25 heures de la vie d’un homme

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

La maturité réussit à Spike Lee, auteur, avec La 25e Heure, d’un film profond, émouvant, d’une humanité vibrante, admirablement mis en scène et joué

(1) Un effacement accompli en coupant les plans en question, ou alors en  » gommant  » carrément les Twin Towers à l’aide d’un processus digital.

La prison attend Monty Brogan. Il a  » dealé « , il est tombé. Condamné à sept années de réclusion, il est attendu demain matin derrière les barreaux pour y purger sa peine. Son dernier jour de liberté, il entend le passer avec sa compagne, son père et ses deux meilleurs amis. A mesure que se consume le temps qui lui reste, Monty parle, écoute et, surtout, réfléchit à ce que seront sa survie en prison, sa fuite s’il renonce à se livrer, sa mort s’il en vient à se suicider. Autour de lui, ses proches l’écoutent, lui parlent, et réfléchissent aussi. A l’amour, à l’amitié, à la vie sans Monty, au sort de ce dernier, à la moins mauvaise manière de lui dire au revoir, peut-être même adieu. D’autres personnages se mêleront aux échanges, anciens clients et surtout anciens complices pour lesquels le silence du futur prisonnier est chose cruciale. Comme est important pour Monty de savoir qui l’a dénoncé, plus d’une voix lui soufflant que le mouchard pourrait être sa compagne…

La 25e Heure ( 25th Hour) est le meilleur film de Spike Lee depuis le fracassant Do the Right Thing (1989), le brûlot politique dont la découverte avait secoué le Festival de Cannes et révélé au monde un jeune auteur tout à la fois doué sur le plan du style et audacieux dans le choix de ses sujets. Celui qui allait ensuite réaliser, notamment, Jungle Fever, Malcolm X et Summer of Sam n’a sans doute plus la révolte, la colère qui lui faisaient aborder le cinéma comme un champ de bataille pour la cause afro-américaine, et comme un espace de débat sur un racisme dont il dénonça les effets persistants… tout en s’en rendant parfois lui-même coupable (les touches antisémites de Mo’Better Blues en témoignent). A 46 ans, l’homme a mûri, le créateur aussi, sous l’effet des hauts et des bas d’une carrière en dents de scie, des succès de prestige et des échecs commerciaux, de l’incompréhension, aussi, dont ses films sont encore trop souvent l’objet. Le premier réalisateur noir à avoir fait de son nom une référence dans le cinéma américain a vécu de quoi nourrir de son expérience intime le bilan existentiel qu’est La 25e Heure. Même si son héros est blanc, criminel et plus jeune…

A l’ombre des tours détruites

Au riche scénario de David Benioff, qui adapte son propre roman 24 Heures avant la nuit, Spike Lee a donc ajouté ses propres réflexions et interrogations sur le temps qui passe, les années perdues, la fidélité, en amour comme en amitié. Il a aussi et surtout, sur un coup de génie, eu l’idée d’introduire dans un film situé à New York les conséquences du choc du 11 septembre 2001. Le livre et le scénario avaient été écrits avant les attentats contre le World Trade Center mais, comme le tournage se déroulait après, le cinéaste eut vite la certitude qu’il fallait en tenir compte, qu’il serait  » irresponsable de filmer à Manhattan en faisant comme si rien n’était arrivé ! « . A l’extrême opposé des fausses pudeurs hollywoodiennes qui firent  » nettoyer  » tant de films déjà tournés de toute image montrant les tours jumelles encore debout (1), Lee a intégré la tragédie du 11 septembre non seulement au décor mais aussi à la trame même de La 25e Heure. L’espace béant où s’élevaient les Twin Towers s’affiche dans plusieurs scènes se déroulant dans le sud de Manhattan. Et une séquence importante prend place dans un appartement dont les fenêtres donnent directement sur  » Ground Zero « .

Ce choix a pour effet d’intensifier le drame se déroulant sous nos yeux, de l’inscrire dans l’atmosphère générale de désastre ressentie peu ou prou par tous les protagonistes principaux du film, habitants d’une ville désormais inquiète, fragilisée. Le fantôme des tours écroulées hante aussi forcément la dimension d’examen de conscience, individuel et collectif, que possède La 25e Heure. Les attentats invitent les New-Yorkais à l’introspection et à la réflexion, tout comme l’imminence de son incarcération force Monty Brogan à évaluer ses choix passés, ses options présentes et un avenir en forme de point d’interrogation.

Dans le rôle central, Edward Norton confirme qu’il est bel et bien l’acteur le plus passionnant de sa génération. Peur primale, Larry Flynt, American History X, Fight Club et le recent Red Dragon avaient démontré l’étendue du talent d’un artiste également très présent au théâtre, et qui trouve son plus beau rôle à ce jour devant la caméra de Spike Lee. Norton restitue admirablement le mélange de détermination et de désarroi qui baigne l’esprit de Monty, le dealer de drogue  » balancé  » par on ne sait qui et qu’un sourd regret teinté de remords mine désormais tandis que le compte à rebours s’achève.

Un riche microcosme

Autour d’Edward Norton, Spike Lee a rassemblé une distribution superbe, où brillent notamment Brian Cox dans le rôle du père de Monty, Rosario Dawson dans celui de sa compagne hispanique, et le tandem Philip Seymour Hoffman/Barry Pepper incarnant les deux amis d’enfance du condamné, Jacob, l’intellectuel enseignant, et Francis, le golden boy de Wall Street. Avec les mafieux russes qui s’ajoutent au tableau, c’est un véritable microcosme social et culturel de New York qu’a réuni le cinéaste. Un cadre humain riche, multiple et vivant dans lequel s’inscrivent remarquablement les ultimes ving-quatre heures d’homme libre de Monty Brogan. Au sommet de ses moyens de réalisateur, Lee crée une montée continue de tension dramatique et psychologique, une progression qui culminera dans une scène extraordinaire de force déchirante et de violence rédemptrice, avant que s’ébauche comme dans un rêve cette vingt-cinquième heure mystérieusement annoncée par le titre du film. Si Scorsese fait depuis toujours partie des modèles choisis par Spike pour inspirer son cinéma, l’élève s’est désormais hissé au niveau du maître, signant une £uvre singulière et puissante, bouleversante humainement et cinématographiquement accomplie. Une £uvre dont on ne saurait pas plus ressortir intact que de la geôle où un Monty Brogan terrifié se voit déjà humilié, violé, détruit. La 25e Heure fait partie de ces films où l’on vibre et que l’on quitte avec une foi renforcée dans ce que peut être l’homme lorsqu’il accepte ses faiblesses, ses erreurs, et une idée du bien et du mal échappant à la logique réductrice du prêche religieux ou patriotique, pour s’ouvrir à la perspective d’un monde simplement un petit peu plus vivable.

Louis Danvers

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