D’Ans à Chypre, l’immobilier mobilise un trio d’amis

Le juge d’instruction liégeois Philippe Richard s’intéresse à des investissements immobiliers réalisés à Ans et à Chypre. Le Vif/L’Express lève un coin du voile sur l’association atypique de l’entrepreneur ansois Gaetano Lana, de l’homme d’affaires bruxellois Dominique Janne et de Stéphane Moreau, directeur général de Tecteo.

Très discret à Ans, inconnu dans le monde politique, Gaetano Lana, 50 ans, se présente comme un ami de Stéphane Moreau, 49 ans. Il est né à Favara, en Sicile, et n’a pas de casier judiciaire. En 2003, sa société, la SPRL Terras Construct Maçonneries & Bétons armés, a fait faillite. Aujourd’hui, il possède la brasserie Caffe Pino, au shopping de Rocourt, ainsi qu’un siège assez imposant au bout de la rue des Technologies, dans le parc d’activités d’Alleur (Ans). C’est à cette adresse que sont établies ses sociétés anonymes : BDW, Burodime, G.L. Construction et GL. Immo Group. Les bureaux de Gaetano Lana ont été perquisitionnés par la PJF de Liège dans le cadre de l’instruction Tecteo menée par le juge Philippe Richard depuis 2008. Ce que les enquêteurs y ont découvert, ainsi qu’au siège de Tecteo, a permis de préciser les contours d’une association (très) temporaire Lana-Moreau. Le Vif/L’Express a eu accès à des documents qui ne prétendent pas dire la vérité judiciaire, mais qui permettent de comprendre pourquoi la justice s’est posée des questions.

Le 16 mai 2007, Gaetano Lana et Stéphane Moreau créent la société anonyme GLM Invest. A cette époque, Moreau est déjà directeur général du groupe Tecteo et échevin socialiste des Finances, des Affaires économiques et de l’Urbanisme de la commune d’Ans. Gaetano Lana est désigné président et administrateur délégué de GLM Invest, qui a notamment pour objet social la prise de participation dans toute société et l’accomplissement d’opérations immobilières. Le capital de 62 000 euros est divisé en 620 parts sociales. Elles ont été libérées, moitié par Lana (en liquide), moitié par Moreau, l’argent étant déposé provisoirement sur le compte de la société en formation. Le 25 mai, cet argent est transféré sur le compte définitif Fortis de GLM Invest (001-5225112-89). Mais, un jour après la création de GLM Invest, soit le 17 mai, Stéphane Moreau donne sa démission, abandonnant son mandat d’administrateur à l’épouse de son associé, Ivana Mancuso. Le 11 juin 2008, la GLM Invest devient la SA BDW. Le livre des actionnaires ne reprend pas la démission de Stéphane Moreau, mais des documents semblent démontrer que le transfert de ses parts vers Ivana Mancuso a eu lieu entre les assemblées générales ordinaires de juin 2009 et juin 2010.

Le financement de BDW

Conformément à son objet social, BDW a acheté des terrains qu’une autre société de Gaetano Lana, G.L. Construction, va s’employer à bâtir. Un projet sort de terre à la rue de Fêchereux, à Ans (Xhendremael) : il s’agit d’un ensemble de 34 appartements, 25 garages et 35 caves. Le permis d’urbanisme a été délivré régulièrement. Ce jour-là, le bourgmestre, Stéphane Moreau, était absent du conseil communal. Les deux autres projets de BDW, rue des Cultivateurs (14 appartements, 14 garages et 14 caves) et rue d’Othée, au lieu-dit Haut-Douy (35 appartements et 10 maisons), n’ont pas encore été lancés.

Comment BDW a-t-elle financé ces opérations ? Les premiers terrains achetés ne coûtaient pas cher. Ensuite, il a fallu faire appel à des crédits bancaires de type straight loans, des avances de trésorerie à court terme pour les entreprises. Vingt-quatre crédits ont été accordés à BDW entre février 2008 et avril 2012, pour des montants allant de 195 000 à 445 000 euros. Gaetano Lana et Stéphane Moreau ont également apporté leur écot sous la forme d’avances. Entre 2008 et 2011, Lana a provisionné le compte Fortis (rubrique  » compte courant associés « ) de BDW de 41 000 euros en quatre versements. Seulement 10 000 euros lui auraient été remboursés. En décembre 2008 et décembre 2009, Stéphane Moreau a lui aussi injecté de l’argent dans BDW, deux fois la somme de 20 000 euros sous le même intitulé  » compte courant associés « . Au moment des perquisitions de fin 2010, son compte courant était toujours débiteur de 40 000 euros. Depuis, il a  » revendu ces participations pour le prix initial, avant le démarrage concret du moindre projet « , nous a-t-il déclaré, la veille du bouclage du Vif/L’Express, le 17 mars, en réponse à une question posée le 24 février (lire en page 53).

BDW a bénéficié d’autres apports de fonds que ceux de ses fondateurs. A plusieurs reprises, Burodime, autre société de Lana, lui a prêté de l’argent. Le versement de 250 000 euros, le 23 mai 2011, libellé  » prêt associé « , semble faire de Burodime l’actionnaire de BDW. Un projet de convention datant de novembre 2011 prévoyait la cession des 310 parts de Gaetano Lana à Burodime pour un montant de 225 000 euros, un prix bien supérieur à la mise initiale du Belgo-Liégeois dans GLM Invest-BDW. Pour cela, il a fallu un peu d’argent pour amorcer la pompe, et qu’ensuite, les projets immobiliers prennent forme.

L’épisode Lana-Moreau était intrigant pour les enquêteurs. Pourquoi Moreau s’est-il retiré si vite de la société GLM Invest dont il avait accepté d’être l’actionnaire ? Avait-il été remboursé de ses avances ? Il n’a pas été entendu par la justice sur cet aspect de l’enquête Tecteo. Par hypothèse, il pourrait s’agir d’une affaire strictement privée. Comme n’importe quel citoyen, Stéphane Moreau fait ce qu’il veut de son argent et s’associe, ou ne s’associe pas, avec qui il veut. Mais, en prêtant de l’argent à la société de Gaetano Lana, il a pu donner l’impression de soutenir des opérations immobilières dans la commune dont il était alors l’échevin de l’Urbanisme, une compétence qu’il a conservée quand il est devenu bourgmestre. Il s’en défend avec énergie.

200 logements sociaux à Nicosie

Le pas de deux de Gaetano Lana et de Stéphane Moreau ne s’est pas arrêté là. En perquisitionnant les bureaux de Lana, les enquêteurs ont découvert un projet de convention d’actionnaires rédigé en anglais et daté du 6 avril 2010. Celle-ci portait sur l’association des sociétés Domega (appelée Investor) et Karalim and Co (Constructor) en vue de construire 200 logements sociaux de 85 mètres carrés chacun, rue Belediye Konutlari, dans le quartier Haspolat situé dans la partie turque de Nicosie, la capitale de Chypre. Donc, hors Union européenne. Le nord de l’île est, en effet, occupé par la Turquie depuis 1974. C’est un endroit réputé pour être un paradis fiscal.

Le donneur d’ordre de ce projet était la municipalité turque de Nicosie. C’est elle qui a payé les études préalables et l’architecte. Il était prévu qu’au bout de quatorze ans, les locataires puissent devenir propriétaires de leur logement. Derrière la société de droit chypriote Domega, on devait trouver, d’un côté, Mehmet Karalim, un homme d’affaires chypriote qui a apporté un million d’euros via sa société Karalim and Co, et, de l’autre, Gaetano Lana, Stéphane Moreau et Dominique Janne. Ces derniers étaient censés apporter également un million d’euros via Novo Belgium Holding, dont l’administrateur délégué est Dominique Janne. En réalité, d’après les actes officiels de la société Domega, à Nicosie, que Stéphane Moreau a fait parvenir au Vif/L’Express le 17 mars, jour du bouclage, son nom, à la date du 24 mars 2010, n’apparaît pas à côté de ceux de Mehmet Karalim, Dominique Janne et Gaetano Lana.

