Marine Le Pen l'affirme : elle ne veut pas "tout casser". Si elle gagne, elle devra néanmoins donner des gages à son électorat. © P. ROSSIGNOL/REUTERS

Si elle est élue présidente… de région

En cas de victoire en Nord-Pas-de-Calais-Picardie, Marine Le Pen modifierait-elle significativement la politique du conseil régional, comme le croient ses électeurs ? Pas si simple…

Si c’est elle, ce sera sans lui. Alexandre Becquet a pris sa décision : en cas de victoire de Marine Le Pen dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie, le 13 décembre, au second tour des élections régionales françaises, ce graphiste indépendant de 42 ans… déménagera le siège social de son entreprise. « Il est hors de question que, demain, on me dise : « Ah, vous êtes de la région de la présidente du Front national ? » C’est au-delà de mes limites », explique-t-il. Lui qui travaille aujourd’hui dans la baie de Somme s’installera donc dans le département voisin de la Seine-Maritime. « Je louerai des locaux. Cela augmentera mes coûts, mais tant pis : j’aurai l’esprit serein. » Et cela lui sera d’autant plus facile qu’il n’a pas encore d’employés.

Combien la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie compte-t-elle d’Alexandre Becquet ? « Ce n’est pas un cas isolé », assure le patron de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises de Picardie, Sébastien Horemans, qui attire également l’attention sur un autre point : « Des investissements vont être annulés. Moi-même, je reviens du Togo, où nous préparons un partenariat agro-industriel avec ce pays à fort potentiel. A la clé, il y a des emplois prévus ici, mais tous mes interlocuteurs m’ont adressé le même message : « Si Marine Le Pen est élue, on annule tout ». » Quant à Luc Doublet, il s’inquiète surtout pour le recrutement des cadres : « Les personnes les plus qualifiées n’ont pas forcément envie de travailler avec des collègues qui votent FN », s’alarme le PDG d’une entreprise de drapeaux, proche de Jean-Louis Borloo, l’ancien dirigeant centriste.

Ces témoignages ravissent évidemment les socialistes. « L’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen serait une catastrophe pour la région, alerte Pierre de Saintignon, leur chef de file. Ses positions idéologiques sur la sortie de l’euro et la fermeture des frontières sont en complet décalage avec un territoire comme le nôtre, tourné vers l’international. Je rappelle qu’ici, 1 salarié sur 11 travaille dans une entreprise à capitaux étrangers ! »

Marine Le Pen balaie ces arguments d’un revers de la main. « On nous a tenu le même discours avant les municipales, réplique la présidente du FN. Si nous gagnions, la ruine était supposée s’abattre sur nos communes, les entreprises devaient les fuir et les commerces fermer ! Rien de tout cela ne s’est passé, et il en sera de même si j’emporte la région. Au contraire, je mènerai une politique favorable aux entreprises en facilitant les transports, le très haut débit et la formation des salariés. »

Gagner en crédibilité en vue de la présidentielle

Elle en est certaine : dans leur immense majorité, les patrons seront « pragmatiques ». Comme un symbole, Christophe Bonduelle, qui dirige l’entreprise du même nom, a d’ailleurs tenu à se désolidariser de son parent, Bruno, 82 ans, grande figure du patronat nordiste, après que celui-ci a publié une vigoureuse tribune titrée : « No pasaran ». Le PDG l’a fait directement savoir à Marine Le Pen : « La famille Bonduelle que je représente n’est en rien solidaire des propos récemment tenus par Bruno Bonduelle à l’encontre de votre formation politique. » Eclairant.

De fait, très peu de voix, hormis celle du quotidien régional La voix du Nord, s’élèvent contre l’éventuelle victoire de la présidente du FN qui, « pour la première fois », se réjouit-elle, a même été reçue par toutes les organisations patronales. Peur des représailles ? En partie. Mais pas seulement. La plupart des chefs d’entreprise n’ont pas envie, par un discours alarmiste, de faire fuir les investisseurs. D’autant que les conseils régionaux ont surtout un rôle technique. « Entre les trains express régionaux, les lycées et la formation professionnelle, de 95 à 97 % des dépenses des conseils régionaux sont contraintes », rappelle Jean-Luc Boeuf, spécialiste des pouvoirs locaux (1). Certes, la récente réforme territoriale leur accorde un rôle de chef de file dans le domaine économique, mais cela ne veut pas dire qu’en cas de succès Marine Le Pen pourra rétablir le franc dans la région ni bloquer les flux migratoires. Au demeurant, une grande partie des énergies sera absorbée par la fusion entre le Nord-Pas-de-Calais et la Picardie. Le voudrait-elle, Marine Le Pen n’aurait pas vraiment les moyens de multiplier les mesures spectaculaires.

