L’afflux de migrants aux Etats-Unis après le retrait du Titre 42 ne s’est pas produit. Mais la crise est plus large. © getty images

Pourquoi la question des migrations vers les Etats-Unis est un problème continental

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’arrivée de migrants au Mexique est contenue. C’est une crisette dans une crise plus rage. Car les causes demeurent.

La fin de vie du Titre 42, outil exhumé lors de la crise du Covid pour permettre aux autorités américaines de refouler des migrants pour des raisons sanitaires, annonçait un afflux, à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, de candidats réfugiés d’Amérique centrale, des Caraïbes et d’Amérique du Sud. Crainte excessive: les dix mille arrivées par jour, prédites par certains républicains aux Etats-Unis, n’ont pas encore été enregistrées. Il est vrai que le Titre 8 du code des lois fédérales, désormais en vigueur, interdit à tout candidat, qui s’est vu refouler par les autorités, d’introduire une demande de visa aux Etats-Unis pendant un délai de cinq ans. En réalité, la montée des tensions observée ces dernières semaines s’inscrit dans le contexte d’une véritable crise de la migration dont les conséquences dépassent de loin le strict cadre américain et mexicain. Revue de ces enjeux avec Bernard Duterme, directeur du Centre tri- continental (Cetri) à Louvain-la-Neuve et responsable éditorial de l’ouvrage collectif Fuir l’Amérique centrale (1).

La traversée de la jungle du Darién, présente un niveau de dangerosité équivalant à celle de la Méditerranée.

1. Un vrai pic de la crise?

Depuis l’abrogation du Titre 42, l’afflux massif de migrants à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, annoncé par certains, n’a pas eu lieu. Ce calme relatif peut s’expliquer par les mesures «préventives» prises par Joe Biden depuis l’automne 2022 (lire ci-après). Il n’en reste pas moins que la question des migrations vers le sud des Etats-Unis est un défi majeur, singulièrement depuis l’arrivée au pouvoir du président américain démocrate.

«La crise n’est absolument pas nouvelle, insiste Bernard Duterme. La seule différence est la fin de l’utilisation par l’administration américaine du Titre 42 pour refouler les demandeurs d’asile. En réalité, la crise a pris une ampleur importante depuis la victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle du 3 novembre 2020, avant même son entrée en fonction. Les chiffres du Service des douanes et de la protection des frontières des Etats-Unis indiquent que le phénomène dépasse tout ce que la région a vécu ces vingt ou trente dernières années. Il a enregistré, en 2021, 1,7 million d’arrestations à la frontière et, en 2022, 2,4 millions. Auparavant, dans une année “normale”, on était bien en dessous du million de demandeurs d’asile interpellés avant d’entrer aux Etats-Unis», analyse le sociologue. Le décompte porte sur l’année fiscale américaine, soit, pour le dernier chiffre, sur les interpellations entre novembre 2021 et octobre 2022, et il ne signifie pas qu’il y a eu un nombre équivalent de migrants arrêtés, certains pouvant tenter le passage de la frontière à plusieurs reprises. La problématique est donc à analyser sur une période plus large que les derniers mois.

Les caravanes de migrants organisées ces dernières années ont comme premier objectif de court-circuiter les passeurs.
Les caravanes de migrants organisées ces dernières années ont comme premier objectif de court-circuiter les passeurs. © getty images

2. Un échec de Joe Biden?

L’assouplissement de la politique migratoire avancé par Joe Biden pendant la campagne électorale de 2020 a incontestablement amplifié le mouvement migratoire de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud vers les Etats-Unis. Il tranchait diamétralement avec la politique de son prédécesseur dont on se rappelle les propos discriminatoires à l’égard des migrants du sud et la volonté indéfectible, et finalement inaccomplie, de construire un mur de séparation à la frontière avec le Mexique. L’ennui pour le nouveau président est qu’il a été incapable ou empêché d’appliquer ses promesses.

«Il avait promis un grand projet de régularisation, en huit ans, de onze millions de sans-papiers résidant aux Etats-Unis, et une nouvelle politique migratoire, ferme et humaine. Mais ces chantiers sont toujours au point mort au Congrès. Il n’est jamais parvenu à la faire voter, et en a encore moins la possibilité depuis les élections de mi-mandat de novembre 2022, souligne le directeur du Cetri. Joe Biden peut, certes, se retrancher derrière l’obstruction des républicains pour expliquer cette paralysie. Mais il faut reconnaître que son élection elle-même a provoqué un “appel d’air”, expression malheureuse mais reflet d’une réalité, de migrants vers les Etats-Unis.» Résultat: il est critiqué à la fois par les républicains pour son supposé laxisme et par l’aile gauche des démocrates pour son impuissance.

3. Biden contient-il tout de même la crise?

Faute de pouvoir faire adopter une nouvelle législation, le président américain a pris des mesures qui pourraient néanmoins avoir eu un effet temporisateur sur la pression migratoire à la frontière méridionale des Etats-Unis.

En octobre 2022, invoquant des raisons humanitaires, il a accepté l’arrivée d’un contingent déterminé de demandeurs d’asile venant du Venezuela. Il s’agissait pour les ressortissants de ce pays, en proie à une crise politique et économique, de les dissuader de tenter la traversée de la jungle du Darién, passage obligé sur la route des Etats-Unis entre le nord de la Colombie et le sud du Panama, qui, d’après Bernard Duterme, présente un niveau de dangerosité équivalant à celle de la Méditerranée pour les migrants aspirant à rejoindre l’Europe. Constatant que l’alternative réduisait les voyages par la Colombie, l’administration américaine a étendu, en mars 2023, l’offre de «permis humanitaires» aux Haïtiens, aux Cubains et aux Nicaraguayens. Trente mille ressortissants de ces quatre Etats ont donc pu, tous les mois, postuler à un séjour aux Etats-Unis. Les autres citoyens de ceux-ci étant avertis qu’ils seraient d’office refoulés s’ils gagnaient la frontière des Etats-Unis, les migrations vers la frontière mexicano- américaine depuis Caracas, Port-au-Prince, La Havane et Managua devaient logiquement se tarir. Pour prétendre à ce «permis humanitaire», il faut pouvoir justifier du soutien d’un «parrain» installé aux Etats-Unis, et satisfaire aux exigences américaines de vaccination et de santé publique.

Le pouvoir démocrate américain a aussi tenté d’accentuer la pression sur les Etats d’Amérique centrale, en maniant la carotte et le bâton ; la vice-présidente Kamala Harris y a été dépêchée pour défendre un grand projet de développement afin de «créer la prospérité et la sécurité dans vos pays». Il s’est inspiré du projet de la présidence Trump de sous-traiter les demandes d’asile dans des pays tiers. A l’époque, un accord conclu avec le Mexique, le Guatemala, le Honduras et le Salvador prévoyait que les demandes d’asile soient traitées une première fois dans ces pays. Les deux premiers Etats s’y plièrent. Les deux autres pas vraiment. Joe Biden a mis fin à ce deal. Mais le règlement qu’il a fait passer en février et qui est d’application depuis la fin mars s’en inspire sans être contraignant. Il prévoit notamment l’installation de centres de traitement des demandes en Colombie et au Guatemala.

Faute d’accord pour adopter une nouvelle loi au Congrès, Joe Biden réagit par des mesures réglementaires pour contenir les migrations.
Faute d’accord pour adopter une nouvelle loi au Congrès, Joe Biden réagit par des mesures réglementaires pour contenir les migrations. © getty images

4. Quelles options reste-t-il aux migrants?

Les deux seules possibilités, pour les migrants, de franchir la frontière de façon légale, résume Bernard Duterme, sont soit de remplir une demande grâce à l’application CBP One, soit de l’introduire dans les centres de traitement en Colombie et au Guatemala.

5. D’où proviennent les migrants?

Mexique, Amérique centrale, Amérique du Sud, quelles sont les régions qui fournissent le plus de candidats à l’asile aux Etats-Unis? «Proportionnellement à leur taille, ce sont les pays centre-américains (NDLR: hors le Mexique) qui sont les plus grands pourvoyeurs de migrants, souligne Bernard Duterme. Il s’agit des Etats du Triangle d’or de l’Amérique centrale, à savoir le Guatemala, le Honduras et le Salvador, ainsi que le Nicaragua au cours de ces trois dernières années. Dans les années 2000 et 2010, ce dernier pays ne figurait pas parmi les principaux fournisseurs de candidats réfugiés aux Etats-Unis. Ils allaient pour l’essentiel au Costa Rica. Globalement, ils étaient beaucoup moins nombreux que les Guatémaltèques, les Honduriens et les Salvadoriens. Mais depuis la crise politique de 2018, les Nicaraguayens ont commencé à fuir en masse vers les Etats-Unis. En 2022, sur les 600 000 à 700 000 Centre-Américains arrêtés à la frontière des Etats-Unis, entre 250 000 et 260 000 étaient Nicaraguayens. Un chiffre astronomique par rapport à l’histoire de l’émigration dans ce pays.»

Ils gagnent entre six et dix fois plus aux Etats-Unis que dans leur pays, à travail égal.

Les Mexicains continuent néanmoins à constituer le plus gros contingent de candidats à l’installation chez le voisin du nord. S’ajoutent à ceux-ci et aux Centre-Américains, les Haïtiens et les Vénézuéliens.

6. Pourquoi tant de Vénézuéliens?

«L’émigration depuis ce dernier pays n’est pas récente. Elle remonte à la crise du milieu de la décennie 2010 marquée par la dépréciation des prix du pétrole, la mort du président Hugo Chávez, en 2013, son remplacement par Nicolás Maduro, les sanctions américaines… décrypte Bernard Duterme. Fin 2022, l’ONU indiquait que six millions de Vénézuéliens avaient quitté leur pays depuis le début de la crise. Cependant, jusqu’en 2022, ils avaient principalement pris la direction des pays limitrophes, et du cône sud de l’Amérique latine, jusqu’au Chili où, dernièrement, certains migrants ont été refoulés vers le Pérou.»

Pour le directeur du Centre tricontinental, le changement de trajectoire migratoire des Vénézuéliens a suivi l’afflux de Haïtiens passés par la Colombie dans les années 2020-2021. Ils ont traversé en masse la jungle de Darién, où on n’est à l’abri ni des risques naturels ni des menaces criminelles, pour tenter de rejoindre l’Amérique centrale, puis les Etats-Unis. Arrivés à la frontière mexicano-américaine, certains ont été rapatriés manu militari à Port-au-Prince. Un périple insensé pour rien. Fin 2021-début 2022, des Vénézuéliens ont suivi par milliers le même trajet, ce qui explique aujourd’hui que nombre d’entre eux se retrouvent au Mexique avec un espoir extrêmement faible de gagner légalement les Etats-Unis, puisque, entre-temps, est entrée en vigueur la politique des quotas de permis humanitaires instaurée par Joe Biden.

Les caravanes de migrants organisées ces dernières années ont comme premier objectif de court-circuiter les passeurs.
Les caravanes de migrants organisées ces dernières années ont comme premier objectif de court-circuiter les passeurs. © getty images

Par conséquent, en 2022, le nombre de Vénézuéliens interpellés par le Service des douanes et de la protection des frontières des Etats-Unis s’est élevé à 228 000 alors que les Cubains étaient 225 000 et les Colombiens 97 000.

7. Quelles sont les causes des départs?

Pour remonter à l’origine des migrations de l’Amérique latine vers l’Amérique du Nord, Bernard Duterme décline le terme insécurité dans toutes ses dimensions: politique, sociale, socioéconomique, environnementale, alimentaire, physique, liée à la criminalité. «Au premier chef, ce sont les raisons socioéconomiques qui expliquent le désir d’émigrer. En moyenne, comparativement au salaire qu’ils reçoivent dans leur pays pour un même travail, souvent des emplois précaires dans l’agriculture ou dans les services, les Centre-Américains gagnent entre six et dix fois plus aux Etats-Unis. Dans ces pays, la pauvreté touche en moyenne 50% de la population, l’extrême pauvreté autour des 15%. Par ailleurs, un Centre-Américain sur trois qui se présente aux Etats-Unis aurait quitté son pays pour des raisons environnementales. La région était déjà très vulnérable aux éléments naturels – volcans, séismes, ouragans, inondations, sécheresses. Elle l’est beaucoup plus encore depuis ces dernières années.»

Enfin, Bernard Duterme pointe aussi «un modèle de développement inégalitaire, des économies dont les colonnes vertébrales restent l’exportation très régulée de matières premières vers les Etats-Unis, la Chine, ou l’Europe et la sous-traitance dans des zones franches de productions textiles». Bref, des économies très faibles et très dépendantes de l’extérieur.

8. Des pays s’en sortent-ils mieux?

La corrélation a priori évidente entre pauvreté et migration est confirmée a contrario par le taux réduit d’émigration des habitants du Costa Rica et du Panama. Il n’y a pas de secret: ce sont les deux pays où le pourcentage de personnes vivant sous le seuil de pauvreté est le moins élevé des Etats centre-américains: 21,4% au Panama et 18,6% au Costa Rica, selon des chiffres de la Commission économique de l’ONU pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cépal). Au Honduras, il atteint les 74,3% de la population… Certains Etats de la région sont donc aussi des pays d’émigration: le Costa Rica, où vivent des centaines de milliers de Nicaraguayens arrivés avant de décider de rejoindre plutôt les Etats-Unis, le Panama et le Mexique. Des Guatémaltèques, «main-d’œuvre docile et bon marché», y travaillent en nombre dans le sud-est touristique.

9. Prévoir les migrations?

Même si leurs causes sont connues – les instabilités politique, sociale, climatique – , les migrations peuvent être soumises à d’autres facteurs et dépendre de paramètres qu’on n’avait pas nécessairement imaginés. «Dans l’histoire récente des migrations, il est impressionnant de constater que les flux peuvent changer en quelques semaines ou en quelques mois, en raison de rumeurs, d’informations qui circulent, ou d’évolutions des politiques migratoires des pays traversés ou de destination», rappelle Bernard Duterme. Reste une constante intangible: plus de développement signifie moins de migration.

(1) Fuir l’Amérique centrale, ouvrage collectif sous la direction de Bernard Duterme, Syllepse, 2022.

10 000

Pour les passeurs, les migrations par l’Amérique centrale constituent un juteux commerce. Le coût du transfert jusqu’à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis peut s’élever entre huit mille et dix mille dollars par personne.

Les caravanes contre les passeurs

L’histoire des migrations en Amérique centrale a aussi été marquée ces dernières années par l’organisation de véritables caravanes de candidats à l’exil aux Etats-Unis. «Le phénomène est apparu en 2018 au Honduras, précise Bernard Duterme, sociologue et directeur du Centre tricontinental à Louvain-la-Neuve. Les gens ont décidé de se déplacer en groupe avec, pour objectif premier, de se passer des passeurs. Ils sont partis à quelques milliers. Une fois arrivés à la frontière du Mexique, leurs rangs avaient grossi, en raison du ralliement de Guatémaltèques et des Nicaraguayens. L’effet du nombre les a rendus incontournables. Leur visibilité leur a assuré une certaine sécurité. Ils ont été nettement moins victimes de racket, de viols…, des pratiques très répandues au Mexique. L’élément négatif du dispositif a été leur visibilité. La Garde nationale, créée par le président mexicain Andrés Manuel López Obrador, a eu moins de difficultés à les bloquer à la frontière. La traversée du Mexique fait peur aux migrants. C’est ce qui a expliqué la naissance du phénomène des caravanes. Depuis 2018, plusieurs ont été organisées chaque année.»

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