Colosses aux pieds d’argile

Pour quelles raisons, dans le monde entier, les préoccupations de santé sont-elles plus fortes chez la femme que chez l’homme ? Regard sur les différences de sexe et réponses d’un psychiatre

Le Vif/L’Express: La génétique peut-elle, à elle seule, expliquer la différence de longévité des femmes?

Pr Isy Pelc(Professeur en psychologie médicale et chef du service de psychiatrie du centre hospitalier universitaire Brugmann,ULB, à Bruxelles) : Certainement pas! Cette longévité provient, aussi, des diverses préoccupations et attitudes face à la santé, ainsi que des comportements de prévention qui en découlent. Pour des raisons essentiellement culturelles, ce qui est prioritaire dans la tête des hommes, c’est l’idée qu’ils représentent la force et qu’ils sont donc capables de passer à travers la maladie. La femme se place d’emblée davantage sur le terrain de la fragilité et d’une émotivité plus grande. Cela lui permet de percevoir plus vite ce qui ne va pas, de réagir immédiatement et, donc, de se protéger ou de se sauvegarder. Si le seuil de douleur est différent entre les deux sexes, c’est, peut-être aussi, parce que les hommes considèrent, eux, qu’ils doivent « tenir le coup »! Colosses aux pieds d’argile, ils jouent donc davantage avec leur santé…

Pourtant, ce qui se passe dans nos têtes se répercute sur notre santé …

C’est tout à fait évident! On sait aujourd’hui, sur une base scientifique, que les idées que nous avons dans notre tête, ont directement des répercussions neurophysiologiques sur notre corps (réactions dites psychosomatiques). Ainsi, une idée obsédante crée des réactions physiques de stress et dérègle le bon fonctionnement de nombreux organes (digestif, cardiaque…). Si, en plus, dans le cadre de certaines maladies, la recherche médicale indique une prédisposition génétique ou incrimine une « fragilité d’organe » (comme pour la maladie de Crohn, par exemple), les crises et la gravité des symptômes sont le plus souvent liées à des causes psychologiques de stress. On sait aussi que 30 % de l’effet thérapeutique d’un médicament peut relever d’un effet « placebo » (c’est-à-dire un effet non attribué à la substance active, mais à l’idée qu’on se fait de l’effet): si vous croyez que la thérapie est bonne, son effet sera d’autant plus important.

Ne sort-on pas alors un peu de la médecine scientifique?

A côté de notre médecine scientifique, basée sur des études qui fondent les diverses recommandations médicales (ce qu’on appelle l’ evidence based medecine), il en existe une autre: c’est la médecine dite « profane ». Nous ne pouvons la négliger, et sûrement pas en psychiatrie, car elle influence les comportements. Pratiquée par les chamans ou les sorciers, elle fonctionne aussi chez tous ceux qui suivent des recommandations de santé qui relèvent de la croyance et font partie de leur culture. Or, dans le domaine de la santé, il est évident que, dans toutes les cultures, les préoccupations et soucis de santé (au sein de la famille) sont essentiellement le fait des femmes: ceci débute dès la grossesse, au cours de l’accouchement et se poursuit pendant l’enfance, l’adolescence et aussi plus tard. Aujourd’hui, au Vietnam, les spécialistes des soins intensifs aux nouveau-nés ont redécouvert et appliquent la technique « kangourou » par manque de couveuse: l’évolution d’un prématuré couché en permanence sur le ventre de sa mère (ou de la grand-mère maternelle) se passe souvent mieux qu’en couveuse. Mais ce n’est jamais le père qui assume ceci!

La médecine « scientifique » correspond plus à ce qu’en anglais on désigne par le verbe cure (soigner, traiter) et la médecine « profane » correspondrait plus au verbe care (prendre soin) : les hommes peuvent être sensibles au « cure ». Les femmes sont préoccupées par les deux !

En psychiatrie, les pathologies des hommes sont-elles les mêmes que celles des femmes?

En psychiatrie, si la recherche scientifique ( evidence based medicine) est tout aussi pertinente que dans les autres domaines de la médecine, elle doit beaucoup plus,que dans les autres domaines, tenir compte de facteurs individuels propres à chaque patient, compte tenu des « idées » qu’il a dans la tête à propos de sa maladie, et des modifications de son propre comportement qu’il est prêt à assumer pour s’en sortir.. Ainsi, par exemple, lorsqu’on compare deux groupes d’alcooliques à qui l’on donne soit un médicament actif soit un placebo, on ne tient pas compte, dans l’évaluation des résultats obtenus, des désirs personnels de certains de devenir réellement abstinents… Cela signifie que les comportements de santé des gens déterminent très fortement l’évolution de leurs « maladies mentales » et qu’il nous faut fonder notre pratique médicale sur ces évidences-là (practice based evidence).

En tout cas, statistiquement, les névroses d’angoisse touchent davantage les femmes que les hommes. Mais les chiffres obtenus reflètent-ils la réalité, quand on sait que l’alcool est plus souvent utilisé chez l’homme en réponse à ses problèmes d’émotivité et que l’on compte deux tiers d’hommes alcooliques pour un tiers de femmes? De même, la dépression majeure serait davantage féminine que masculine à condition que les hommes n’aient pas masqué leur dépression par la consommation d’alcool!

En revanche, on compte davantage de schizophrènes chez les garçons (sans doute en raison de facteurs d’ordre génétique). On s’interroge pour savoir si les hommes sont, ou ne sont pas, plus touchés que les femmes par la maniaco-dépression. Les tentatives de suicide sont plus nombreuses chez les femmes, mais les suicides réussis, plus fréquents chez les hommes.

Que dire aux hommes pour les inciter à se soigner plus tôt et mieux?

Que s’occuper de sa santé n’est pas un signe de faiblesse! Il faut, aussi, rappeler aux médecins l’importance d’un dialogue singulier avec leurs patients de sexe masculin. Enfin, on peut s’étonnerqu’une grande majorité des campagnes de prévention soient destinées aux femmes. Pour les hommes, en matière de cancer de la prostate, de celui des poumons, du côlon ou en ce qui concerne les affections cardio-vasculaires, beaucoup moins est fait en termes de prévention. Il y aurait pourtant beaucoup de messages à promouvoir…

EntretienPascale Gruber

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