De toute manière, la patronne du FN n’a pas forcément intérêt à renverser la table. « Je ne veux pas tout casser ! » reconnaît-elle. La lecture de son programme est éclairante. Lutte contre les déserts médicaux, aide à l’isolation des logements, soutien aux « pôles d’excellence » de la région… Et pour cause. Sa priorité est autre : gagner en crédibilité en vue de la présidentielle. « Elle va adopter un profil gestionnaire, en tout cas jusqu’en 2017 », prévoit d’ailleurs Xavier Bertrand, son concurrent des Républicains.

Cela ne veut pas dire que rien ne changerait. Simplement, si modifications il y a, elles auront lieu à la marge, dans des domaines choisis pour frapper les esprits. « Supprimer les subventions visant à l’installation des migrants », par exemple. Ou encore « favoriser une politique du manger français ». Clin d’oeil aux artisans et aux patrons de PME – deux catégories très favorables au FN -, Marine Le Pen promet aussi de « donner priorité aux entreprises locales ». Cela contrevient aux règles de la concurrence ? Qu’à cela ne tienne. « Nous contournerons cette difficulté en pondérant fortement les critères sociaux et environnementaux, précise l’un de ses bras droits, Philippe Eymery. Quand vous accordez 90 % de la note au prix, vous favorisez mécaniquement les entreprises à bas coût des pays en développement. Mais si vous donnez 40 % de la note à l’environnement, 40 % au social et seulement 20 % au prix, vous favorisez de fait les sociétés nordistes et picardes. C’est ce que nous ferons. » Une version contestée par le chef de file des socialistes, Pierre de Saintignon. « C’est de la poudre aux yeux ! Sur les 577 marchés publics passés ces douze derniers mois par la région, 80 % ont été attribués à des entreprises locales et 98 % à des entreprises françaises ! »

Si les chefs d’entreprise et les élus locaux ne sont pas armés pour s’opposer à leur éventuelle nouvelle présidente de région, l’Union européenne le ferait-elle ? Pas sûr. Les aides importantes que l’Europe accorde au Nord-Pas-de-Calais-Picardie (fonds structurels, PAC, etc.) sont allouées selon des critères techniques « objectifs », comme la richesse par habitant. Impossible de les bouleverser arbitrairement, d’autant que cela aurait des conséquences dans l’ensemble des pays de l’Union. « Les subventions européennes ne seront pas modifiées si Mme Le Pen l’emporte », confirme- t-on à la Commission de Bruxelles.

Quant à l’Etat, il sera dans une position incommode. Reverrait-il à la baisse ses investissements dans la région ? « Non, répond sans hésiter Marylise Lebranchu, ministre française de la Décentralisation, qui précise cependant qu’elle s’exprime à titre personnel. Premièrement, nous sommes dans un Etat de droit. Deuxièmement, le gouvernement n’agit pas en fonction de la couleur politique des élus, mais en pensant aux lycéens, aux entrepreneurs, aux apprentis et aux habitants. » Une position approuvée par Daniel Percheron, président PS sortant du Nord-Pas-de-Calais. « Un retrait de l’Etat serait criminel à l’égard d’une région qui est déjà en difficulté, et qui le serait encore plus si un parti néofascisant en prenait la tête. » Au demeurant, « punir » les électeurs d’avoir élu Marine Le Pen ne serait sans doute pas le meilleur moyen de les convaincre de voter Hollande lors de la présidentielle de 2017…

2017 : tel est, bien sûr, le véritable horizon de Marine Le Pen. C’est pourquoi, en cas de victoire à Lille, elle ne cherchera pas à faire des vagues, mais à démontrer sa capacité de gestion à la tête d’une grande collectivité peuplée de 6 millions d’habitants. Car elle l’a parfaitement compris : toute provocation risquerait non seulement de la décrédibiliser dans sa course à l’Elysée, mais aussi de remobiliser les abstentionnistes de gauche, dont la passivité explique en partie les hauts scores du Front national.

Toute la difficulté, pour elle, consistera à prendre tout de même quelques mesures symboliques, sous peine de décevoir son propre électorat. Tant il est vrai qu’il est plus facile de séduire l’opinion en s’opposant qu’en exerçant le pouvoir…

(1) Auteur d’Un seul lit pour deux rêves. La France et ses régions. Primset éd., 175 p.

Par Michel Feltin-Palas

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