La belle bête bêlante

Pendant sept semaines, Le Vif/L’Express part à la découverte des sept plus beaux objets d’art du pays. Pour terminer la série, voici…

La cathédrale Saint-Bavon, à Gand, s’enorgueillit du somptueux retable quasi ésotérique. Placé sous bonne garde, mais dans une cage en verre qui en ternit désespérément la splendeur…

Mais qu’est-ce qu’ils f… tous là ?  » s’indigne un lycéen francophone, dont plusieurs copains distraits viennent de heurter un groupe de touristes russes, audioguides vissés sur les oreilles… Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en ce lieu l’Eglise ne souffre pas de désaffection : bien avant la haute saison, la cathédrale Saint- Bavon, à Gand, grouille déjà d’une foule effarante. Retranché dans une chapelle, où ses doigts glissent amoureusement sur les cordes de l’instrument, seul un harpiste échappe à la cohue, sourd et aveugle aux armadas de visiteurs avides de sept siècles d’histoire, d’architecture et d’art religieux. A portée de regard s’offrent, en effet, rien moins qu’une chaire de vérité XVIIIe en chêne danois et marbre de Carrare, La Descente de Croix de Rombouts, L’Entréede saint Bavon au cloître de Rubens, des stalles en acajou de Cadix, un maître-autel baroque de 18 mètres de hauteur, des chandeliers en cuivre rouge portant les armoiries d’Henri VIII et la rose des Tudor… Mais, plus que tout, on se presse ici pour Baaranek Boûy, comme l’appellent à l’instant ces Polonais nerveux, contrariés de ne pas trouver immédiatement l’emplacement du retable parmi les richesses de la cathédrale. C’est vrai, ça : où donc se cache ce Guds lam, ce Lam Gods, ce Cordero mistico conçu en 1432, chef-d’£uvre d’Hubert et Jan Van Eyck, les frères primitifs flamands qui portèrent au sommet la technique de la peinture à l’huile ?

Suivons la file des admirateurs… et le fil de la mémoire. Ceux d’au moins 40 ans se rappelleront peut-être le choc esthétique violent qui put avoir frappé, adolescents, les plus sensibles d’entre eux. Jusqu’en 1986, l’ Agneau mystique sature encore, de son immense stature, une chapelle absidiale : l’endroit est sombre et étroit, mais le sacristain d’alors compte bien y entasser les têtes blondes et, surtout, prolonger le suspense, en gardant clos les volets du retable… Qu’il déploie d’un coup les ailes grinçantes de ce papillon géant, et c’est une explosion de couleurs indescriptible qui frappe en plein c£ur et ravit pour la vie. On ne décrira jamais parfaitement un tel carambolage de sens et de sentiments. Voilà que la chapelle se parfume d’exhalaisons florales et sucrées – rose, lis, muguet, passion… -, celles des 42 plantes présentes sur le tableau, et de toutes ses incroyables verdures, de l’herbe crue de la vaste prairie ondoyante aux paysages latéraux, buissons rocailleux des saints ermites ou sols méditerranéens des saints pèlerins – pins parasols et palmiers. Des sons, aussi, se mettent à sourdre de l’orgue, de la vielle et de la bouche des anges chanteurs. Et on l’entend enfler, cette musique divine qui monte et redescend, portée par une chorale de créatures célestes dont les visages asexués révèlent, et c’est un autre miracle, qui d’entre eux tient la dominante, la basse ou la haute-contre… Et bien sûr brille l’animal central, dont la blancheur illuminée canalise depuis des siècles l’attention des contemplants – figures peintes et spectateurs de chair et d’os -, cet Agneau magnifique sacrifié mais étonnamment vaillant, dont la plaie pisse un sang interminable, emplissant d’un jet rouge et chaud le calice doré…

Cinq siècles de galère

C’était avant. Quand rien n’entravait la vue d’une pareille merveille. Avant la cage, donc, avant le portique électronique, la multitude japonaise et les brochures en finnois…  » Aujourd’hui, on atteindra facilement les 800 visiteurs !  » estime fièrement, à vue de nez, le guichetier à l’entrée de la chapelle de Villa, qui accueille l’Agneau depuis 1986. Il est là, le chéri. Prisonnier d’une vitre pare-balles aux reflets verts, autour de laquelle se cognent des flots de curieux murmurant. Et c’est une pitié, parce que les murs sont sales, les spots éblouissants, l’aération et le PC du gardien-étudiant (même pas un écran plat !) horriblement ronflants. Au bas d’un sas, du chatterton jaune fluo rafistole dieu sait quoi. Surtout, l’exiguïté du local interdit tout recul. Elle empêche le retable d’être désormais fermé et rouvert. Elle tue le trouble et le ravissement. Misère… Et pourtant, dans leur bunker, ils sont encore là : Adam qui pointe un pied hors de sa niche, Eve brandissant non pas une pomme mais un cédrat (un agrume d’Orient), Caïn, Abel et tous les autres, ces responsables de notre destin mortel, aux traits pas une seconde tourmentés mais empreints d’une paix mystique de l’âme. Ainsi commence l’histoire tragique du genre humain, racheté par le sang du Christ. Ainsi débute le récit lumineux qu’en donne l’ Agneau mystique