Aux manettes de l’  » opération Cyprus  » se trouvait, en revanche, Dominique Janne, le dynamique homme d’affaires bruxellois, 57 ans qui s’est fait connaître comme producteur de cinéma, notamment avec son acteur fétiche et ami Benoît Poelvoorde (Podium, Le Roi danse…). Il a investi une partie de son importante fortune personnelle dans l’immobilier bruxellois via son holding Novo Belgium, dont le siège se trouve à la place Flagey (Ixelles). Il y possède plusieurs immeubles, dont le Café Belga.

A la différence de Gaetano Lana, Dominique Janne n’est pas un inconnu à Tecteo. C’est lui qui, en 2006, a plaidé pour convaincre Elio Di Rupo, alors ministre-président du gouvernement wallon, d’appuyer le rachat des câblodistributeurs wallons par Brutélé et Tecteo. Trois ans plus tard, il a été engagé comme directeur stratégique de Voo (la marque triple play de Tecteo), par Stéphane Moreau, l’artisan de la montée en puissance de l’intercommunale liégeoise. Selon la presse de l’époque, Janne a dû renoncer à sa fonction en raison de son tempérament explosif. Après une longue absence, il vient de faire sa réapparition dans les bureaux de la rue Louvrex, à Liège. Son nom a été ajouté à l’organigramme byzantin qui couvre un mur de la salle du comité exécutif de l’intercommunale, à la rubrique New Business Development.

L’homme d’affaires bruxellois n’a jamais cessé d’être rémunéré par Tecteo. Aux termes d’une convention datée du 22 janvier 2010, Tecteo s’est engagée à verser à la SPRL Babel Recording, elle-même représentée par Novo Belgium Holding, des honoraires mensuels de 15 000 euros hors TVA et hors frais. A charge pour Babel de  » participer à et de favoriser la diversification des activités de Tecteo au niveau de ses 4 secteurs  » (NDLR : Resa, Voo, Tecteo Invest, Tecteo Energy), cette mission étant assortie d’  » une obligation de moyens et non de résultats « . Excessif ? C’est de l’ordre de ce que touchent d’autres directeurs de Tecteo engagés sous contrat de consultance.

Divers documents saisis indiquent une volonté d’associer Janne, Moreau et Lana dans l’opération immobilière de Nicosie. Un courrier électronique du 1er avril 2010 annonce ainsi à Moreau et Lana la répartition des rôles entre Domega et Karalim. Le contrat aurait été validé le 6 avril. La convention d’actionnaires du 17 avril récapitule plusieurs points.  » Le capital social de Domega est de 50 000 dollars « ,  » Novo Belgium Holding transfère 1 000 000 d’euros vers Domega : 25 000 dollars pour constituer la moitié du capital social, le solde à titre de prêt « ,  » Lana et Moreau s’engagent à verser tout de suite la somme de 8 333 dollars à Novo Belgium Holding (25 000 dollars à diviser par trois), ce qui constitue leur prise de participation dans Domega « ,  » Le point 9 de la convention stipule que les trois signataires se partageront le bénéfice de leurs parts « , etc.

Le 3 juin 2011, un mail envoyé par Dominique Janne à Gaetano Lana et Stéphane Moreau détaille les coûts de la construction et demande le remboursement des fonds que Nova Belgium Holding a transférés à Domega.  » Bonjour les amis, Je vous joins ci-dessous une synthèse de l’opération Cyprus. A ce jour, les transferts de Novo SA vers Domega sont de 1 259 000 euros. L’appel de fonds associés est donc de 1 259 000 euros /3= 419 666, 67 euros. Merci de faire le virement de cette somme sur le compte de Novo Holding : 375-1046810-65. En route Amigos, on est proche de la sortie. Je vous embrasse. Dominique. « . Suivent divers scénarios de  » sortie de l’opération « . L’un de ceux-ci fait état, pour un investissement de 1 259 000 euros hors frais, d’un revenu de 18 % par an, soit une rente de 21 584 euros par mois pendant 156 mois (treize ans), de laquelle il faut retirer des frais de gestion locative sur place.

Si l’on en croit un mail du 10 juillet 2011, l’inauguration devait avoir lieu le 20 juillet. Un article de presse chypriote du 21 juillet 2011 relate cette inauguration.  » Bonjour les Amis, écrit Dominique Janne à Gaetano Lana et Stéphane Moreau, l’inauguration des bâtiments aura lieu le 20 juillet en présence du Président. J’y serai moi, à partir du 19 jusqu’au 21. Objet : finalisation des négos title deeds (NDLR : actes de propriété), comptes et banques. Ce serait bien si vous pouviez être là. Steph, on pourrait goupiller l’entrevue dont nous avons parlé avec le Président.  » Stéphane Moreau ne s’est pas déplacé pour le Président de la République turque de Chypre du Nord, Dervis Eroglu. Depuis lors, le maire Cemal Metin Bulutoglulari a été démis de ses fonctions et l’opération immobilière a pris du retard.

 » Je n’ai jamais investi un euro à Chypre ni dans aucun autre pays étranger, d’ailleurs « , a déclaré Stéphane Moreau au Vif/L’Express, le 17 mars.  » Après visite sur place et estimation du risque, j’ai décidé de ne pas participer à ce dossier.  » Stéphane Moreau s’était rendu à Chypre, en voyage privé, pour inspecter le terrain où devaient être construits les logements sociaux. Il n’a pas été convaincu. Certes, par hypothèse, Janne, Moreau et Lana font ce qu’ils veulent de leur argent, du moment que son origine soit propre et que ses revenus soient déclarés au fisc. Cela tient de leur vie privée. Néanmoins, dans la mesure où une mission a été organisée à Nicosie par Tecteo, du 6 au 13 juin 2010, dont faisaient partie Stéphane Moreau et deux de ses cadres, la question de savoir si cette mission était professionnellement fondée ou plutôt le prétexte à un tour de reconnaissance à vocation privée peut se poser légitimement. Les enquêteurs se la sont posée. Les billets d’avion et le séjour ont été remboursés par Tecteo aux deux cadres, mais pas à Stéphane Moreau, qui n’a pas pu rendre de note de frais, sa comptabilité ayant été saisie. La mission a tourné court : elle portait sur le soutien éventuel du réseau électrique chypriote turc par des fonds européens, où l’expérience de Tecteo aurait pu être utile et profitable.

Plus tard, Dominique Janne, qui est un homme d’affaires très connu et très prospère, a rejoint la petite société immobilière de Gaetano Lana. Le 11 septembre 2012, il a fait son entrée dans BDW, en reprenant le mandat d’Ivana Mancuso et en rachetant les parts de Stéphane Moreau.

Que peut-on reprocher au patron de Tecteo ? L’origine de son argent ? Stéphane Moreau en gagne beaucoup. Sa rémunération à la tête d’une intercommunale 100 % publique a été le sujet d’intenses questionnements durant l’année 2013. Un secret jalousement gardé, au nom du respect de la  » vie privée « , selon Paul Magnette, président f.f. du PS. De source bien informée, on a évoqué un salaire de 588 000 euros brut par an, agrémenté d’avantages divers, dont une retraite en or. Tecteo n’a pas vraiment démenti. Selon le site Cumuleo, 7 des 16 mandats de Moreau étaient rémunérés en 2012.

Le fil de l’enquête du juge d’instruction Philippe Richard est ténu. Investir à Chypre, pour autant que tel ait été le cas, n’est pas un délit. En revanche, un soupçon d’emploi fictif au détriment de Tecteo pèse sur les activités de Dominique Janne. Ce dont s’offusque ce dernier, qui dit s’être démené sans compter pour l’intercommunale. Il est également légitime de s’interroger sur le bien-fondé d’une mission sans lendemain à Chypre, qui coïncidait avec les intérêts présumés de Stéphane Moreau sur l’île. Le directeur général soutient que la mission Tecteo à Chypre était justifiée par son savoir-faire dans les énergies renouvelables. L’enquête, selon la procureure du roi de Liège, Danièle Reynders, n’est pas terminée. Au mois de février dernier, elle a déclaré au Vif/L’Express :  » Le parquet suit l’instruction et demande des devoirs « .

Par Marie-Cécile Royen; M.-C.R.

Un soupçon d’emploi fictif au détriment de Tecteo pèse sur les activités

de Dominique Janne

Il est légitime de s’interroger sur le bien-fondé d’une mission sans lendemain à Chypre, qui coïncidait avec les intérêts présumés de Stéphane Moreau sur l’île

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