Dostoïevski en skateboard

Louis Danvers Journaliste cinéma

Gus Van Sant poursuit son exploration de l’univers adolescent dans un Paranoid Park poétique et intense, sans doute un de ses plus beaux films.

La mort du gardien, Alex n’en est pas directement responsable. Il ne voulait qu’échapper à l’agent de sécurité. Mais, quand il a repoussé ce dernier, c’est sous les roues d’un train que l’homme s’est retrouvé. Horrifié par cette issue, hanté par un sentiment de culpabilité, l’adolescent va garder le silence sur les événements tragiques d’une soirée imprudente, passée aux abords de ce Paranoid Park mal famé, que fréquentent les skaters les plus  » hard  » de la ville et où il s’est retrouvé en mauvaise compagnie…

Quand il a lu le livre de Blake Nelson, Gus Van Sant y a vu tout à la fois l’occasion de tourner dans sa propre ville de Portland (Oregon), et d’y traiter un sujet prolongeant les thèmes de son film Elephant (Palme d’or à Cannes en 2003). Depuis Gerry, réalisé en 2002, et où des amis se perdaient dans le désert, le cinéaste américain filme comme en apesanteur des sujets confrontant la jeunesse à l’incommunicabilité et, surtout, à la mort. Une tuerie dans un lycée pour Elephant, le suicide de l’icône d’une génération, Kurt Cobain, dans Last Days, et, aujourd’hui, le  » crime  » involontaire d’un garçon de 16 ans lui ont apporté une matière aussi douloureuse que complexe et fascinante, dont son art de plus en plus libre et affranchi des conventions tire un parti superbe.

Les figures de skateboard (le sport préféré du jeune protagoniste du film) permettent notamment à Van Sant de développer une poétique de l’envol et du retour à terre, de l’élévation et du poids existentiel, dont les tensions traversent le film avec un effet singulier. Le réalisateur a utilisé le super-8 pour capter de manière saisissante les évolutions des skaters, dans un Paranoid Park par ailleurs tourné en 35 mm. Le mélange des formats et des grains offre une texture où s’inscrit à merveille le cheminement physique et moral du jeune Alex.

Le terrain de skate mythique où se déroule en partie le film est en fait situé dans le Burnside Park. Un Paranoid Park existe bel et bien à Portland, mais c’est un parc fréquenté par les drogués. Blake Nelson, l’auteur du roman, a utilisé le nom pour ses évidentes références à la situation vécue par son héros. Pour son scénario, Van Sant a fait éclater la structure très linéaire du livre, pour aller vers un jeu entre passé, présent et futur, idée dont Elephant avait déjà fait son miel et dont des ralentis dilatant le temps renforcent le pouvoir captivant.  » Chaque film offre au départ une quantité presque infinie de possibilités, commente le cinéaste, et j’aime conserver un maximum de ce potentiel sauvage tout en avançant dans le travail. La forme que va prendre le film naît peu à peu, moins de réflexions intellectuelles que d’un processus organique dont moi-même et le directeur de la photographie devons être les capteurs et les traducteurs…  »

Le chef opérateur de Paranoid Park est Christopher Doyle, ce Britannique amoureux de Hongkong et dont l’apport au cinéma de Wong Kar-wai fut et reste décisif. Doyle définit avec humour le film comme  » Dostoïevski sur des roulettes « .  » Avec Christopher, explique Gus Van Sant, nous avons d’abord regardé les lieux, patiemment, pour qu’ils nous soufflent d’eux-mêmes la manière de les cadrer, de les filmer, par exemple en portant directement la caméra, ou en la plaçant sur un trépied mais au bord du déséquilibre, avec une certaine instabilité. Parfois, nous n’étions pas sur la même longueur d’onde, mais il travaille de manière très fluide et nous finissions par nous accorder. Il a tendance à fignoler, tandis que moi je ne veux plus rien changer quand une image m’apparaît comme évidente. L’accent mis sur les rapports entre clarté et obscurité vient de lui, c’est une touche à laquelle je n’étais pas habitué. Pour ma part, je l’ai poussé vers l’acceptation que la caméra perçoit souvent des choses que nous n’avions pas l’intention de saisir, et qu’il faut accepter ces  » accidents » avec gratitude, sans céder à la tentation de les corriger. Au bout d’un moment, nous en sommes venus à ne plus regarder dans le viseur de la caméra. Il aurait fallu carrément éteindre tous les viseurs et aussi tous les moniteurs, pour se débarrasser totalement du processus conscient de composition de chaque plan. Mais nous ne sommes pas allés jusqu’à cette extrémité…  »

Singulière émotion et profonde beauté

Si Gus Van Sant n’a finalement pas poussé à son extrême absolu sa  » philosophie de tournage accueillante au hasard « , Paranoid Park n’en respire pas moins une liberté de style peu banale, et qui accompagne idéalement un propos ouvert, échappant aux clichés habituels relatifs à l’adolescence. A l’opposé d’un Larry Clark ( Kids, Ken Park), dont les films sur la jeunesse et sa sexualité ont presque toujours quelque chose d’un peu louche, façon vieux pervers projetant ses fantasmes, le cinéaste de Portland filme à hauteur de personnages, comme s’il avait gardé, à 55 ans, l’ado qu’il fut dans sa tête et dans son regard. Le naturel obtenu de ses jeunes interprètes, Gabe Nevins en tête, est le fruit d’une direction d’acteurs (amateurs) attentive et respectueuse.

 » Je travaille à l’intuition, conclut Van Sant, en utilisant souvent la musique comme vecteur de ce que je désire obtenir, en prenant toujours soin de ne pas trop en dire pour laisser tous ceux qui s’impliquent dans le film en état de liberté, sans autre inhibition que celles dont ils peuvent être porteurs eux-mêmes.  » Une méthode qui fait, une fois de plus, ses preuves dans un film d’une singulière émotion et d’une profonde beauté.

Louis Danvers

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