Couvre-feu sur la France

Christophe Barbier
Christophe Barbier Directeur de la rédaction de L'Express

Etat d’urgence : c’est la réponse du pouvoir aux émeutes dans les banlieues. Mais il est déjà perdant dans cette crise de régime où il paie dix ans d’échecs de Jacques Chirac et trente ans de fiasco de la politique de la ville

Pour le gouvernement et le chef de l’Etat, cette épreuve est à hauts risques, car tout y est imprévisible. Certes, le pouvoir a choisi la manière forte pour ramener le calme en réveillant une loi de 1955 sur l’état d’urgence, qui autorise les préfets à décréter le couvre-feu ; mais, même s’il parvient à ses fins, il en sortira affaibli. On ne peut vouloir incarner la sécurité et l’ordre et être ainsi malmené. C’est la crédibilité de la droite qui est en question sur son terrain de prédilection. Celui-là même qui avait permis à Jacques Chirac de se faire réélire en 2002. Le président, à dix-huit mois de la fin de son mandat, se retrouve dans une double situation d’échec : la fracture sociale, qu’il voulait refermer en 1995, devient une immense crevasse sous ses pas ; l’ordre public, dont il était le champion, est balayé par une révolte qui peut se transformer en chienlit nationale, tant le ras-le-bol et la déprime vont bien au-delà des banlieues.

Autant dire que sa politique est en dépôt de bilan. Il faudrait peu de chose pour que ce soulèvement se transforme en crise de régime. Tous les ingrédients de l’effondrement politique sont réunis. Même si les ferments sont très différents de ceux de Mai 68, la situation est comparable : une chienlit sociale qui révèle un danger majeur de désagrégation de la société et un pouvoir dont les commandes ne répondent plus, faute de savoir anticiper les événements et les gérer. Le déphasage entre le sommet de l’Etat et la réalité est si criant que le château de cartes peut s’effondrer. La crise peut, évidemment, retomber, mais le feu continuera à couver sous la cendre, rendant la situation incertaine et alimentant une inquiétude que le pouvoir aura bien du mal à assumer face au reste de la population. Or un pays ne peut vivre durablement avec un pouvoir qui ne sait pas le soulager de ses peurs. Les révoltes peuvent s’amplifier et pousser les gouvernants à une véritable répression. Mais une nation démocratique ne peut vivre durablement en état de siège.

Tout peut donc arriver. Une chose est certaine : comme en 1968, le pouvoir, s’il impose l’ordre, remportera une victoire à la Pyrrhus, car, quelle que soit l’évolution des événements, il en sortira perdant, tant son autorité a déjà été piétinée. Durer jusqu’à l’élection présidentielle de 2007 sera un bien long marathon, voire un calvaire, si les périls demeurent. Comment redresser le pays quand la base de toute politique, l’ordre, vacille ? La droite paie à la fois une addition de dix ans, avec l’incapacité de Jacques Chirac à recoudre la nation française, et une ardoise de trente ans, celle de l’incurie collective en matière de politique de la ville. Avec la récurrence des flambées et la permanence des problèmes, il existe au premier regard une fatalité des banlieues françaises, comme si le fameux  » On a tout essayé « , que François Mitterrand avait appliqué au chômage, était valable pour les quartiers en difficulté. Mais il en est de la ville comme de l’emploi : tout a été essayé, sauf ce qui marche.

Pas de fatalité, donc, mais un long fiasco français. Gauche et droite, fonctionnaires et élus, permissifs et sécuritaires s’y sont cassé les dents. Avec une certaine résignation, puisque, entre deux crises, les zones sensibles étaient sous contrôle. Et la recette s’imposait : faire ce que l’on peut pour arriver à pas grand-chose mais éviter le pire. Cette fois, le pire est là. C’est la France, pourtant, qui a inventé la politique de la ville, pour que vivent ensemble, dans des cités mal pensées, des populations mal intégrées. Des années 1980, avec le  » développement social des quartiers « , au plan du ministre de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, Jean-Louis Borloo, en août 2003 (30 milliards d’euros, 200 000 logements détruits, autant de reconstruits et autant de rénovés), l’ambition n’a cessé de croître, les moyens de fluctuer et les illusions de s’éteindre.

Pourquoi ces trente ans d’échecs ? D’abord, parce que le chômage a noyé toutes les bonnes volontés, ruinées aussi par l’effondrement des autorités, de l’Etat à la famille, en passant par l’école. Ensuite, parce que l’administration, et non les élus, a mené les réformes. Ou plutôt les administrations, qui toutes inventèrent leur dispositif, provoquant un vaste saupoudrage et une grande confusion, aucune mesure n’effaçant les précédentes. Enfin, la France a toujours alterné le global et le local, le plan d’Etat et le sur-mesure municipal. Le plan Borloo a tranché en faveur du second, sanctuarisant des crédits monstres pour des projets pensés au cas par cas. Lentement, le paysage urbain change, même si le ministre convient que l’Ile-de-France manque de terrains libres pour parfaire cette mue. Mais les habitants ne se changent pas comme des ascenseurs en panne. Le bâti peut être repris jusqu’en ses fondations, le facteur humain est beaucoup plus complexe à corriger. Or le problème des banlieues est aussi, peut-être avant tout, un problème de population.

Beurs en retrait, jeunes Noirs en pointe

C’est l’ultime tabou français :  » Vaut-il mieux traiter les « lieux » ou s’occuper des « gens » ?  » demande Marie-Christine Jaillet, chercheuse à l’université Toulouse-le Mirail. Depuis la Marche des beurs, en 1983, on sait que le  » qui  » l’emporte sur le  » où « , mais les gouvernements ne savent que répondre. Aujourd’hui, dans les émeutes, les beurs nord-africains ont en retrait et les jeunes Noirs en pointe, mais les observateurs ne savent comment le dire.  » Modèle républicain oblige, poursuit Jaillet, il n’est pas politiquement correct, en France, de prendre en compte la dimension ethnique « , que la récupération par le FN a par ailleurs incité à  » euphémiser « . La question est désormais ouverte et, avec pragmatisme, la France doit lui apporter des réponses. Parce que l’urbanisme n’est pas la seule solution pour ces jeunes Français qui ne croient pas à la France, au point d’y mettre le feu. Ni l’état d’urgence, la seule réponse pour ceux qui voient brûler leur voiture. l

Christophe Barbier

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