L’ après-guerre en questions

Les ciels rougeoient toujours, les cendres restent fumantes et le sang n’a pas fini de couler. Mais l’Irak de Saddam Hussein appartient déjà au passé. Alors, une nouvelle fois, on aimerait croire au  » rêve oriental  » caressé par George W. Bush et ceux qui inspirent sa politique. L’Irak, débarrassé de son dictateur, embrasse la démocratie. L’embargo qui le frappe depuis douze ans est levé et le pays, libre d’exporter son pétrole à sa guise, se reconstruit à vive allure. Paix retrouvée, prospérité grandissante : la Mésopotamie nage dans le bonheur. La liberté et l’opulence font de Bagdad une ville lumière qui suscite l’envie des autres pays du Moyen-Orient et, au-delà, du monde arabo-musulman tout entier. De La Mecque à Tripoli, de Jakarta à Karachi, de Kaboul à Gaza en passant par Damas et Beyrouth, l’Islam se lève comme un seul peuple et se rend à l’évidence : les Américains ont montré le chemin, il suffit de le suivre. On n’avait rien compris, alors qu’il suffisait d’y penser. Des dictatures, brisons les chaînes ! Nous étions pauvres ? Devenons riches ! Nous vivions dans la vallée des larmes ? Sortons-en, dégustons le lait et le miel !

Voilà pour le rêve. La réalité, hélas, est un peu plus prosaïque. D’abord, la guerre n’est pas finie. A Karbala ou dans Bagdad écrasée sous les bombes, dans ces hôpitaux débordés, on soigne, on ampute, on souffre, on crie, on meurt. Combien de victimes ? Une centaine dans les rangs de la coalition anglo-saxonne, une dizaine de journalistes. Du côté irakien, on ne sait pas. Plusieurs milliers sûrement, civils et militaires confondus. Peut-être bien davantage. Il faudra plusieurs mois pour évaluer le coût humain de cette tragédie. Seule certitude, aujourd’hui bien acquise : la guerre  » courte  » et  » propre  » n’existe pas, sauf dans la propagande. Dans ce conflit où rien ne s’est vraiment passé comme prévu, des surprises sont encore possibles, et pas forcément les meilleures. Quand la guerre sera-t-elle tout à fait finie ? Quand l’effondrement du régime sera une évidence définitive dans tout le pays, quand plus aucune velléité de résistance ne subsistera, quand le sang cessera de couler en abondance, quelle qu’en soit la raison.

Alors seulement commencera l’après-guerre. Les premières urgences seront humanitaires. Il s’agit de sauver les vies qui peuvent encore l’être et de pourvoir aux besoins de première nécessité d’un pays de 24 millions d’habitants, dont les infrastructures sont en partie détruites. Il faut également y assurer la paix civile. Faire en sorte que les différentes communautés (Arabes chiites, sunnites ou chrétiens, Kurdes sunnites, Turkmènes…), aux antagonismes longtemps cadenassés dans un gant de fer, ne profitent pas de l’anarchie pour s’entre-déchirer. Que les pillages et les vengeances, personnelles ou collectives, soient endigués. Que la famine n’ajoute pas aux horreurs des combats, que les risques d’épidémies soient jugulés. En bref, que le pays, à défaut d’être heureux, redevienne viable. On le devine déjà, la tâche est immense.

Les soldats étrangers ne partiront pas. L’Irak sera occupé. Pendant combien de temps ? On ne le sait pas. A Washington et à Londres, les plus optimistes parlent en mois. D’autres évoquent une présence militaire de plusieurs années. Qui gouvernera ? Des Américains et (peut-être) des Britanniques, pilotant une vingtaine de ministères sous l’autorité d’un général à la retraite (lire p. 46). Seule certitude, là encore : un millier de fonctionnaires anglo-saxons font aujourd’hui le pied de grue au Koweït. Ils attendent l’ordre de venir prendre en main les leviers de l’administration irakienne, préalablement expurgée de ses cadres les plus compromis avec le régime de Saddam Hussein. L’objectif théorique est de ne pas s’attarder mais de passer la main, au plus vite, à une administration transitoire irakienne chargée d’organiser, ultérieurement, des élections générales. De qui serait composée cette administration et quand serait-elle installée ? Une fois encore, c’est le flou total, amplifié par de nettes divergences entre Londres et Washington et, à l’intérieur même de l’administration américaine, entre le chef de la diplomatie Colin Powell et les idéologues ultraconservateurs qui dominent la politique actuelle des Etats-Unis. On peut aussi se demander quelle légitimité serait reconnue à une administration irakienne qui tenterait de gouverner sous le parapluie des armées occidentales. Mais, là aussi, le rôle qui pourrait échoir aux Nations unies ne rallie, pour l’heure, aucun consensus.

Dans l’immédiat, c’est cependant l’occupation militaire de l’Irak qui risque de donner du fil à retordre à Washington et à Londres. Il n’est pas évident que les quelque 250 000 soldats de la coalition suffisent à maîtriser un pays 14 fois plus étendu que la Belgique et deux fois et demie plus peuplé. Beaucoup dépendra des Irakiens eux-mêmes. Leurs sentiments semblent, aujourd’hui, partagés. D’une part, le soulagement de voir venir la fin des combats et l’espoir d’avoir connu le pire après trois guerres successives et douze années d’embargo. D’autre part, comment pourraient-ils accueillir pleinement en  » libérateurs  » des militaires étrangers qui viennent de lâcher plus de 20 000 bombes sur leur pays, endeuillant des milliers de familles ? De la sourde hostilité aux actions de harcèlement, voire aux opérations terroristes, les soldats anglo-américains risquent de connaître, sous peu, le sort peu enviable de la plupart des armées d’occupation : la peur et la haine.

Cela suffira-t-il à dissuader les stratèges de Washington de pousser plus loin leur avantage en s’attaquant, demain, aux prochaines cibles de l’  » axe du mal  » et autres  » Etats voyous « , comme l’Iran et la Syrie ? On veut l’espérer.

jacques gevers

Les inconnues sont multiples mais les lendemains seront difficiles, pour les Irakiens comme pour leurs occupants. Cela devrait inciter Washington et Londres à la prudence pour la suite

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