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« Pour survivre, nous devons remplacer le modèle du capitalisme industriel par celui du capitalisme intellectuel »

 » Bientôt la Chine construira les microprocesseurs tandis que l’Europe fabriquera des tee-shirt « , prédit le futurologue Laurent Alexandre dans son dernier livre, L’IA va-t-elle aussi détruire la démocratie ? Un cri d’alarme qui dénonce avec autant de force le retard abyssal de l’Europe dans les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle qu’il s’inquiète de l’absence totale de politique en la matière. Entretien.

Laurent Alexandre, chirurgien, essayiste et entrepreneur français très médiatique, prévient, dans son dernier livre (paru chez Lattès) : « Si la vieille dame ne réagit pas, elle sera bientôt la vassale des grandes puissances mondiales. » A savoir : nous, à la solde des Chinois et des Américains. D’autant que, pendant que l’Europe traîne, l’intelligence artificielle (IA) sert particulièrement bien les dictatures qui y voient une magnifique opportunité de renforcer leur puissance sur l’échiquier mondial. En conséquent, si le sursaut européen n’intervient pas, ce n’est pas simplement notre économie que nous « flinguons » mais également nos libertés en hypothéquant in fine le principe même de nos institutions.

Dans votre essai, vous dites que l’IA est une bombe à fragmentation pour la démocratie libérale. En quoi la révolution technologique que nous vivons aujourd’hui est-elle différente de celles que nous avons connues précédemment ?

Jusqu’à présent, le progrès technologique et les différentes révolutions que nous avons connues (développement du charbon, des chemins de fer ou du moteur à explosion…) n’avaient engendré que des « sauts de puissance » pour nos sociétés qui, par conséquence, subissaient certes un changement de « proportion » mais jamais de « nature ». Globalement, on allait plus vite, on soulevait plus de poids et on déplaçait plus de gens mais on restait les mêmes. Or depuis les années 2000, nous assistons à l’émergence des NBIC (NDLR : Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et Cognitique ), ces nouvelles technologies que sont l’IA, la robotique et les neurosciences à propos desquelles nous n’avons aucun recul. Nous savons que, prises isolément, chacune est en soi un « tsunami technologique » mais pire encore, en se conjuguant elles multiplient et accélèrent leurs effets au contact des unes des autres. Et c’est là qu’intervient le changement « de nature » grâce au NBIC, l’homme devient un Dieu, capable de tout, en ce compris de créer artificiellement la vie mais également d’euthanasier la mort. D’une certaine manière, c’est l’ubérisation de Dieu.

Selon vous, l’homme démiurge est une quasi-réalité. Quel danger pour l’humanité ?

Si, au départ, le but des géants de la Silicon Valley était de faire reculer la mort ou de travailler sur l’immortalité, aujourd’hui les recherches sont axées sur l’homme « augmenté ». Les chinois viennent en effet de donner naissance aux deux premiers bébés OGM (NDLR : Nana et Lulu.) immunisés contre le sida dès l’éprouvette tandis qu’Elon Musk (NDLR : fondateur de Tesla) annonce la greffe d’implants intracérébraux pour augmenter les capacités intellectuelles des hommes. Sa société Neuralink prévoit d’ailleurs les premiers prototypes d’ici 2025. Donc, qu’on le souhaite ou non, la révolution technologique est en marche et à partir du moment où les personnes les plus puissantes au monde vont dans cette direction, il n’y a aucune raison qu’elles ne l’imposent pas à tous. On peut le déplorer mais on ne peut ignorer qu’avec des avancées comme celles-là, les tentatives de neuro-hacking et de manipulation de la pensée seront monnaie courante dès demain. N’oublions pas aussi que ces nouveaux « maîtres du monde » ne sont plus des hommes politiques, juste des entrepreneurs qui ont eu « une idée », une « vision » et sont en mesure de l’imposer aux autres. Sans oublier bien sûr la Chine qui entend retrouver son hégémonie et dominer le monde. Et dans cette guerre d’un nouveau genre, l’Europe n’a aucun moyen de se défendre. La seule arme en effet est le recours aux nouvelles technologies.

Selon vous, entre la Chine et les USA, l’Europe fait figure de nain technologique. Jadis « exemple » pour le monde, elle n’est plus qu’une « proie consentante » pour les géants de l’IA. Comment en est-on arrivé là?

Les technologies n’ont jamais passionné nos dirigeants qui, en matière scientifiques, sont des analphabètes complets. Ce qui explique qu’au déclin de vieilles industries, dont nous étions si fiers en Europe, très peu ont investi dans ces fameuses nouvelles technologiques. Face à l’arrivée de l’IA, nous avons perdu un temps précieux dans des débats éthiques, moraux et stériles comme si l’IA était un choix ; or l’IA n’était pas une « option » mais un « fait ». Pendant ce temps-là, les Américains et les Chinois ne se posaient pas tant de questions ; ils surinvestissaient, ce qui leur permet aujourd’hui d’avoir d’un côté les GAFA (NDLR : les géants américains du web: Google, Appel, