[EXTRAITS]

 » Le jour J [27 mars 1917] arriva. Lénine et ses compagnons de voyage se rendirent de l’hôtel Zähringerhof à la gare de Zurich d’où ils prirent le train pour Schaffhouse, côté suisse. Le train allemand les y attendait déjà. [à] Les étapes du voyage avaient été soigneusement préparées. Les deux officiers allemands devaient rester à l’arrière du wagon, en deçà d’une frontière tracée à la craie entre les territoires  » allemand  » et  » russe « . Trois des portières avaient été scellées ; la quatrième, tout près du compartiment où dormaient les officiers, n’était pas verrouillée. Les passagers n’étaient donc pas vraiment coupés du monde et le fameux  » train scellé  » n’en était pas un à proprement parler : il leur arriva en effet de parler à d’autres personnes montées à bord en cours de route. [à] Lénine, qui n’était jamais très calme et détendu, même quand tout allait bien, fut agacé par le comportement de ses compagnons de voyage. Nadia et lui s’étaient laissé convaincre de prendre un compartiment séparé pour qu’il puisse écrire en paix, mais celui d’à côté était occupé par Radek [NDLR : bolchevique de la première heure, expert en questions internationales, victime des purges de 1937, il sera battu à mort par des codétenus dans un pénitencier de l’Oural], Grigori Safarov [militant bolchevique, il jouera un rôle dans la naissance du PC turc] et sa jeune épouse, Olga Ravitch et Inessa Armand [cette Française élevée à Moscou dans une famille bourgeoise, militante de choc, eut une liaison avec Lénine ; elle mourut du choléra en 1920, à 46 ans] ; tous les cinq faisaient un chahut d’enfer. Quand ils ne chantaient pas à tue-tête, c’était pour rire aux blagues de Radek.

Episode folklorique

A bout de nerfs, Lénine fit irruption dans leur compartiment à une heure tardive et s’en prit à Olga. Ce fut le premier cas d’injustice flagrante de la part des révolutionnaires bolcheviques de 1917 : le véritable fauteur de troubles n’était pas Olga Ravitch, mais Radek. Lénine pouvait toutefois se permettre davantage de libertés avec cette jeune femme sans aucun poids politique. Quant à Inessa, il valait mieux éviter de s’en prendre à elle et de faire resurgir du même coup des émotions profondément enfouies. Lénine n’en avait pas moins dépassé les bornes et, devant la réaction des occupants du compartiment, qui prirent tous la défense de la jeune femme, il dut battre en retraite. Il n’était pas question pour lui, cependant, de céder du terrain sur l’utilisation des toilettes. En effet, par égard pour leurs compagnons non fumeurs, Radek et les autres tabagiques évitaient d’allumer une cigarette dans leur compartiment et se rendaient dans les toilettes pour fumer. Une longue queue se formait par conséquent dans le couloir, et bien sûr, pour dire les choses avec délicatesse, il en résultait un inconfort physique des plus désagréables.

Lénine prit donc l’initiative d’organiser un système de rationnement pour l’accès aux toilettes. Il prit des morceaux de papier, dans lesquels il découpa deux sortes de tickets qu’il délivrait lui-même : l’un correspondait à un usage normal des lieux d’aisance et l’autre permettait de s’y rendre pour tirer discrètement quelques bouffées. Cette mesure obligea les fumeurs à limiter leur consommation et, très vite, le calme revint dans la file d’attente. De cet épisode anodin et assez folklorique, on peut dire sans exagérer qu’il reflétait les principes opératoires de Lénine. Le chef des bolcheviques croyait en effet que l’organisation socialiste de la société requérait avant tout un système centralisé pour évaluer les besoins, distribuer des produits et services et réglementer leur mise en £uvre. Après la révolution d’Octobre, il alla plus loin et interdit carrément les activités qu’il désapprouvait. Mais durant la traversée de l’Allemagne, il se retint. Les fumeurs pouvaient donner libre cours à leur penchant, du moment qu’ils en contrôlaient la fréquence et se limitaient aux toilettes. L’autre trait marquant de cet épisode est la façon dont Lénine distribuait les ordres. Radek attira l’attention sur ce point, prétendant y voir la preuve que le bolchevique était parfaitement capable d' » assumer la direction du gouvernement révolutionnaire « . [à]

La traversée [vers la Suède] fut difficile, avec une mer agitée, et la plupart des passagers russes souffrirent d’un mal de mer assez violent. Selon Radek et Zinoviev [compagnon de la première heure de Lénine, auquel il s’opposera souvent, il sera exécuté sur ordre de Staline en 1936], seuls trois d’entre eux – Lénine et eux-mêmes – parvinrent à se retenir de vomir. [à]

Une première reconnaissance officielle

A leur arrivée à Trelleborg, Hanetski offrit un banquet en leur honneur. Les nouveaux arrivés se jetèrent sur les plats, à l’exception de Lénine, très occupé à questionner Hanetski sur la situation en Russie. Le lendemain, les voyageurs prirent le train pour Stockholm, où un excellent accueil leur fut encore réservé. Pour la première fois de sa carrière, Lénine jouissait d’une reconnaissance officielle auprès de responsables politiques étrangers. Le maire de Stockholm, Karl Lindhagen, organisa un déjeuner en leur honneur ; le journal Politiken publia un article sur ces émigrés qui rentraient au pays – et pour la première fois parut une photographie de Lénine.

Ce bref intermède suédois marqua une étape dans la montée en puissance du parti bolchevique. Radek comprit que les circonstances exigeaient désormais que Lénine fût correctement habillé, ce qu’il exprima avec sa causticité habituelle :  » Probablement était-ce l’apparence convenable de nos impassibles camarades suédois qui suscitait en nous un ardent désir de voir Ilitch ressembler à un être humain. Nous parvînmes au moins à obtenir de lui qu’il s’achète de nouvelles chaussures. Il avait fait tout le voyage avec des chaussures de haute montagne auxquelles étaient fixés d’énormes crampons. Nous lui avons fait remarquer que, s’il avait eu l’intention de ruiner les trottoirs des rues répugnantes des villes de la Suisse bourgeoise, sa conscience devait maintenant l’empêcher de se promener dans Petrograd avec aux pieds des instruments aussi barbares, car peut-être la ville ne comptait-elle plus aucun trottoir, de toute façon, à l’heure qu’il était. « 

D’un pas énergique, ils emmenèrent donc leur chef dans un grand magasin pour lui acheter des vêtements. Ainsi rhabillé des pieds à la tête, il leur parut convenablement paré pour mener de front la lutte contre le gouvernement provisoire. [Le train arriva le 3 avril 1917 un peu avant minuit à la gare de Finlande, au c£ur de Petrograd.] « 

Copyright © Perrin

 » Lénine n’était jamais très calme et détendu, même quand tout allait bien « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire