«Nous voyons autour de nous beaucoup plus d'expressions fortes d'amitié que d’autres choses», témoigne Constantin Sigov. © Getty images

Un an de guerre en Ukraine : «Nous allons gagner, cela ne fait aucun doute» (interview)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

«La défaite du régime terroriste russe est nécessaire pour que chaque famille en Europe puisse dormir en paix», affirme le philosophe ukrainien Constantin Sigov. Il rend un vibrant hommage à ses compatriotes qui risquent leur vie pour défendre nos libertés.

Directeur du Centre européen à l’université de Mohyla de Kiev, le philosophe Constantin Sigov est resté dans la capitale ukrainienne depuis le déclenchement de la guerre. Il continue de donner cours, en ligne, à ses étudiants et à témoigner de la situation des siens auprès des Européens de l’Ouest qui n’ont pas toujours perçu la réalité de la menace russe. Deux livres ont traduit ce combat: Quand l’Ukraine se lève (1), en 2022, et Le Courage de l’Ukraine (2), cette année.

Suivez notre live sur la guerre en Ukraine, toutes les dernières informations en direct

Le courage est-il la valeur dont les Ukrainiens ont le plus fait preuve au cours de cette année?

C’est plus qu’une valeur, c’est une vertu, c’est-à-dire la force au sens étymologique du terme. Le mot courage signifie aussi agir avec le cœur, avec tout son être. Ce qui a caractérisé les Ukrainiens tout au long de cette année de résistance, c’est précisément la capacité, pour soi-même et pour les autres, d’exercer son courage dans des actes concrets. Le Time Magazine a publié, le 15 février, une enquête à propos des événements qui se sont déroulés aux premiers jours de l’invasion russe à Yahidne, à une centaine de kilomètres de Kiev, près de l’endroit où j’étais avec ma femme, ma fille et ma mère le 24 février 2022. Près de 350 habitants du village ont été séquestrés par les soldats russes dans une école. Ils y sont restés pendant un mois dans des conditions dramatiques. Un des habitants a refusé de se coucher par terre comme le lui ordonnait un officier. Il lui a dit: «Je suis dans mon pays. Pourquoi devrais-je me mettre face contre terre?» Pourquoi en effet devait-il se soumettre à ce que George Orwell décrit, dans son livre 1984, comme «une botte piétinant un visage humain… éternellement»? Il a refusé. Il a été tué sur-le-champ. D’autres villageois ont courageusement réclamé aux agresseurs de pouvoir nourrir les enfants, de pouvoir faire un feu à l’extérieur de l’école pour venir en aide aux personnes âgées, parce que certaines avaient des difficultés à respirer dans la promiscuité du huis clos du bâtiment – plusieurs en sont mortes, d’ailleurs. Voilà une histoire qui ne parle pas des bombardements russes et des destructions d’immeubles par des missiles. Mais elle donne à voir concrètement comment des civils ordinaires ont pu malgré tout aider les autres à vivre et à surmonter cette épreuve. L’armée ukrainienne a libéré les gens enfermés dans cette école le 31 mars. Leur sort fait froid dans le dos. J’imagine que ma famille et moi aurions pu passer tout le mois de mars 2022 dans cette école au lieu d’être connectés avec le monde. Les villageois ne disposaient d’aucune information. Les soldats russes qui encerclaient l’école leur ont menti en prétendant que la totalité l’Ukraine était occupée et que la guerre était finie…

Le rappel de l’expérience des résistants belges pendant la Seconde Guerre mondiale devrait accroître encore la solidarité des Occidentaux avec les Ukrainiens.» Constantin Sigov, philosophe et professeur à l’université Mohyla de Kiev.

En mars 2022, vous avez écrit une Lettre de Kiev dans laquelle vous souligniez la dignité de vos compatriotes. Prévaut-elle toujours un an plus tard?

Plus que jamais. Parce que nous avons constamment présents devant nous les visages des personnes qui nous ont défendus et qui continuent à nous défendre, nous ne pouvons pas nous endormir. Nous ne pouvons pas être indifférents au fait que nous sommes encore libres grâce à eux, et que je peux vous parler en ce moment. Nous ne pouvons pas oublier que des gens risquent leur vie pour défendre notre liberté. Un exemple dans l’actualité: le 16 février, le titre de docteur honoris causa a été décerné par l’UCLouvain à la prix Nobel de la paix Oleksandra Matviichuk et, malgré tous les obstacles, elle était présente à Louvain-la-Neuve. Dans son discours, le recteur de l’université, Vincent Blondel, a très bien expliqué l’importance de prêter plus d’attention, au sein des universités mais aussi dans les parlements, aux gens courageux. Nous avons appris, tout au long de cette année de guerre, que la sagesse n’exclut pas le courage, au contraire. On dit que la peur est mauvaise conseillère. Pour éviter d’être influencés par de mauvais conseillers, il faut écouter les gens courageux. Oleksandra Matviichuk en fait partie. Depuis 2014, elle documente les crimes commis par les Russes en Crimée et dans le Donbass. Elle œuvre pour la justice. Nous sommes face à une double urgence: renforcer notre défense, notre capacité à ne pas céder davantage de villes et de villages et à ne pas les exposer à des atrocités, et établir la justice.

Constantin Sigov
Constantin Sigov © dr

«Nous nous défendons, nous vous défendons», a lancé Volodymyr Zelensky au Parlement européen. Le destin des Ukrainiens est-il désormais définitivement lié à celui des Européens?

La question de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne est posée depuis une dizaine d’années déjà. Les Ukrainiens se battent pour retourner tout simplement dans la famille européenne à laquelle ils appartiennent depuis toujours, à travers leur histoire et leur culture. Le Rideau de fer et le Mur de Berlin ont artificiellement et violemment coupé ce lien. La révolution de Maïdan a adressé un signal très fort en ce sens en associant le drapeau européen et le drapeau ukrainien. Les manifestants de 2014 ont mis en forme le choix qui se présentait à nous: l’Europe ou la mort. Ils ont donné leur vie pour ce choix. Il n’est plus possible d’opposer d’un côté l’Europe, de l’autre la nation, ce qui est assez souvent le cas, par exemple en Hongrie et dans les partis d’extrême droite en France ou ailleurs en Europe. C’est une vision anachronique. La guerre en Ukraine nous montre que penser la sécurité d’un pays, être capable de résister à la tyrannie et, en l’occurrence, à la rage néo-impériale poutiniste, implique de réaffirmer la solidarité européenne et la forme politique de l’Union européenne. Un an après le début du conflit, il faut tourner la page d’histoire précédente qui a opposé l’identité locale et l’identité européenne. Pour nous, Ukrainiens, la défense de la nation et la défense de l’Europe, c’est exactement la même chose. Elles sont indissociables. Elles se renforcent l’une l’autre.

L’invasion russe est-elle une réminiscence du totalitarisme soviétique?

L’idée que l’on peut impunément envahir les pays voisins provient du culte stalinien de Vladimir Poutine et de son entourage. Leur idolâtrie s’est exprimée par la volonté de réinstaller des statues de Staline à la fois à Volgograd, renommée Stalingrad, mais, surtout, dans les territoires occupés récemment en Ukraine. Au lieu d’apporter aux habitants de ces territoires, qui souffrent de la destruction de leur vie quotidienne, des vivres et de l’électricité, les Russes les pourvoient en statues de bronze de Staline et de Lénine. Il y a quelque chose de profondément barbare à sacrifier des vies humaines à cette idolâtrie anachronique.

Comprenez-vous les hésitations des alliés à livrer des armements aux Ukrainiens?

Justement, c’est l’expérience historique qui permet à certains de percevoir les événements de manière plus claire. Lorsqu’on a éprouvé dans son corps – social, politique, national – le danger existentiel représenté par la menace russe, on ne se fait plus d’illusions, on n’a pas d’excuse à retarder l’aide qui pourrait épargner des vies humaines au quotidien. C’est le cas en Estonie, en Lituanie, en République tchèque… La présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, a évoqué un danger existentiel pour l’Union européenne. L’expérience éprouvée dans le passé par les pays d’Europe centrale s’est répandue. Elle est sans doute mieux comprise aujourd’hui en Europe occidentale. Mais il y a encore du chemin à parcourir. Je pense en particulier aux médias. Il est très important qu’à Bruxelles, au cœur même de l’Europe, une prise de conscience plus forte s’opère à propos de ce danger existentiel. J’ai étudié comment la Belgique a été envahie par le régime nazi en 1940, comment l’université de Louvain a été incendiée par les Allemands en 1914, comment la charte du XVe siècle fondant l’institution a été détruite à cette occasion. Quand on parle de danger existentiel, il faut se remémorer ce qu’ont vécu les résistants en Belgique. Le rappel de cette expérience devrait accroître encore la solidarité des Occidentaux à l’égard des Ukrainiens.

La lauréate du prix Nobel de la paix 2022, Oleksandra Matviichuk, honorée d’un titre de docteur honoris causa par l’UCLouvain: la reconnaissance d’un combat pour la justice.
La lauréate du prix Nobel de la paix 2022, Oleksandra Matviichuk, honorée d’un titre de docteur honoris causa par l’UCLouvain: la reconnaissance d’un combat pour la justice. © belga image

Les dirigeants européens ont-ils été trop naïfs face à Vladimir Poutine?

