant, ce naufrage a fait l’effet d’un véritable accélérateur de particules dans les rouages européens. Dans les jours qui ont suivi le naufrage, Loyola de Palacio, la commissaire aux Transports et à l’Energie, a publié une liste de 66 navires à risques (plutôt cantonnée – jusque-là – dans une certaine discrétion): ceux-là mêmes qui auraient été interdits si les mesures adoptées après la naufrage de l’ Erika (1999) avaient été pleinement respectées.

Le week-end dernier, les ministres des Transports des Quinze ont pris d’autres mesures, largement inspirées des propositions de la commissaire espagnole. Ainsi, dès juillet de l’année prochaine, et en dépit des réticences britanniques, grecques et néerlandaises, l’Union européenne interdira la circulation des pétroliers à simple coque (comme l’était le Prestige) pour les matières les plus dangereuses. Leur bannissement définitif, quelle que soit la cargaison transportée, est prévue pour 2010, soit cinq ans plus tôt que prévu initialement. Par ailleurs, le système d’indemnisation des victimes de marées noires est renforcé. Des distances minimales de transport, par rapport aux côtes, ont notamment été instaurées. Etc. Au grand dam de Greenpeace, le système de « responsabilité pénale illimitée », voulu par l’organisation écologiste et pratiqué avec succès, semble-t-il, aux Etats-Unis, n’a pas été retenu. Globalement, la rapidité de ces réformes confirme, hélas, que rien ne vaut une catastrophe pour secouer les indolences politiques et les prétendus « blocages » techniques.

Philippe Lamotte

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