Un groupe de prière à El Paso, l’occasion de rencontres entre anciens et nouveaux migrants. © Brian Widdis

«Tout le monde préfère vivre dans son pays»: reportage à El Paso, porte d’entrée des migrants latino-américains

Maxence Dozin
Maxence Dozin Journaliste. Correspondant du Vif aux Etats-Unis.

El Paso, au Texas, est la première étape américaine pour les migrants d’Amérique centrale et du Sud. L’heure de la débrouille avant d’espérer trouver un travail plus au nord.

José Antonio Natera Bello a 48 ans. Maçon de formation, il fait partie des milliers de Vénézuéliens arrivés à la frontière américaine fin décembre 2022. Pourtant détenteur des premières réserves mondiales de pétrole, le Venezuela s’est écroulé économiquement depuis la fin de l’ère du président Hugo Chavez, en 2013. Le salaire moyen y a été divisé par vingt en dix ans pour s’établir aujourd’hui à 25 dollars par mois. José Antonio Natera Bello a marché pendant quatre mois et demi sur près de six mille kilomètres pour relier Caracas, la capitale vénézuélienne, à El Paso, ville du Texas située sur la frontière. Il a traversé huit pays latino-américains, entre villes et forêts, de la Colombie au Mexique en passant, entre autres, par le Nicaragua. «Les conditions économiques au Venezuela ne permettent plus de nourrir décemment ma famille. Un kilo de viande hachée coûte l’équivalent de trois jours de travail», soupire ce père de deux enfants. Il a donc pris la route, laissant à Caracas sa compagne, avec laquelle il reste en contact grâce aux réseaux sociaux. Il espère gagner le Canada, le pays le mieux à même, à ses yeux, de lui fournir une situation professionnelle qui l’autoriserait à envoyer régulièrement de l’argent au pays.

Nous n’avons plus les ressources pour assister ces centaines de migrants journaliers.

Arrivé lui aussi à El Paso en provenance du Venezuela, José Gregorio raconte que la route est semée d’embûches, surtout au Mexique, réputé pour la violence de ses cartels: «Les gens, là-bas, partent du principe que tous les Vénézuéliens qui migrent vers les Etats-Unis ont de la famille sur place. Ils vous kidnappent pour vous extorquer de l’argent. Or, nous n’avons rien. Et, dans une écrasante majorité, nous ne connaissons personne aux Etats-Unis.» L’exode n’a pas été facile pour ce jeune homme, lui aussi père de deux enfants. Parti avec plusieurs amis, il a fait une partie du voyage debout dans des trains de marchandises et s’est blessé au genou en sautant de l’un de ceux-ci. Cet incident a paradoxalement rendu son début de séjour aux Etats-Unis moins rude. En tant que blessé, il est logé, au chaud, dans un gymnase du centre-ville d’El Paso surveillé par des volontaires américains, dont une religieuse catholique, sœur Sandra, originaire de Californie, qui assiste les migrants à l’entame dans leur aventure américaine. «Les frontières dites ouvertes telles qu’elles prévalaient dans le système en vigueur avant 1996, à défaut de constituer un modèle parfait, avaient l’avantage de permettre aux migrants d’aller et venir en fonction des nécessités économiques. Tout le monde préfère vivre dans son propre pays», assure-t-elle.

Travailler, puis le bus

Mi-décembre, alors que tout indiquait que les mesures de l’ère Covid dites du «titre 42» seraient levées, des dizaines de milliers d’individus ont traversé illégalement la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. El Paso a rapidement été submergée. Les deux refuges de la ville ayant renoncé à accueillir davantage de personnes, le centre de convention fut transformé en structure d’accueil d’urgence, avec mille lits mis à disposition des familles. Les jeunes hommes venus seuls, en revanche, furent pour la plupart refoulés à l’extérieur. Beaucoup se sont retrouvés autour de l’église du Sacré-Cœur, connue pour offrir une zone refuge aux migrants. Selon une convention tacite, les forces de la police des frontières (ICE) renoncent à y opérer des raids pour appréhender les personnes en situation irrégulière.

