Vladimir Poutine et le patriarche Kirill: une alliance au service de la Russie et de l’Eglise orthodoxe russe. © getty images

«Poutine et le patriarche Kirill tiennent à peu près le même langage que Ben Laden et al-Baghdadi» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les deux alliés voient dans l’orthodoxie un moyen de combattre l’Occident décadent, analyse l’historien des religions, Jean-François Colosimo.

Historien, théologien, spécialiste des religions, Jean-François Colosimo publie La Crucifixion de l’Ukraine (1). Décryptage des fondements religieux de la guerre en Ukraine.

Quelle est la place de la dimension religieuse dans la guerre en Ukraine?

Chez Vladimir Poutine, la motivation de la guerre est allée crescendo. Il a d’abord invoqué un droit à la légitime défense: la Russie aurait été encerclée par les forces de l’Otan qui voulaient sa destruction. Après, il est passé à un mobile humanitaire: il fallait sauver les populations russes et orthodoxes du Donbass qui étaient menacées de génocide par le régime de Kiev. Ensuite, il a ranimé le souvenir de ce que l’on nomme, en Russie, la Grande Guerre patriotique, la lutte entre le camp du bien et celui du mal pendant la Seconde Guerre mondiale: il allait mener la mission historique de «dénazifier» l’Ukraine. Enfin, il a soutenu que le conflit était une guerre contre l’Occident, apostat de son christianisme et menteur sur son droit spoliateur des ressources du monde. Cet Occident décadent et débauché avec sa néoreligion des droits de l’homme qui n’est jamais que le vecteur de sa volonté de puissance. L’ancienne lutte finale marxiste a pris des colorations religieuses. Vladimir Poutine et le patriarche de l’Eglise orthodoxe russe Kirill instrumentalisent la fracture au sein du monde chrétien qui remonte à l’an 800 (NDLR: date du couronnement de Charlemagne comme empereur par le pape Léon III au grand dam de Constantinople). A l’issue des invasions barbares, l’Empire romain est disloqué. Deux univers se font face, les mondes carolingien et byzantin, Rome et Constantinople. Ces deux mondes sont devenus étrangers d’un point de vue politique, culturel, linguistique et confessionnel. Ils vont s’affronter autour de l’urgence du moment, à savoir la conversion des Slaves qui, venus de très loin, ont fini par submerger l’Europe de l’Est, l’Europe centrale et les Balkans.

Comparée à la Russie, l’Ukraine est un monde d’une certaine douceur sociale.

Quel rôle joue Kiev dans cette confrontation entre Rome et Constantinople?

La confrontation des missionnaires carolingiens et byzantins, appelés par la suite latins et grecs, et plus tard encore catholiques et orthodoxes, dessine une ligne de fracture qui court de Riga, sur la mer Baltique, à Split, sur la mer Méditerranée. Cette ligne, encore prégnante aujourd’hui, zigzague et distingue deux mondes. L’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est se répartissent les Slaves. Cela explique qu’au nord de cette ligne de fracture, les Polonais, catholiques avec un alphabet latin, font face aux Biélorusses, orthodoxes avec un alphabet cyrillique, et qu’au sud, les Croates, catholiques avec un alphabet latin, font face aux Serbes, orthodoxes avec un alphabet cyrillique. Cette ligne passe par l’Ukraine et métabolise en quelque sorte la confrontation des deux Europe. Kiev en est l’épicentre parce qu’elle est le lieu de la christianisation de tous les Slaves orientaux par Constantinople en l’an 988. Cet épisode advient au moment où Moscou n’est qu’une forteresse de rondins sur un fleuve. Aujourd’hui, Vladimir Poutine veut inverser l’histoire. Il revendique la source de Kiev et en même temps, son projet conduit à la détruire, ce qui montre bien la dimension nihiliste de son entreprise. Avec le conflit en Ukraine, on dit que la guerre revient en Europe. La guerre conventionnelle et totale, oui. Mais en fait, la confrontation est réapparue à la fin de la glaciation entre l’Est et l’Ouest et la chute du mur de Berlin à travers le conflit dans les Balkans, en 1991. Les guerres d’ex-Yougoslavie ont commencé dans cette région de Croatie, peuplée de Serbes et frontalière de la Serbie, qu’est la Krajina. Ce mot vieux-slave signifie «les confins». Et «kraj» veut dire «bordure». C’est le mot que vous retrouvez dans Oukraïna. L’Ukraine a été cette zone frontière où sont venus s’affronter tous les empires descendant respectivement des Carolingiens (le Saint-Empire romain germanique, suivi de l’Empire austro-hongrois) et des Byzantins (l’Empire tsariste, par la religion, et l’Empire ottoman, par la civilisation puisque les Turcs-Ottomans se sont emparés de Constantinople en 1453). L’Ukraine indépendante a existé à l’orée du XIIIe siècle. Ensuite, elle n’a cessé d’être écartelée entre ces puissances, d’où le titre de mon livre La Crucifixion de l’Ukraine. Mais l’Ukraine existe. Elle existe religieusement, ecclésiastiquement, culturellement. La culture ukrainienne est une culture pastorale, paysanne, du village, de l’assemblée. La Rada, le nom du Parlement ukrainien aujourd’hui, est l’héritière de ces assemblées paysannes. Comparée à la Russie, l’Ukraine est un monde d’une certaine douceur sociale. De ce point de vue, entre Ukrainiens et Russes, il y a véritablement deux peuples et deux mentalités.

Jean-François Colosimo, historien et théologien.
Jean-François Colosimo, historien et théologien. © National

Que reste-t-il dans l’Ukraine contemporaine de la fracture entre Carolingiens et Byzantins?

Septante pour cent des Ukrainiens se revendiquent de l’orthodoxie. Et un peu plus de dix pour cent des Ukrainiens sont ce qu’on appelle des gréco-catholiques, d’anciens orthodoxes qui, sous la pression de la Pologne au XVIe siècle, ont choisi de rejoindre Rome tout en conservant leurs particularités rituelles. Ce sont des orthodoxes unis à Rome, raison pour laquelle ils sont appelés uniates. Aujourd’hui, ils vivent principalement dans l’ouest de l’Ukraine, frontalier de la Pologne. Plus on va vers l’est, et surtout dans le Donbass frontalier de la Russie, plus la population est orthodoxe. Cette répartition rappelle la ligne de fracture entre Rome et Constantinople. Mais il y a aussi en Ukraine des catholiques latins, une très importante et très ancienne communauté musulmane à travers les Tatars de Crimée, et une présence juive, malheureusement décimée aujourd’hui. L’Ukraine résume le destin de l’Europe. On y trouve les trois monothéismes, juif, chrétien, musulman. On y trouve les trois confessions chrétiennes puisque, à partir de la réforme du XVIe siècle, le protestantisme s’y est aussi développé et est aujourd’hui très vivace à travers le mouvement évangélique. L’Ukraine est aussi la terre des deux totalitarismes, rouge et brun, puisqu’elle fut l’épicentre de l’Holodomor, l’organisation de la famine par Staline dans les années 1932, 1933 et suivantes qui a fait des millions de morts, et que s’y est produit la Shoah par balles, un million à 1,2 million de juifs d’Ukraine exterminés par les divisions SS galiciennes, qui ont fait le choix, aujourd’hui tout à fait inconcevable, de combattre Staline en appuyant Hitler. L’Ukraine aurait pu être le terreau de la réconciliation des deux Europe, de l’Atlantique à l’Oural. C’est très précisément ce que Vladimir Poutine veut empêcher.

La cathédrale Saint-Vladimir à Kiev, siège de l’Eglise orthodoxe ukrainienne.
La cathédrale Saint-Vladimir à Kiev, siège de l’Eglise orthodoxe ukrainienne. © getty images

La volonté de Poutine est de créer une orthodoxie spécifiquement russe. Cela ne risque-t-il pas d’isoler l’Eglise orthodoxe russe?

Avec l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine exporte au cœur de l’Europe la confrontation antioccidentale voulue par les néoempires expansionnistes, la Chine, l’Inde… Il le fait au nom de l’orthodoxie. Le patriarche Kirill accompagne Poutine dans toutes ses aventures extérieures. Il le fait parce qu’il revendique aussi le leadership sur le monde orthodoxe, qui appartient au patriarcat de Constantinople. Le patriarcat de Moscou représente la moitié du monde orthodoxe en nombre de fidèles, de clercs, de lieux de culte, mais aussi de ressources financières et diplomatiques qu’il tire du Kremlin. Ce à quoi Kirill n’a pas pensé, c’est que, avant la guerre, l’Ukraine comptait pour la moitié du patriarcat de Moscou. Donc, de la même manière que Poutine a d’ores et déjà perdu l’Ukraine qui lui tourne définitivement le dos, Kirill a aussi perdu les orthodoxes ukrainiens. Lorsque l’Empire tsariste s’est étendu à partir du XVIIe siècle en Ukraine, Kiev, qui était le siège de toute l’orthodoxie slave et qui dépendait de Constantinople, est passé sous le contrôle du patriarcat de Moscou. Mais Constantinople, qui était alors dans l’étau de l’Empire ottoman, n’a consenti cette «licence d’exploitation» qu’en raison des circonstances politiques et le temps que celles-ci prévalent. Donc, en 2019, le patriarche Bartholomée de Constantinople a usé de ses prérogatives pour redonner l’indépendance ecclésiastique à l’Ukraine. Depuis l’indépendance de l’Ukraine et plus encore depuis l’annexion de la Crimée par les Russes en 2014, un certain nombre d’Ukrainiens orthodoxes vivaient mal de dépendre religieusement d’un patriarcat de Moscou qui bénissait la politique antiukrainienne de Vladimir Poutine. Un schisme s’était créé entre l’Eglise orthodoxe ukrainienne qui était sous le contrôle de Moscou et l’autre qui refusait de l’être. Aujourd’hui, la hiérarchie orthodoxe ukrainienne qui reste inféodée à Moscou est donc dans une situation politique très compliquée puisqu’elle est suspectée d’être une cinquième colonne du Kremlin.

Vladimir Poutine est l’héritier des nihilistes russes du XIXe siècle et du pouvoir soviétique fondé sur la terreur.» Jean-François Colosimo, historien et théologien.

Comment expliquer la convergence d’intérêts entre Vladimir Poutine et le patriarche Kirill?

Que s’est-il passé à la fois sous l’Union soviétique et sous Vladimir Poutine? Le parti communiste a voulu éradiquer l’Eglise, l’Eglise a survécu tant bien que mal, le parti a disparu, l’Eglise a pris la place du parti. C’est ça, le pacte entre Poutine et Kirill. L’Eglise fonctionne comme le parti. Elle bénit la guerre, le régime, traque ses opposants et procède à des purges. De la même manière que Poutine éradique toute opposition politique, Kirill liquide depuis une dizaine d’années toute opposition au sein de l’Eglise. Aujourd’hui, l’Eglise orthodoxe est un instrument de propagande totale au service du Kremlin. Les fidèles se retrouvent dans la position de tous les Russes, lobotomisés sur la mémoire, confortés dans le sentiment paranoïde qu’on veut les détruire et galvanisés par l’idée providentialiste que l’orthodoxie existe pour contrer la décadence occidentale. Non seulement l’orthodoxie devient une idéologie avec Poutine et Kirill mais, en plus, elle est réduite à une identité ethnico-politique. C’est une trahison de tout ce que l’orthodoxie a été depuis les origines.

L’Eglise orthodoxe russe accompagne toutes les initiatives, y compris militaires, du président Poutine.
L’Eglise orthodoxe russe accompagne toutes les initiatives, y compris militaires, du président Poutine. © photo news

La dimension religieuse, voire mystique, de l’action de Poutine rend-elle plus plausible le recours à une extrémité comme l’arme nucléaire?

Pour l’instant, Poutine joue de cette possibilité parce qu’il est convaincu que sa grande bataille par rapport à l’Europe est celle de l’opinion et que les opinions démocratiques finissent toujours par préférer se coucher plutôt que combattre. Agiter le spectre du feu nucléaire s’inscrit dans cette stratégie. Pour autant, on ne note pas de préparatifs dans ce sens. C’est plutôt dans l’inconscient de Poutine. Il est l’héritier des nihilistes russes du XIXe siècle et du pouvoir soviétique fondé sur la terreur, elle-même bâtie sur l’alliance entre les services secrets et les criminels de droit commun. Il pousse à l’extrême le lien entre le marxisme et le manichéisme. Le manichéisme, c’est cette structure religieuse très ancienne qui repose sur le dualisme, la division de l’histoire selon un combat qui doit finir dans une sorte d’apocalypse où la lumière l’emportera définitivement sur les ténèbres. Il joue sur cette promesse apocalyptique. Lors du forum de Saint-Pétersbourg, le «Davos russe», en 2017, il a ainsi affirmé: «On ne connaît pas notre capacité au sacrifice. Nous sommes prêts à aller jusqu’au bout. Nos ennemis n’auront même pas eu le temps de souffler qu’ils seront tous crevés ou iront en enfer. Nous aussi, nous serons morts mais nous irons au paradis.» Lors de la mobilisation à l’automne 2022, le patriarche Kirill a tenu des propos allant dans le même sens: «Tous les soldats qui mourront au front seront absous de leurs péchés et iront directement au ciel.» On voit là que Poutine et Kirill tiennent à peu près le même langage que Ben Laden el al-Baghdadi, qu’al-Qaeda ou Daech. C’est un langage apocalyptique qui pose beaucoup de questions parce que la différence entre le calife de Daech et le calife du Kremlin, c’est l’existence de 6 500 ogives nucléaires…

(1) La Crucifixion de l’Ukraine. Mille ans de guerres de religion en Europe, par Jean-François Colosimo, Albin Michel, 288 p.
(1) La Crucifixion de l’Ukraine. Mille ans de guerres de religion en Europe, par Jean-François Colosimo, Albin Michel, 288 p. © National

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