Chambre d’échos

Dans Disent-ils, la Britannique Rachel Cusk réinvente l’autofiction à travers un dispositif romanesque fascinant, jeu de miroirs humain et littéraire qui impressionne surtout par sa lucidité, tranchante.

C’est un bon indicateur, et souvent un passeport tamponné pour l’exportation. En 2003, Rachel Cusk est sélectionnée, au même titre que ses excellents compatriotes Adam Thirlwell ou Zadie Smith, par la défricheuse revue Granta comme l’un des meilleurs espoirs de la jeune scène littéraire britannique. Elle a alors moins de 40 ans, et est totalement inconnue chez nous. Trois ans plus tard, l’Anglaise, née au Canada, se fait un nom en français avec Arlington Park, roman qui racontait le quotidien, entre supermarché et cabines d’essayage et sur 24 heures, de quatre femmes de la banlieue résidentielle de Londres – portraits croisés de mères et épouses croupissant dans les apparences d’une perfection vitale. Suivront Egypt Farm, roman des illusions familiales perdues, puis Les Variations Bradshaw, histoire d’un couple de la classe moyenne britannique, en crise et à contre-emploi (homme au foyer et femme universitaire carriériste).

La condition féminine, la famille, le couple : découverts dans cet ordre, les trois romans ont rapidement dessiné quelque chose comme la ligne d’une oeuvre de fiction arrimée, davantage que chez d’autres peut-être, à une trajectoire privée. Une intuition que viendront confirmer deux volumes plus curieux, assez inclassables mais penchant davantage vers l’essai, et dans lesquels Rachel Cusk n’hésitait pas à donner de sa personne et – sport national – à choquer les Anglais. Dans l’explicite A Life’s Work. On Becoming a Mother (2001, non traduit), elle revenait, à la première personne du singulier et avec force détails, pas forcément béats (motif du scandale), sur son expérience de mère – grossesses et accouchements inclus. Dix ans plus tard, dans Contrecoup. Sur le mariage et la séparation, l’écrivaine observait la déflagration intime, sur sa personne et sur celle de ses enfants, d’un divorce fracassant – le sien. Un livre frappant, et puissant, écrit avec érudition mais sans pathos, la tête froide – on lui reprochera, cette fois, son manque de sensibilité dans l’instrumentalisation de sa famille.  » Je ne vais pas le nier : l’élément autobiographique, comme on l’appelle, est vraiment important pour moi, acquiesce la romancière, alors qu’elle reçoit (stricte, mais professionnelle) dans les bureaux de son éditeur parisien. Mais vous savez, on n’est pas toujours honnête à ce propos : les gens parlent d’eux constamment, ils sont complètement obsédés d’eux-mêmes, mais ils rejettent toute tentative de représenter ça dans une forme littéraire.  » Physique qui hésiterait entre Maylis de Kerangal et Natalie Portman, Rachel Cusk est en France pour la sortie de son nouveau livre. Qu’est-ce que l’identité ? Quel sens tirer de sa propre vie ? Quels récits en donner ? Si elle poursuit la réflexion dans Disent-ils, son dernier-né au titre durassien, la bientôt quinquagénaire la reconduit ici par une forme romanesque singulière.

Le dispositif du livre est minimaliste : Faye est écrivaine, elle part passer deux jours à Athènes pour participer, en tant que professeure, à la session d’été d’un atelier d’écriture au titre ambitieux (et hautement ironique) :  » Comment écrire.  » Divorcée, résidant en Angleterre, la bonne quarantaine, parlant en  » je  » : difficile de ne pas voir dans ce personnage l’alter ego de Rachel Cusk elle-même et, dans le récit, tous les signalements d’une autofiction en bonne et due forme. L’une de ses premières scènes va pourtant proposer d’emblée un décalage. Faye est dans l’avion, sur le point de décoller. Coup littéraire classique, pense-t-on alors : la cabine pressurisée avec vue sur l’immensité fonctionnera comme une serre humide et chaude, accueillante au retour sur soi, et à la culture des souvenirs et regrets – base d’un roman introspectif. Pas dans ce cas.  » Quand la voix artificielle en vint au passage sur les masques à oxygène, le silence ne fut aucunement troublé : personne ne protesta, ni ne prit la parole pour dire sa désapprobation face à ce commandement selon lequel il fallait toujours s’occuper de soi avant de penser aux autres. En ce qui me concerne, je n’étais pas certaine de sa validité.  »

L’annonce de la narratrice déplace le roman du côté d’une autre ligne directrice : un peu fatiguée d’elle-même, ou n’ayant plus rien à prouver à personne, Faye ne désire pas raconter son histoire. Elle ne le fera d’ailleurs pas, préférant à partir de là déambuler dans le récit comme une femme sans qualités, réceptacle un peu fantomatique de ces autres qui, si facilement, s’épanchent le temps d’un repas au restaurant, d’une balade dans les ruines ou d’une sortie en bateau sous la canicule athénienne. Passager d’avion bavard, amis écrivains à succès mais pétris de doutes, élèves venus assister à ses cours d’écriture à Athènes : le livre sera, le temps de deux jours, le défilé d’autres vies que la sienne, chacune d’elles contenue dans un chapitre dédié.  » Bien sûr, c’est une situation psychologique à laquelle elle doit faire face, explique Rachel Cusk, mais c’est aussi une décision artistique : c’est elle la narratrice, et elle décide de la manière de raconter les choses. Or, elle n’est plus dans l’histoire, elle regarde l’histoire. Et quand on est face aux gens et qu’on ne parle pas, on les invite implicitement à parler d’eux-mêmes, à se raconter. L’une des inspirations du livre et de sa forme a été L’Odyssée d’Homère : une oeuvre dans laquelle l’histoire n’est pas en train de se jouer au moment où elle s’écrit, mais où les personnages viennent raconter des histoires après qu’elles leur soient arrivées. L’Odyssée ne marche que comme cela : à travers le récit rapporté.  »

Après la guerre

Le protocole narratif est ici fascinant : il n’y aura aucun enjeu dramatique dans Disent-ils, hormis celui des conversations. Roman expérimental qui parvient à ne jamais virer aride (sa lecture distille le genre de plaisir qu’il y a à être propulsé, soudain, et un peu par hasard, dans la conversation très intime de deux inconnus), le livre est en réalité, non pas une, mais des autofictions – celles dans lesquelles nous sommes tous pris dès lors que nous faisons récit de notre existence. Comment se présente-t-on aux autres ? Que sélectionne-t-on de sa propre histoire ? La vraie personne est-elle celle qui agit, ou celle qui raconte après coup ?

Ce n’est sans doute pas un hasard : tous les personnages qui se succèdent à la barre du roman de Cusk sont en questionnement – quelque chose comme la midlife crisis. Tous, ils ont suivi la même courbe : partis à pleine vitesse selon une propulsion qu’ils ont voulue ascendante, ils ont fini par se fracasser sur l’intraitable arrête du réel. Les déménagements et les divorces ont laissé des traces – échec général des illusions, échec plus spécifique du mariage, système de valeurs s’il en est (et thème cuskien en diable).  » La fin d’un mariage signifie toujours la victoire du point de vue sur la tentative d’accord. Ce que j’essaie de décrire, c’est ce moment clé, cette phase : nous sommes après la guerre. La bataille a eu lieu. Il ne reste que constat, témoins et témoignages. C’est le moment où une certaine forme de vérité, aussi, émerge.  »

En ce sens, Disent-ils est un roman hautement psychologique, qui se situe après l’évidence : dans l’épicentre d’un séisme, ou plutôt l’infinité de ses répliques. Freud appellerait ça l’après-coup : l’heure des désillusions, mais aussi, plus créativement, du remaniement et de la réorganisation des destins.  » Dans cette phase dont je parle, cette phase d’après la destruction, il y a un vide de soi, une sorte de maladie : ne plus vouloir être en relation avec personne, et ressentir une incommensurable fatigue par rapport au personnage social qu’on s’est créé jusque-là. Je décris des gens qui ont 40-50 ans, et qui connaissent cette dépression, cette crise très répandue : on n’a plus envie de continuer à être un personnage. On perd de l’intérêt pour sa propre histoire.  »

Sortir de la fiction

Abandonner les rôles – tous ces récits auxquels on s’est jusque-là astreint. Sortir de la fiction. L’élan est évidemment piquant, en plein coeur d’un roman. Sauf si, comme Rachel Cusk, on en profite pour interroger le principe même de la fiction.  » Arrivée à ce stade de sa vie, ma narratrice ne croit plus en la fiction. Je ne pouvais donc pas utiliser les conventions classiques du storytelling pour la décrire. L’idée d’un narrateur qui serait omniscient, l’idée d’une histoire en bonne et due forme : tout cela fait précisément partie de ce qui est cassé pour elle. J’ai donc conçu le livre de manière à ce que tout y soit raconté par une méthode retournée – à l’envers. Le livre travaille à la décrire par un autre biais.  » Ce biais, qu’il a fallu inventer, ressemble fort à une définition de soi à travers les autres. Un portrait en creux, ou en négatif. Non plus une littérature de l’intime mais de  » l’extime « , si une telle chose était possible.  » A la fin du livre, il y a un personnage de romancière que Faye rencontre à Athènes. Elle parle d’une conversation qu’elle a eue avec un homme dans un avion, et elle dit que plus cet inconnu lui parlait de ce qu’il était, plus elle pouvait dans le même temps se ressentir comme outline(NDLR : titre du livre en anglais) – une forme, une silhouette en train d’être définie par ce qu’elle n’est pas. Tout se passe comme si tout était rempli autour d’elle, mais que l’intérieur de ce qu’elle est restait complètement vide. Et c’est un peu ce que je voulais mettre en place dans le livre : ma narratrice y est de plus en plus définie par ce que les autres disent. Les rares choses qu’on apprend sur elle ne proviennent que du discours des autres.  »

Nouveau monde

Disent-ils est une chambre d’échos, sur les parois de laquelle chacun des interlocuteurs viendrait faire résonner les ondes acoustiques de son vécu – ondes à retardement, forcément déformées, interprétées, manipulées, et qui éclairent indirectement celle qui les entend. C’est là sans doute que se situe son geste le plus décisif de romancière : brillante, extralucide, Rachel Cusk a inventé la forme littéraire qui créerait impeccablement son sujet – pas l’inverse.  » En tant que romancier aujourd’hui, on doit casser ce qui a été fait, trouver une nouvelle forme. C’est une chose que j’éprouve au coeur de mon observation et de ma participation à la vie ordinaire, mais qui est aussi au coeur de mon développement artistique. C’est un processus qui arrive à tout le monde, même aux gens qui ne sont pas amenés à divorcer : vous souffrez, les choses se cassent, vous ressentez le besoin d’arpenter un nouveau territoire, de créer autre chose. Disent-ils témoigne de ça : c’est un monde où tout a été perdu. C’est donc un nouveau monde.  »

Une radicalité exprimée dans un passage fascinant du livre, quand l’une des romancières du séminaire explique à Faye qu’elle ne parvient plus à écrire, paralysée par l’idée du résumé – car pourquoi devrait-elle concevoir un roman sur la jalousie si elle peut juste se contenter d’écrire  » jalousie « , et que ce mot contienne déjà toutes les fictions possibles ? Sans aller jusque-là (qui serait la négation pure et simple de la littérature), Rachel Cusk tisse un livre bref, travaillant a minima – un livre que les silences n’effraient pas, et relativement brut : une langue sans effets qui évite les descriptions esthétisantes et les explications.  » Les peintres contemporains ne font plus du Monet. Ils ont évolué – ou bien ils ont arrêté de peindre. La littérature, elle, n’a pas changé. Ce n’est vrai pour aucun autre art, mais en littérature, tout se passe comme si le modernisme n’avait jamais existé. On écrit des romans aujourd’hui comme si Virginia Woolf, ou James Joyce n’avaient jamais rien publié. Pour moi, il ne s’agit pas de se retourner, ou de refaire. C’est pourquoi je ne lis presque pas de romans contemporains : parce qu’ils me donnent la désagréable sensation de revenir à l’époque victorienne. Ce qui est démodé et conventionnel ne m’intéresse pas.  » Renoncer aux fictions, poursuivre la littérature : fascinant moteur de la ligne cuskienne.

Disent-ils, par Rachel Cusk, traduit de l’anglais par Céline Leroy, éd. de l’Olivier, 208 p.

Par Ysaline Parisis

 » Les gens sont complètement obsédés d’eux-mêmes, mais ils rejettent toute tentative de représenter ça dans une forme littéraire  »

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