© Brian Widdis

A l’église, ils se sentent en sécurité. Ils s’y installent pour une certaine durée avant d’entreprendre leur voyage à l’intérieur des Etats-Unis. En attendant, ils tentent de monnayer leur force de travail à la journée, dans les environs de la zone, au risque d’être interceptés par l’ICE. En cette mi-janvier, Jackson, la vingtaine, venu également du Venezuela, a réussi à trouver de l’embauche à la journée, contre 80 dollars. Avec ses amis et sa fiancée, il dort en face de l’église, sur une terrasse munie d’un auvent, laissée à leur disposition par le propriétaire. Il pourra, avec quelques journées de travail supplémentaires, réunir suffisamment d’argent pour prendre un bus et se rendre dans une des villes où il espère entamer une nouvelle vie. New York et Boston ont sa préférence. En soirée, des veillées en chansons et en prières sont organisées. Les jeunes sont les plus nombreux. Quelques individus plus âgés, comme José Antonio, se sont joints aux lectures de la Bible: «Les plus jeunes demandeurs d’asile, en majorité des tire-au-flanc, donnent de nous une mauvaise image à l’opinion publique américaine. Nous, nous sommes prêts à travailler dur. Le premier boulot sera le bon», assure-t-il.

A l’exception des blessés, des malades et de quelques femmes et enfants autorisés à dormir dans le gymnase attenant à l’église, l’essentiel des réfugiés loge dehors, et se protège du froid grâce aux centaines de couvertures fournies par la Croix-Rouge américaine. De nombreux volontaires sont également présents, comme Rachel, grand-mère débarquée de Californie avec des nouilles faites maison, cuisinées en grande quantité. Les réfugiés se pressent par dizaines pour profiter de l’aubaine. Plus loin, sur l’avenue Father Rahm, la municipalité a mis deux bus à disposition pour que les moins valides puissent dormir au chaud. Le maire démocrate d’El Paso, Oscar Leeser, est connu pour être soucieux du sort des migrants. L’immigration dite «illégale», dont le flot ne faiblit pas dans sa ville, prend, du moins en ce début de 2023, des proportions dignes d’une crise humanitaire.

Le «mur de Trump» est ouvert sur plusieurs sections, permettant le passage des propriétaires de ranch.

Entre deux mondes

La ville d’El Paso, nichée au cœur d’un relief montagneux et aride, est la plus importante porte d’entrée de l’immigration latino-américaine aux Etats-Unis. Après San Diego, en Californie, elle est la ville la plus peuplée située sur la frontière avec le Mexique. Dans les rues du centre-ville, tout respire l’esprit «tex-mex». Dans les magasins, on parle autant anglais qu’espagnol. La main-d’œuvre non qualifiée y est essentiellement hispanique. D’ailleurs, nombreux sont les employés de restaurant ou d’hôtel munis d’un passeport américain qui rentrent le soir du côté mexicain de la frontière, où les loyers sont nettement moins élevés. C’est là que se trouve la ville de Ciudad Juárez, un million et demi d’habitants, jumelle d’El Paso, réputée être un des endroits les plus violents du monde en raison du trafic d’êtres humains et du commerce de la drogue. Le fentanyl, la nouvelle substance qui fait des ravages dans les rues des villes pauvres des Etats-Unis, est fabriqué essentiellement au Mexique, et El Paso est un de ses points de passage privilégiés. Au poste-frontière, les agents ne contrôlent qu’une infime partie des voitures entrant sur le territoire américain. Les prises sont toutefois nombreuses et fréquentes. Pour le trafic d’êtres humains, les peines potentielles sont la plupart du temps assez dissuasives. Mais il arrive que des cas tragiques défraient la chronique, comme lorsque 51 migrants furent retrouvés morts à bord d’un camion intercepté à San Antonio, à l’est du Texas, en juin 2022.

A l’église du Sacré-Cœur d’El Paso, des bénévoles distribuent de l’aide alimentaire aux migrants.
A l’église du Sacré-Cœur d’El Paso, des bénévoles distribuent de l’aide alimentaire aux migrants. © Brian Widdis

Sur les 2 500 kilomètres le long du Rio Grande, dans un paysage désertique presque sans discontinuer, quatre autres points d’entrée principaux sont disputés par les demandeurs d’asile: Del Rio, Presidio, Eagle Pass et McAllen. Toutes ces villes ont des jumelles mexicaines, elles aussi touchées par l’afflux de réfugiés de mi-décembre dernier, avant que la Cour suprême des Etats-Unis décide finalement de maintenir les mesures du «titre 42». Certaines, comme Eagle Pass, sont bordées par endroits par le «mur de Trump». Il est, sur plusieurs sections, ouvert, permettant aux propriétaires de ranch assis sur les deux côtés de la frontière d’aller et venir. A proximité de l’un de ces passages, à côté du mur, deux chiens assoiffés vagabondent. La police des frontières, présente sur les lieux, prévient: «Il est fréquent que des migrants fassent tout le trajet vers les Etats-Unis avec leur animal de compagnie, mais ils doivent l’abonner une fois arrivés côté américain.»

