Bons baisers de Russie
Après Tchekhov et son Vania ! , le metteur en scène Christophe Sermet creuse un peu plus loin le répertoire russe et adapte Les Enfants du soleil de Gorki. Une pièce emblématique d’un » âge d’argent » dont les répercussions demeurent vivaces, un siècle plus tard.
Il a décroché le prix de la Critique du meilleur spectacle en 2015 et c’était amplement mérité. Avec une équipe d’acteurs épatants et une scénographie inventive dans sa simplicité, Christophe Sermet réactualisait Oncle Vania, pièce éternelle de Tchekhov datant de 1897. Après avoir crapahuté entre les lettres belges néerlandophones (la création en français de Mamma Medea de Tom Lanoye), le théâtre espagnol (Hamelin de Juan Mayorga) et israélien (Une Laborieuse Entreprise de Hanokh Levin), voilà que le metteur en scène suisse, installé depuis des années à Bruxelles, décide de rester en Russie, à la même période, en adaptant Les Enfants du soleil de Maxime Gorki (1).
L’âge d’argent
Maxime Gorki écrit Les Enfants du soleil en 1905. En prison, où il croupit pour avoir pris part aux manifestations réprimées dans le sang à Saint-Pétersbourg lors du Dimanche rouge (le 22 janvier). Le début d’une vague révolutionnaire qui allait s’abattre définitivement sur le régime tsariste en 1917. » Au milieu de cette situation politique effervescente, on sent qu’on est à la fin d’une époque, un nouveau monde doit advenir « , explique Béatrice Picon-Vallin, directrice de recherche au CNRS et spécialiste de l’histoire du théâtre russe. » Dans le domaine artistique, on assiste dans les premières décennies du XXe siècle à une espèce de renaissance : « l’âge d’argent » de l’art russe. Beaucoup de nouveaux courants vont naître, en particulier dans la poésie. »
A travers les poètes, qui sont aussi de grands traducteurs, le symbolisme né en Belgique et en France arrive en Russie tardivement, mais s’y implante fermement. S’y illustrent Alexandre Blok en littérature, Léon Bakst en peinture, Alexandre Scriabine et Igor Stravinsky en musique… Apparu en Italie, le futurisme et son exaltation de la vitesse et des machines séduisent aussi les artistes russes : les frères peintres David et Vladimir Bourliouk, le poète Velimir Khlebnikov et, bien sûr, le poète et dramaturge Vladimir Maïakovski.
Dans les arts plastiques, la Russie se positionne à la pointe des avant-gardes, notamment avec le suprématisme de Kasimir Malevitch et le constructivisme de Vladimir Tatline. En danse aussi, les Russes éblouissent le monde avec les Ballets de l’organisateur et imprésario de génie Serge Diaghilev, où se révèle le légendaire Vaslav Nijinski. » Tout cela forme un contexte extrêmement riche, résume Béatrice Picon-Vallin. Théâtre, poésie, peinture, musique vont de pair. Tous ces artistes se connaissent, ils travaillent ensemble. »
Rats des villes et rats des champs
Dans cette période bouillonnante, Anton Tchekhov constitue une sorte de charnière, lui qui s’éteint en 1904. » Chez Tchekhov, les utopies d’un changement, d’un monde meilleur sont lointaines, rêvées parfois à des centaines d’années. Alors que chez Gorki, c’est imminent, c’est juste devant la porte « , précise Christophe Sermet en comparant les deux volets de son diptyque russe.
Derrière la métaphore d’une épidémie de choléra qui échauffe le peuple, Les Enfants du soleil dissimule à peine l’élan révolutionnaire qui vient de s’exprimer à Saint-Pétersbourg. » Le choléra, c’est la maladie qui ronge la société, l’indigence, l’injustice sociale, l’alcoolisme, ce qu’il y a de pourri en dessous et dont les relents remontent lentement à la surface et finissent par incommoder les classes supérieures, poursuit Sermet. D’ailleurs, à la fin de la pièce, il y a une émeute, la demeure bourgeoise des principaux protagonistes est envahie… » A la création de la pièce, le 24 octobre 1905 au Théâtre d’art de Moscou, le public crut même que la réalité avait rattrapé la fiction lors de la scène où une foule d’une quarantaine de figurants envahissait le plateau en tirant des coups de feu. Il fallut interrompre le spectacle et rassurer les spectateurs… » Chez Gorki, on est dans une actualité politique immédiate alors que chez Tchekhov, on est protégé de tout ça. Les personnages s’occupent de choses très quotidiennes, à la fois banales et métaphysiques. Le politique est laissé assez loin. »
Assez loin aussi parce que le contexte des deux piècesest fondamentalement différent : Oncle Vania se passe au milieu des bois alors que Les Enfants du soleil prend la ville pour cadre. Mais entre les » rats des villes » de Gorki et les » rats des champs » de Tchekhov, il y a de nombreuses correspondances. » Gorki glisse vraiment des hommages à Tchekhov, qui a été une sorte de mentor pour lui, souligne Christophe Sermet. Il y a par exemple le personnage du vétérinaire, qui ressemble étrangement à Astrov, le médecin dans Vania. Les personnages féminins aussi. Ce sont souvent elles qui ont la force et le courage par rapport aux hommes qui sont plus veules. » Sur scène, ces correspondances se traduisent par une équipe artistique en partie semblable pour les deux pièces : les comédiens Yannick Renier, Philippe Jeusette et Francesco Italiano – dans une distribution de dix acteurs, fait devenu assez rare que pour être souligné -, Natacha Belova signant la traduction et l’adaptation, Simon Siegmann la scénographie et les lumières, et Maxime Bodson la création sonore.
Reste la question piège : pourquoi monter une pièce de 1905 aujourd’hui ? » Ce qui m’intéresse, plus que la situation, ce sont les discussions à l’intérieur de la pièce, répond le metteur en scène. Il y a ce reproche adressé à l’élite : » Vous vous êtes tellement éloignés des gens, vous les avez oubliés. » Cela résonne avec notre époque et rappelle tous ceux qui, déboussolés, sont prêts à voter pour les extrêmes. Mais on ne peut pas faire semblant qu’on ne sait pas ce qui s’est passé entre-temps. Il y a eu la révolution soviétique, le stalinisme, les purges, tout le XXe siècle jusqu’à Poutine et la victoire du capitalisme. Gorki a écrit cette pièce avec une grande naïveté, qu’on ne peut plus avoir. Pour lui, les utopies étaient encore ouvertes. La question à poser, c’est quelles sont les utopies aujourd’hui, alors qu’on pourrait penser qu’on a tout essayé. »
(1) Les Enfants du soleil, au Rideau de Bruxelles, du 26 avril au 20 mai www.rideaudebruxelles.be
PAR ESTELLE SPOTO
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