» J’attends des banquiers une parole humble « 

Yves Delacollette, patron de Deutsche Bank Belgium (DBB), a le beau rôle : son entreprise affiche une santé insolente en pleine débâcle. A quelques mois de la quitter, le  » pourfendeur de la pensée unique  » financière, comme il se définit, décortique la crise.

Luc Coene, président du comité de pilotage sur la crise financière et vice-gouverneur de la Banque nationale de Belgique, a déclaré à nos confrères du Tijd que l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles ( NDLR : imposant d’obtenir l’aval des actionnaires sur l’accord avec BNP Paribas) était  » l’une des plus mauvaises choses qui soient arrivées à notre pays. L’Etat n’a maintenant plus d’autre choix que de laisser la banque tomber en faillite avant de ramasser les morceaux « . Qu’en pensez-vous ?

>Yves Delacollette : Je suis choqué par cette déclaration si elle a effectivement été formulée de cette manière-là. D’abord en tant que juriste de formation, parce qu’elle ne témoigne pas du respect dû à la chose jugée. Il eût été plus correct de la part de M. Coene de souhaiter que, si un cas similaire se présentait, il donne lieu à un revirement de jurisprudence. D’autant que rien ne dit que l’arrêt sera cassé par la Cour de cassation. Deuxièmement, en quoi le fait de demander aux propriétaires de l’entreprise – les actionnaires – de se prononcer sur les décisions qui engagent son avenir est-il un problème ? Cela paraît tout naturel, au contraire. Une entreprise cotée appartient à ses actionnaires. Ils partagent ses bonnes et ses mauvaises fortunes (dividendes, plus-value ou moins-value à la revente) à concurrence de leur investissement. Leur risque est limité à leur investissement de départ.

Luc Coene ajoute  » qu’en cas de « non » des actionnaires de Fortis au dernier accord en date, la Belgique ne pourrait pas soutenir un stand alone de Fortis alors que deux autres banques systémiques ( NDLR : Dexia et KBC) méritent tout autant l’attention dans le pays « .

>Si le gouvernement n’oppose pas un démenti formel à ces propos, la population peut en tirer la conclusion qu’elles ne seront pas soutenues et tomberont en faillite. J’espère que ce démenti viendra vite et sera ferme.De l’autre côté de l’ Atlantique, l’administration Obama doit également rassurer dès que possible la population, car les rumeurs affirmant que les grandes banques des Etats-Unis ne vont pas honorer leurs dettes se multiplient. Si on n’y met pas fin au plus vite, on risque de voir les clients retirer en masse leurs avoirs. Une catastrophe, ce serait la crédibilité des Etats qui finirait par être atteinte.

Votre pronostic sur l’évolution de la crise ?

>Je déteste jouer les oiseaux de mauvais augure, mais le FMI et l’expert Nouriel Roubini (qui avait prévu la crise dès 2005) assurent que, malgré l’énorme montant de créances bancaires déjà amorties (plus de 1 000 milliards de dollars), on n’a fait que la moitié, voire un tiers, du chemin. Beaucoup de dépréciations d’actifs restent à venir, notamment parce que la crise financière a contaminé le reste de l’économie. Le Financial Times décrivait récemment le mécanisme qui s’enclenche déjà aux Etats-Unis : plus de chômeurs, une baisse des revenus de la population, cela signifie qu’encore plus d’emprunteurs seront incapables d’honorer leurs dettes. Par exemple, pour les emprunts hypothécaires (pas les subprimes, mais les emprunts qui n’étaient à l’origine pas  » à risque  » pour la banque) et les cartes de crédit. Cela représenterait 3,5 % du portefeuille de crédits des banques, et ce serait proportionnellement plus que pendant la Grande Dépression – même s’il faut relativiser ces parallèles entre des époques très différentes. Dans tous les cas, cela révèle une crise extraordinairement profonde et durable. Déjà 50 000 milliards de dollars ont été détruits en Bourse de par le monde.

Que devrait faire l’industrie financière ?

>Elle se grandirait d’abord en reconnaissant qu’elle a conduit le véhicule dans le fossé. Aujourd’hui, elle s’auto-absout en répétant que  » tout le monde faisait ça  » ! J’attends une parole humble. Cela dit, qui a laissé s’installer ces  » banques-casinos « , selon l’expression de Nicolas Sarkozy ? Les régulateurs, les gouvernements, le pouvoir législatif. Il faut renforcer les instances et les mécanismes de contrôle partout, avec une centralisation au moins européenne. Aujourd’hui, un banquier peut choisir son régulateur, comme un automobiliste pourrait choisir son gendarme ! Par exemple, si je voulais échapper à la CBFA (Commission bancaire, financière et des assurances, instance de régulation de ces secteurs en Belgique), il me suffirait de loger mes activités dans une succursale de la Deutsche Bank, au lieu de la Deutsche Bank SA qui est de droit belge. Je ne répondrais alors qu’au régulateur allemand, le BaFin. Précision : je ne remets pas en cause la compétence des personnes – au contraire -, mais le cadre défini pour leur action, et les moyens mis à leur disposition qui doivent être élargis. Il y a des manquements dans la réglementation et cela contribue à un climat d’insécurité. Exemple : nos publicités ont été approuvées, avant diffusion, par la CBFA. Deux ans après la campagne, l’Inspection économique nous a signalé qu’elle les trouvait  » trompeuses  » !

Comment parvenir à changer les mentalités pour que les dérives ne recommencent pas ?

>Il faut arrêter la dictature du profit à court terme pour les actionnaires, cesser d’avoir l’£il rivé sur les résultats trimestriels. Les priorités d’une entreprise doivent être, dans l’ordre, le client, le personnel, les actionnaires, et puis la société en général. Sinon, tout part à la dérive. Et, par exemple, beaucoup de banquiers préfèrent vendre à leurs clients les produits qui rapportent le plus à l’établissement, donc aux actionnaires. Pas ceux qui conviennent le mieux aux besoins dudit client… Il est nécessaire de réinventer la chaîne de valeur ajoutée, comme nous l’avons fait. Nous ne sommes pas parfaits, mais quand nous commettons des erreurs, nous les réparons.

La situation belge présente-t-elle des particularités ?

>Le secteur financier de la Belgique était hypertrophié : il pesait l’équivalent de six fois son PIB ! La Deutsche Bank AG, pourtant un mastodonte, ne représente  » que  » 80 % du PIB allemand. Fortis a représenté trois fois, puis plus récemment deux fois, le PIB belge. Seules la Suisse et l’Islande sont plus exposées.

La nationalisation des banques est-elle une bonne idée ?

>Les Etats doivent empêcher le système financier de s’écrouler. Eux seuls peuvent le faire. Sinon, cela peut être aussi destructeur que commencer une guerre nucléaire. La Suède a résolu sa crise bancaire du début des années 1990 par la nationalisation temporaire. Une fois la situation redressée, l’Etat a revendu au privé, en réalisant des bénéfices honorables. L’autre scénario : les Etats prêtent aux banques et garantissent leurs dettes sans entrer dans leur capital de manière dilutive pour l’actionnaire, et on crée une  » bad bank  » regroupant les actifs toxiques. Sans en être sûr, le premier scénario pourrait coûter moins cher à l’Etat, même si je n’anticipe pas un aussi beau happy end qu’en Suède. Cela dit, les autres banques, par exemple régionales, seront fragilisées, par contrecoup, si les pouvoirs publics nationalisent les grands établissements. Pourtant, ces banques locales sont généralement plus saines !

Vous-même, dirigeriez-vous une banque nationalisée ?

>Oui, mais à mes conditions. D’abord, que mon salaire de base soit celui d’un fonctionnaire. Ensuite, que je dispose d’une vraie autonomie d’action, donc pas de coups de fil de tel député ou tel président de parti pour me demander de financer telle entreprise de sa province ! Je présenterais un projet industriel et demanderais à être évalué et, le cas échéant, augmenté, en fonction de la satisfaction des clients et du personnel. Cette rémunération variable – liée aux résultats – devrait être transparente et publique.

Le  » bateau  » DBB est solide, mais vous avez annoncé, voici plusieurs années, votre volonté de le quitter. La date de votre départ est fixée au 31 juillet prochain. La crise ne vous fera-t-elle pas reculer cette date ?

> J’ai interrogé ma conscience, c’est vrai. Mais je n’ai aucune inquiétude pour le groupe et pour DBB. Nous avons réinventé le métier, et notre modèle d’affaires a prouvé sa solidité et sa pérennité. Je fais toute confiance à mon équipe pour continuer dans cette voie. C’est une décision très ancienne. Je ne sais d’ailleurs pas encore ce que je ferai, j’ai besoin de quelques semaines de voile en famille, sans BlackBerry, pour y réfléchir !

Qui sera votre successeur ?

>Le processus de désignation n’est pas encore terminé. Il est donc prématuré de citer un nom. Mais la recommandation que j’ai émise sera sans doute suivie par la maison mère. Nous allons, dans tous les cas, privilégier la continuité. l

Propos recueillis par Ariane Petit

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