Dans les années passées, ceux qui voyaient clair dans les intentions de la Russie ont été marginalisés et traités d’alarmistes. C’est tout à l’honneur du président allemand Frank-Walter Steinmeier d’avoir reconnu qu’il s’était trompé dans sa politique à l’égard de la Russie après l’annexion de la Crimée (NDLR: il a été ministre des Affaires étrangères de 2013 à 2017). Cette autocritique est nécessaire de la part des autres responsables politiques en Europe. Ils devraient écouter davantage les personnes qui ont une expertise sur la situation en Europe centrale avant de prendre des décisions. Voyez le débat sur l’aide militaire à l’Ukraine, qui dure depuis un an. Sur tous les plans, y compris économique, l’Europe aurait gagné à prendre des décisions plus musclées dès février ou mars 2022 au lieu de laisser les Russes détruire des villes, des infrastructures, des habitations et, surtout, des vies humaines. Cela ne fait aucun doute, nous allons gagner cette guerre. Nous sommes obligés. La défaite du régime terroriste russe est nécessaire pour que nous, et chaque famille en Europe, puissions dormir en paix. Quel jugement porterons-nous, nous, Ukrainiens, dans un an ou dans cinq ans, sur les actes de chacun face à ces épreuves? Nous nous demanderons qui, et pour quelles raisons, s’est montré frileux à défendre notre liberté. D’autant qu’il est de plus en plus difficile de dissimuler cela. Chaque action, y compris sur le terrain, est filmée et enregistrée. Ne dit-on pas qu’il s’agit de la première guerre connectée, sans commune mesure avec les précédents conflits en Europe? Le sens de la responsabilité de chacun sera donc scruté.

Quand on vit toutes ces épreuves, chacun devient plus philosophe, plus tourné vers des interrogations existentielles, plus solide en son for intérieur.

A la fin, ces actes seront portés au crédit ou pas de chaque dirigeant?

Le président tchèque qui a été élu le 28 janvier, Petr Pavel, a expliqué très clairement qu’il fallait donner tous les moyens à l’Ukraine pour défaire le régime terroriste de Poutine, hormis le recours aux armes nucléaires. Jusqu’au début des années 1990, l’Ukraine était dépositaire de l’un des plus importants arsenaux d’armes nucléaires. Aujourd’hui, plusieurs Etats cherchent à se doter de cette arme pour se protéger. D’où l’importance d’envoyer le signal à la communauté internationale que l’on peut se défendre, être en sécurité et maintenir l’ordre international sans être muni de ce type d’armement. C’est une lutte absolument décisive pour éviter de voir prospérer la loi du plus fort, la prolifération de l’arme nucléaire et se déliter un peu plus encore l’ordre international.

© National

En quoi le peuple ukrainien a-t-il changé en un an?

Quand on vit toutes les épreuves qui se sont abattues sur notre nation et sur les meilleurs, peut-être, d’entre nous, chacun devient plus philosophe, plus tourné vers des interrogations existentielles, plus solide en son for intérieur. A la fin de mon livre Le Courage de l’Ukraine, je cite cette parole de Maurice Blanchot (NDLR: romancier et philosophe français 1907 – 2003): «L’homme est l’indestructible qui peut être détruit.» C’est notre réalité. D’une part, nous constatons chaque jour l’appel à la vocation infinie de chaque être humain. Il suffit pour cela de voir le regard des enfants qui souffrent et qui aspirent à un avenir totalement différent, à «voir des étoiles» comme le disait Kant. D’autre part, la destruction mortifère renverse notre regard sur le ciel, l’endroit d’où, pour nous, vient le danger, notre orientation dans le monde, notre façon de sentir la terre, le ciel… Je dirais en définitive que notre horizon, aujourd’hui, est constitué par ceux qui, partout, ont le courage nécessaire et à qui nous devons tout. A cette aune-là, nous voyons paradoxalement autour de nous beaucoup plus d’expressions fortes d’amitié que d’autres choses. Cela en dit long aussi sur la nature humaine et sur les vertus de notre société.

(1) Quand l’Ukraine se lève, par Constantin Sigov et Laure Mandeville, Talent éditions, 272 p.

(2) Le Courage de l’Ukraine, par Constantin Sigov, Cerf, 202 p.

Trois idées fortes

Des propos de Constantin Sigov, on peut retenir trois idées fortes de nature politique.

• Il faut cesser d’opposer les nations et l’Europe. Pour les Ukrainiens, leur défense participe du même combat.

• Dans leurs prises de décision, les Européens seraient bien avisés de s’inspirer de ceux qui ont l’expérience de la menace russe.

• Prouver que l’Ukraine peut résister à l’agression russe sans détenir l’arme nucléaire est un signal positif dans la lutte contre la prolifération de ce type d’armement.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire