Nord Stream
Nord Stream © Getty

Qui a saboté les gazoducs Nord Stream ?

Trois fuites importantes dans deux gazoducs en une journée. C’est beaucoup pour n’être qu’une simple coïncidence. Or si c’est du sabotage, ça ne peut être qu’une opération d’État. La question est alors qui et dans quel but ?                                                                                                             

L’inspection des deux gazoducs endommagés par des explosions sous-marines au large d’une île danoise dans la Baltique ne pourra se faire avant une à deux semaines en raison des remous, selon le ministre danois de la Défense Morten Bødskov, mais tout semble indiquer un sabotage. S’il faudra peut-être du temps pour que la vérité émerge de façon crédible, certains analystes observent que le flou profite à beaucoup d’acteurs.

Pourquoi ce n’est pas juste une simple fuite ?

Trois fuites de gaz se sont produites lundi au large de l’île danoise de Bornholm, dans la mer Baltique. Deux dans le gazoduc Nord Stream 1 et une dans le Nord Stream 2. Il s’agit de trois pipelines relativement neufs, en acier et dotés d’une épaisse couche de protection en béton. Il est presque impossible qu’ils connaissent au même moment une avarie.

La piste du sabotage est aussi étayée par le fait que les stations de surveillance sismologique suédoises ont détecté deux explosions dans la zone des fuites à 2 heures du matin et à 7 heures de l’après-midi lundi, dont l’une avait une puissance de 2,3 sur l’échelle de Richter. Selon Björn Lund, directeur du Réseau sismologique national suédois, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une explosion ou d’une déflagration ». Ces fuites sont aussi spectaculaires puisqu’elles sont visibles sur les radars des navires voisins et que des bulles de gaz de 200 mètres à 1 kilomètre de diamètre se sont formées à la surface de l’eau.

Enfin, même du côté des autorités, on n’hésite plus à parler de sabotage. Ainsi pour Mette Frederiksen, la Première ministre danoise, elles sont dues à des « actes délibérés » et pas à un « accident ». La thèse d’un sabotage délibéré est confortée par le fait qu’outre la profondeur des eaux, les trous par lequel s’échappe le gaz sont « trop gros » pour être de cause accidentelle et qu’ils ont été provoqués « par des détonations », a encore détaillé le ministre de l’Energie Dan Jørgensen. La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a elle aussi évoqué mardi soir « un acte de sabotage ».

Un sabotage complexe dans une zone surveillée

La zone où a eu lieu les explosions est hautement surveillée depuis des décennies bien que survenues dans les eaux territoriales internationales où chacun peut circuler. « Dans le passé, l’URSS basait des sous-marins espions avec des capacités spéciales d’ingénierie sur les fonds marins », rappelle l’analyste naval indépendant HI Sutton sur Twitter. « Aujourd’hui, la marine russe dispose de la plus grande flotte de sous-marins espions dans le monde. Ils sont basés en Arctique. Ils seraient capables de dégrader un pipeline dans la Baltique », assure encore Sutton, bien qu’il jugeait l’hypothèse « improbable ».

L’opération nécessite par contre d’intervenir par 70 mètres de fond. « C’est du lourd. Abîmer deux gazoducs au fond de la mer est un événement important, donc un acteur étatique est probable« , note Lion Hirth, professeur à la Hertie School de Berlin, écartant implicitement l’acte terroriste ou crapuleux. Mais une armée compétente sait le faire.

Selon Julian Pawlak, de l’université Helmut Schmidt de Hambourg, « navires et sous-marins sont capables d’y déployer des plongeurs de combat en cachette » et autres véhicules sous-marins guidés à distance même si « la mer Baltique est confinée et peu profonde et chaque mouvement ou presque est traqué et observé par les Etats du littoral et leurs navires ». En réalité rien n’est impossible pour une armée rompue à l’art des opérations clandestines.  « Ca s’appelle une opération spéciale navale. Ce n’est pas facile mais ça se fait », résume la source militaire française.

Ainsi la zone est « parfaitement adaptée à des sous-marins de poche« , explique à l’AFP un haut responsable militaire français, évoquant soit l’option de nageurs de combat envoyés pour poser des charges, soit celle de la mine mobile ou du drone sous-marin. « Le drone part d’un sous-marin qui peut rester à plusieurs miles nautiques du point visé. Il largue son drone-mine, qui navigue à une petite dizaine de nœuds, à proximité du fond », explique-t-il. « La cible est fixe donc ce n’est pas très compliqué ». En revanche, l‘hypothèse de la torpille, utile plutôt pour une cible en mouvement, est selon lui moins plausible. L’explosion « correspond à plusieurs centaines de kilos équivalent TNT », précise-t-il. L’institut norvégien de sismologie NORSAR, spécialisé dans la détection de tremblements de terre et d’explosions nucléaires, a estimé la deuxième détonation à 700 kilos.

A qui profite le crime ?

En cas de sabotage, deux questions viennent immédiatement à l’esprit : qui et pourquoi ? 

Il y a peu de chance que ce soit l’Europe, pour la bonne raison qu’elle n’y aurait aucun intérêt. A court terme, cela ne change même rien pour elle puisque Moscou a déjà arrêté début septembre de livrer du gaz à l’Europe via Nord Stream 1, invoquant un problème technique sur les conduites de plus de 1.000 kilomètres qui relient la Russie à l’Allemagne. Les prix du gaz n’ont pas non plus montré de saut significatif : dans la matinée, le coût du TTF néerlandais, qui sert de référence, a pris 10%, avant de repartir à la baisse. Cette faible réaction s’explique par le fait que « la plupart des acteurs du marché » ne « croyaient plus aux livraisons russes » de gaz, selon Lion Hirth, expert à la Hertie School de Berlin. A plus long terme, ces incidents semblent planter le dernier clou au cercueil des flux de gaz russe vers l’Europe. « Avant, la reprise des livraisons via Nord Stream était improbable. Elle est devenue impossible« , résume Johan Lilliestam.

Les États-Unis ? Les États-Unis ont toujours été opposés aux pipelines Nord Stream, estimant qu’ils rendraient l’Europe trop dépendante de la Russie en matière d’énergie. Le président américain Joe Biden a même déclaré au début de l’année dans une vidéo qu' »il n’y aurait plus de Nord Stream 2″ si la Russie envahissait l’Ukraine avec des chars ou des troupes.  Interrogé sur la manière de procéder, il a répondu de manière évasive: « Je vous garantis que nous serons en mesure de le faire. »  Sauf qu’ils n’ont rien dû « faire » puisque la mise en service de Nord Stream 2, achevé en 2021 et destiné à doubler la capacité d’importation de gaz russe en Allemagne, a été suspendue en représailles à l’invasion de l’Ukraine.

L’Ukraine alors ?  Ce pays a, comme les États-Unis, toujours été un farouche opposant à Nord Stream puisque grâce à lui les Russes n’avaient plus besoin de traverser le territoire ukrainien avec leur gaz pour le vendre à l’Europe. Mais avec un pays en ruine, ce n’est peut-être plus leur première priorité. Sans parler du fait qu’après les fuites dans les gazoducs Nord Stream, l’approvisionnement en gaz russe via l’Ukraine est également menacé. La compagnie gazière publique russe Gazprom a lancé un avertissement à ce sujet mardi. Et puis si les Ukrainiens étaient à l’origine de l’attaque, ils risqueraient de perdre le soutien des pays européens.

Tous les regards se tournent donc vers Moscou, même si le Kremlin a également condamné l’incident. Moscou a récusé les soupçons « assez prévisibles » émis à son encontre par certaines capitales, estimant que cela était « stupide et absurde ». Les fuites touchant Nord Stream 1 et 2 sont « problématiques » pour Moscou, car le gaz russe qui s’en échappe « coûte très cher« , a fait valoir le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov.

Pour Simone Tagliapetra, chercheur pour le cercle de réflexion Bruegel, cela permettrait pourtant à la Russie de « créer un stress supplémentaire sur le marché du gaz». La Russie pourra « utiliser le sabotage comme prétexte » pour ne jamais reprendre ses livraisons, avance Tor Ivar Strømmen, chercheur à l’Académie navale royale norvégienne. Mais rendre inexploitable les conduites revient aussi à se priver d’un instrument de pression : « Si ce sont les Russes, pourquoi le faire sur les trois tuyaux ? », s’interroge Thierry Bros, expert en énergie et enseignant à Science-Po Paris. En même temps, Nord Stream 1 et 2 sont devenus de facto superflus puisque de toute façon, peu de gaz y passera.

Pourquoi maintenant ?

La Pologne, la Norvège et le Danemark ont inauguré mardi un gazoduc stratégique d’une capacité de 10 milliards de mètres cubes de gaz par an qui permettra aux Polonais et aux Européens de se rendre à terme plus indépendants des livraisons russes. Fortement dépendante par le passé du gaz russe, la Pologne tente depuis des années de réduire sa dépendance du grand voisin de l’Est et Baltic Pipe est le dernier des maillons nécessaire pour s’en séparer. Les premières livraisons via Baltic Pipe doivent commencer dès le 1er octobre.

Le sabotage pourrait donc être une réponse à ce nouveau gazoduc. Il pourrait aussi être un avertissement indiquant que les infrastructures énergétiques occidentales sont extrêmement vulnérables. Un conseiller du gouvernement ukrainien a ainsi suggéré que Moscou a détruit le pipeline dans lequel il a lui-même investi des milliards pour effrayer l’Occident. Une théorie plausible lorsqu’on sait que les autorités norvégiennes ont révélé que des drones suspects ont été signalés autour des plateformes pétrolières ces derniers temps. D’ailleurs, depuis que l’on sait qu’il est si facile de détruire des gazoducs sous-marins, le prix de l’essence a bondi de 20 %.

Le Danemark a de son côté dépêché sur place mardi deux navires militaires accompagnés d’hélicoptères et a placé en état d’alerte orange ses infrastructures énergétiques, le deuxième niveau de vigilance le plus élevé. La Norvège, désormais principal fournisseur de gaz de l’Europe, a annoncé le renforcement de la sécurité autour de ses installations pétrolières. La navigation a également été interdite dans un rayon de cinq milles nautiques (environ neuf kilomètres) autour des trois fuites, ainsi que leur survol dans un rayon d’un kilomètre.

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