A gauche, Marie dans sa jeune maturité, lisant, sereine, le visage magnifique, plus radieux que le soleil. A droite, Jean-Baptiste dans sa bure en poils de chameau. Ils entourent une figure hiératique à la beauté surhumaine et à l’identité discutée : Dieu le Père ? Jésus ? Peut-être une combinaison des deux. Il y a encore tant à dire sur tout le reste : la foule nombreuse portant couvre-chefs de la planète entière, les saints, les martyrs, les évêques, les juges intègres (dont le panneau original, volé en 1934, n’a jamais reparu), sur l’arrière du retable avec ses grisailles, son lavabo tout mignon, sa vue d’une rue possiblement la Kortedagstraat gantoise, sur les distingués commanditaires de l’£uvre aux noms comiques (le notable Jodocus Vijdt et son épouse Elisabeth Borluut), sur Adam et Eve munis un temps d’un cache-sexe en peau de bête (les deux portraits remplaçants, peints au XIXe siècle par Victor Lagye, sont encore visibles dans l’église), sur qui possède l’£uvre aujourd’hui et sur qui a peint quoi, jadis… Le débat autour du tableau semble éternel, autant qu’universel (Facebook s’est doté d’un profil intitulé  » Ceux qui aiment l’ Agneau mystique de Van Eyck « ), à l’image de son destin mouvementé. Cinq siècles de galère, entre incendies, transferts, vols, ventes, découpes et désarticulations diverses. Et ce n’est pas fini.

Des scientifiques à son chevet

Parce qu’elle n’avait subi aucun entretien en profondeur depuis 1986, l’£uvre a fait l’objet, en 2008, d’un gros  » constat d’état « . Une vingtaine de spécialistes internationaux, réunis à la chapelle Vijd, se sont penchés sur son cas. Première évidence : les Juges intègres présentent d’inquiétants soulèvements de matière… Le panneau est envoyé à l’Institut royal du patrimoine artistique (Irpa), où il bénéficie, jusqu’à l’automne 2010, d’un traitement de conservation rapide. Le reste est traité sur place. Du moins ce qui peut l’être, car le lieu se prête mal à des soins intensifs…  » N’exagérons pas. Il n’y a pas d’urgence extrême. Mais disons qu’on ne doit plus attendre des années « , admet Christiane Ceulemans, directeur général ad interim de l’Irpa. En effet, les cadres originaux montrent des fissures par endroits, les parquetages du revers sont bloqués, les couches picturales superficielles s’écaillent.  » Surtout, complète Hélène Dubois, conservatrice (peinture ancienne) à l’Irpa, les soins apportés en 1951 n’ont pas pu être complets : par manque de temps, on n’a pas allégé suffisamment les vernis.  » Le panel de scientifiques s’est mis d’accord sur la nécessité d’agir : une campagne de restauration aura bien lieu, qui rendra ses teintes vives, moins jaunes, au tableau. Le gouvernement flamand financera 80 % du coût des travaux (soit 250 000 euros par an jusqu’en 2016) et la fabrique d’église, les 20 % restants. Détail singulier : il a été convenu que le retable, même en pièces détachées, ne quitterait pas Gand. Les opérations (auxquelles le public pourra assister, de loin) seront menées sur quelques morceaux à la fois, en un lieu de la ville encore à déterminer…

Après, il faudra sans doute débattre du sort de la cage en verre. La déplacer ? La moderniser ?  » C’est une question très complexe, avance Hélène Dubois. Car que veut-on privilégier : le confort de vue des visiteurs ? La sécurité du tableau ? Sa conservation ? Pour l’heure, un groupe de spécialistes planche tout spécialement sur les conditions hygrométriques qui lui conviendraient le mieux. L’ Agneau est habitué à sa cathédrale. Mais le nombre des touristes augmente, et leur présence modifie l’environnement.  »

En attendant, on est aux petits oignons pour l’ovin, et même à distance. Déjà pièce-maîtresse du Centre d’étude des primitifs flamands, l’ Agneau concentre, à l’Irpa, les experts à son chevet :  » Tout l’Institut tourne autour de lui !  » constate en riant Jana Sanyova. Cette docteure en chimie, qui bouquine constamment sur les pigments, cherche à percer le secret des liants qu’employaient les Van Eyck pour solidifier leurs coloris.  » Ajoutés à l’huile de lin, ces composants mineurs sont terriblement difficiles à identifier.  » Mais elle ne perd pas espoir. L’Irpa possède une collection de 317 échantillons prélevés depuis longtemps sur l’£uvre. Pas de quoi s’affoler : chacun de ces témoins, pas plus gros qu’un dé à coudre, contient, entre deux blocs de Plexiglas collés, un fragment de peinture de… 300 microns3 – pas même une crotte de nez de mouche de l’ Agneau. Le reste, indemne et sous bonne garde, repose à Gand. Evidemment, encore toujours, hélas, dans l’affreux pis-aller de sa glazen kooi, à côté de la boutique aux souvenirs désespérante, regorgeant de puzzles, d’aimants pour frigo, de retables articulés de toutes textures et dimensions. Vraiment, on rêverait d’un meilleur enclos pour la plus belle bête bêlante du monde.

Retrouvez l’ensemble de notre reportage photo sur www.levif.be

VALÉRIE COLIN – PHOTOS : FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA

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