Ciel dégagé, mais morcelé

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Les avions peuvent désormais voler plus près les uns des autres. Une mesure destinée à réduire les retards. Mais le « ciel unique européen », lui, est toujours dans les limbes

Ambiance euphorique inhabituelle dans la salle de conférences et les couloirs high-tech d’Eurocontrol, à Haren (Bruxelles). Les pontes de l’organisme européen pour la sécurité de la navigation aérienne (voir encadré) n’en finissent pas de se féliciter du lancement sans heurt de « la plus grande révolution qu’ait connue l’espace aérien depuis cinquante ans ».

Grâce au progrès technologique, qui garantit un meilleur contrôle de l’altitude, 41 pays autorisent désormais les avions à voler plus près les uns des autres. De la Finlande à la Turquie et du Maroc à la Biélorussie, la distance minimale verticale qui sépare les niveaux de vols dans l’espace aérien supérieur (au dessus de 29 000 pieds, soit 9 500 mètres) est réduite en effet de 600 mètres à 300. Six « autoroutes aériennes », en plus des sept existantes, sont ainsi créées. D’où une décongestion attendue du trafic. « D’ici à septembre, la capacité de l’espace aérien va s’accroître de 20 %, estime Victor Aguado, le patron d’Eurocontrol. Plus d’avions pourront rallier directement leur destination, sans devoir emprunter des « routes secondaires » pour éviter les « bouchons ». Les retards au décollage devraient donc être moins fréquents. Les long-courriers pourront voler à l’altitude optimale et consommer ainsi moins de kérosène. »

Tous facteurs confondus (retards réduits, consommation moindre…), l’économie serait de près de 4 milliards d’euros chaque année pour les compagnies aériennes. Le programme RVSM (Reduced Vertical Separation Minimum) a d’ailleurs été mis en oeuvre à la demande expresse de l’industrie du transport aérien, confrontée à une croissance du trafic de plus de 7 % par an depuis 1980. Les spécialistes prévoient une nouvelle hausse dès 2003, après un tassement spectaculaire consécutif aux événements du 11 septembre. « Pour l’heure, on perçoit peu l’effet de l’augmentation de capacité du ciel européen, indique un contrôleur aérien belge. Janvier-février est la période creuse de l’année. L’impact du changement se fera sentir cet été, quand le trafic explosera. Par ailleurs, l’adaptation aux nouvelles règles RVSM n’a pas provoqué de retards. En ce moment, la circulation aérienne est surtout perturbée par le démarrage chaotique d’un nouveau centre de contrôle britannique. »

Et la sécurité ? N’accroît-t-on pas les risques en multipliant par deux les altitudes de croisière ? « Depuis 1999, la distance de 300 mètres est déjà la règle au-dessus de l’Atlantique-Nord et cela n’a pas causé plus d’incidents aériens pour autant », réplique le Maltais Joe Sultana, responsable du projet. En fait, les séparations sont, depuis bien longtemps, de 300 mètres dans l’espace aérien inférieur à 29 000 pieds. Au-dessus, une marge de sécurité était respectée, les altimètres des avions perdant de leur précision avec l’altitude. Mais la technique a fait des progrès. Cabines de pilotage et radars au sol sont mieux équipés. « La réduction des distances verticales n’a été adoptée qu’après des études et des simulations poussées en matière de sécurité, poursuit Sultana, même si certaines compagnies aériennes nous incitaient à activer le système un an plus tôt. Nous avons donné une formation aux pilotes et aux contrôleurs. Par ailleurs, 95 % des 10 000 avions concernés, dotés des instruments adéquats, ont été certifiés. » La plupart des appareils militaires – surtout les avions de combat – ou de gouvernement bénéficient toutefois de dérogations. Les contrôleurs aériens les considèrent volontiers comme des « chiens dans un jeu de quilles ».

Des experts de la Commission européenne annoncent néanmoins, à politique inchangée, un accident grave par semaine dans le monde si la croissance du trafic aérien se confirme. « On entend ce genre de prévision depuis vingt ans! s’exclame Guy Viselé, porte-parole de Belgocontrol, l’entreprise publique autonome responsable de la navigation aérienne au-dessus de la Belgique (jusqu’à 24 500 pieds, soit 8 000 mètres). Pendant cette période, le trafic aérien a plus que doublé. Or le nombre d’accidents est resté constant. » Au-delà des 41 pays concernés par les nouvelles mesures, les avions devront respecter d’autres règles. N’est-ce pas une source potentielle d’incidents ? « Certes, mais des zones de transition – le ciel ukrainien par exemple – ont été définies, répond Viselé. Pour les pilotes, ce sera un peu comme quand vous circulez sur une autoroute à trois bandes passant à deux, à cette différence près que vous êtes privé de contrôleur pour surveiller, à tout instant, votre trajectoire. »

Les nouvelles règles, exemple réussi de coopération internationale, sont l’aboutissement de plusieurs années de coûteux efforts. « Des tas de programmes sur lesquels nous travaillons restent dans les cartons, souffle un responsable d’Eurocontrol. Alors, vous comprenez notre bonheur d’en voir un, d’une telle ampleur, se concrétiser. » D’autant que la réalisation du « ciel unique européen », autre grand projet, tarde, elle, à sortir des limbes. Actuellement segmenté, l’espace aérien du Vieux Continent devrait être unifié le 31 décembre 2004 au plus tard. La Commission européenne défend, en effet, ce projet souvent annoncé, toujours écarté, qui bouleverserait la donne aérienne. Les régions nationales seraient concentrées dans un seul espace, contrôlé conjointement. Les zones civiles et militaires seraient intégrées, et la collaboration d’Eurocontrol, accrue. Objectifs: réduire les retards et améliorer l’offre de services. « Une partie des retards est due aux aéroports et aux compagnies, note Loyola de Palacio, vice-présidente de la Commission chargée des Transports. Mais la majeure partie est directement liée à la saturation du ciel européen, dont l’organisation n’est plus du tout adaptée. »

Curieusement, la Commission a conçu, en 1999, son projet de « ciel unique » sans faire grand cas de l’expertise d’Eurocontrol. L’agence a finalement été sollicitée en vue de l’élaboration du volet technique du programme. Un premier paquet législatif, ficelé en octobre dernier par Loyola de Palacio, et soumis au Conseil et au Parlement européens, devrait permettre la mise en place de règles plus adaptées aux contraintes du trafic. Elles visent surtout le renforcement de la sécurité, une meilleure collaboration entre civils et militaires et l’intégration des services de contrôle aérien. Reste à voir si les déclarations d’intention de la Commission seront suivies d’effets.

Olivier Rogeau

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