En quête de dignité

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Lucas Belvaux s’inspire d’un fait divers liégeois pour une Raison du plus faible entre polar  » noir  » et douloureux constat social

Ici, on ne rêve pas !  » Les mots tombent, d’un coup, durement, figeant le sourire complice qui, jusque-là, pouvait éclairer le visage du spectateur devant une scène de bistrot cruciale et haute en couleur, où il est question de trouver l’argent nécessaire à l’achat d’une mobylette, en jouant au Lotto, par exemple. Moment fort d’un film qui en contient de nombreux autres, cette séquence de La Raison du plus faible exprime bien le propos d’un Lucas Belvaux (1) soucieux de justesse humaine et de réalisme social. Le réalisateur belge de la Trilogie ( Un couple épatant, Cavale, Après la vie) qui le révéla pleinement voici quatre ans s’est inspiré en partie, pour son nouveau film, d’un fait divers ayant défrayé la chronique à Liège quand un homme soupçonné de braquage et encerclé dans une tour du quartier de Droixhe jeta dans le vide des tas de billets de banque avant de se faire abattre par les forces de l’ordre. Conscient de la force de cette image, Belvaux transposa l’histoire du  » casse  » fatal du milieu du grand banditisme vers celui de chômeurs ayant un jour la mauvaise idée de tenter un hold-up que leur amateurisme condamne d’avance à l’échec.

Un mélange détonant

Le cinéaste ne cache pas la noirceur du constat opéré par son film, celui  » d’une société de moins en moins solidaire et de plus en plus contradictoire, où l’on demande aux laissés-pour-compte de se débrouiller eux-mêmes sans leur en donner le moins du monde les moyens, ce qui poussera certains – comme ceux de La Raison du plus faible – à dériver vers des actes (deals, vols, braquage) qu’ils n’auraient normalement jamais envisagé de commettre…  » Patrick, Robert et Jean-Pierre sont de ces chômeurs survivant dans une précarité qui les mine. Ils ont travaillé dur, ont été licenciés, victimes de restructurations dans l’industrie locale, mais ne passent pas leur temps à se plaindre. Lorsque l’urgence de pouvoir acheter un nouveau vélomoteur à l’épouse de Patrick, dont l’emploi fait vivre les siens, se heurtera au mur de l’absence d’argent, l’idée viendra aux deux autres de s’emparer du produit de la vente d’éléments de l’usine où ils trimaient, une somme à laquelle ils estiment avoir un peu droit. Ils tenteront d’entraîner dans leur projet un ex-braqueur (joué par Belvaux lui-même) sorti de prison et soucieux de se tenir à carreau…

Entre cinéma social et film  » noir  » façon années 1950, La Raison du plus faible offre un mélange détonant, captivant, riche aussi du contraste entre une réalisation sobre, voire austère, et la présence extraordinaire de comédiens aussi connus sur les planches que négligés jusqu’ici par le cinéma comme Patrick Descamps (Jean-Pierre) et Claude Semal (Marc).

 » Les personnages de mon film se rendent compte qu’ils ont une image d’eux-mêmes dégradée, commente Lucas Belvaux, et ils en viennent à ne plus pouvoir le supporter. Le geste insensé qu’ils vont poser sera la façon instinctive, spontanée, de la restaurer. Leur basculement répond au basculement qu’a connu la façon de voir le travail, et l’humanité. Pendant un siècle et demi, l’homme et le travail se confondaient, le premier n’ayant de valeur qu’à travers le second. Il y avait en même temps une glorification du travailleur, comme le montre par exemple la statuaire de Constantin Meunier ou – moins élégamment – la statuaire soviétique. Et puis, à l’intérieur même de la classe ouvrière, le travail était identifié à la liberté, à la dignité… Alors, ceux qui ont perdu leur travail d’un coup ont eu l’impression de tout perdre et de ne plus exister. Et on a vu se multiplier non les révoltes contre les patrons, mais des violences contre soi-même tels l’alcoolisme, la prise de médicaments, les brutalités intrafamiliales, le suicide. La Raison du plus faible raconte la prise de conscience de quelques individus, l’émergence maladroite mais sincère d’un désir de regagner une certaine dignité.  »

Solidarités évanouies

 » Si vous considérez 80 % des faits divers, vous verrez qu’ils sont déclenchés par une goutte d’eau faisant déborder le vase, un micro-événement qui s’ajoute à un trop-plein de frustrations accumulées. On tue ainsi beaucoup  » pour rien « . Dans mon film, des hommes vont faire un casse pour acheter une mobylette, comme dans Bread and Roses, de Ken Loach, c’était l’achat d’une robe de communiante qui faisait déclic… « , poursuit Belvaux, qui ne cite pas par hasard un confrère britannique avec lequel il partage une immense nostalgie des solidarités populaires évanouies.

Une autre évidente parenté relie La Raison du plus faible au film  » noir  » des années 1950, dont le cinéaste nous rappelle  » à quel point, sous le couvert des codes du genre, la société s’y voyait dévoilée dans ses tréfonds les moins flatteurs « .  » Dans le film  » noir « , l’intrigue policière est toujours un leurre, destiné à déjouer une censure ou l’air du temps, remarque Lucas Belvaux. Les réalisateurs de l’époque du code Hays (2) ou du maccarthysme s’en servaient pour en fait parler de choses qui ne pouvaient être abordées frontalement. Aujourd’hui, de manière différente mais néanmoins comparable, ce type de leurre peut permettre de s’adresser à un plus large public, de faciliter aussi la recherche d’un financement.  »

C’est donc un peu dans un esprit de contrebandier engagé que le cinéaste belge a conçu et tourné une Raison du plus faible qu’il entend présenter  » comme le porte-voix de ceux et celles que l’on ne veut plus entendre, sinon lors d’un fait divers ou d’une fermeture d’usine, en tout cas toujours dans un moment de crise. J’ai voulu montrer ces gens également avant la crise, pas tellement loin du bonheur peut-être, dans un quotidien qu’on ne voit jamais, loin des larmes, des cris et de la compassion qui accompagne tout regard posé sur eux d’ordinaire. Avec, en guise de fatum pesant sur leurs vies, la société et son discours dominant qui nous fait accepter aujourd’hui, par exemple, qu’on puisse avoir un travail et ne pas gagner pourtant de quoi sortir de la misère…  »

(1) Lucas est le frère de Rémy Belvaux, coréalisateur de C’est arrivé près de chez vous en 1992 et décédé la semaine dernière.

(2) Le code d’éthique (en fait, d’autocensure) mis au point par l’industrie américaine du cinéma en 1930. Appliqué à partir de 1934, il ne sera abandonné qu’en 1966.

Louis Danvers

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