A Eagle Pass, justement, le maire Rolando Salinas, lassé de voir arriver des migrants «illégaux» dans sa ville, a fait installer, pour protéger son territoire, des dizaines de conteneurs de fret le long du parcours de golf et des terrains de jeux qui forment la zone frontalière avec sa jumelle mexicaine de Piedras Negras. «Nous n’avons plus les ressources suffisantes pour assister les centaines de migrants qui tentent chaque jour de traverser la frontière. La solution des conteneurs nous a semblé indiquée pour parer à l’absence du mur à ces endroits.»

Une ère révolue

Retour à El Paso. Carlos, Mexicain arrivé sur le territoire américain dans les années 1980, s’est joint au groupe de prière organisé en ce début de soirée. Il n’est pas prêtre, mais son éloquence dans la lecture de la Bible captive l’assistance, nombreuse. Le visage de la migration a bien changé depuis la fin du siècle dernier et les tentatives de l’administration Clinton de «criminaliser» les demandeurs d’asile: «Je me rappelle l’époque où, à El Paso, les passeurs demandaient à quiconque voulant traverser les eaux du Rio Grande quelques dollars pour le faire sur une embarcation pneumatique. Certains arrivaient pour quelques mois mais, comme la frontière était “ouverte”, d’autres venaient simplement faire leurs courses en territoire américain et rentraient chez eux la nuit tombée.» José Antonio, le Vénézuélien, n’aura pas cette chance: après quelques jours à patienter du côté de l’église du Sacré-Cœur, il a été appréhendé par la police des frontières et renvoyé à Ciudad Juarez. Quelques semaines plus tard, il y patientait toujours, attendant de retenter sa chance rapidement. Mais l’argent lui manquait. Du côté mexicain de la frontière, malgré l’aide procurée par des associations locales, difficile pour lui de travailler. Il devra, pour poursuivre son rêve, recommencer la même aventure ; passer de l’autre côté de la barrière métallique haute de six mètres qui sépare les deux villes, se frayer un chemin vers l’église et attendre de se remplir à nouveau les poches. Un jour peut-être, le Canada.

Reportage réalisé avec le soutien financier du Fonds pour le Journalisme.

Une législation mouvante

Les Etats-Unis se sont construits sur des vagues d’immigration successives, européennes en majorité. La présence latino- américaine s’est fait sentir à partir du milieu des années 1960. Une immigration essentiellement économique. Jusqu’au mitan des années 1990, les frontières étaient réputées «ouvertes». «Un tournant a été pris en 1996 par l’administration Clinton sous la pression des républicains, à une époque où l’opinion publique était franchement opposée à l’immigration de masse. Washington a décidé de décourager coûte que coûte l’immigration, précise Hiroshi Motomura, professeur de droit à l’université UCLA (Californie) et spécialiste de l’immigration. Ceux qui voulaient demander une naturalisation par mariage, regroupement familial ou par opportunité professionnelle et qui se trouvaient déjà sur le territoire américain ont soudain été forcés d’accepter une période d’expulsion préalable de trois à dix ans avant de pouvoir y prétendre, de manière telle que plus personne parmi les gens installés de longue date mais “sans-papiers” n’a osé la demander. Tout le monde, y compris les nouveaux arrivants, a préféré se fondre dans la nature hors de tout cadre légal.» Le nombre d’individus opérant des allers et retours à travers la frontière a chuté en masse et le nombre de migrants dits «illégaux» est passé, en vingt ans, de trois à près de seize millions. «Cette réforme de l’immigration fut un échec car elle a prouvé qu’un contrôle plus strict ne participe pas à freiner l’immigration illégale», conclut le professeur Hiroshi Motomura. Joe Biden s’est rendu à El Paso, le 9 janvier, pressé par l’opinion publique alertée par ce qui s’apparente à une crise humanitaire majeure. Il dispose de peu d’options pour procéder à une réforme de l’immigration. Les démocrates et les républicains ne sont d’accord sur rien en la matière. Mais ils n’ignorent pas que l’immigration illégale et le travail au noir poussent les prix de production vers le bas et profitent à l’économie américaine.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire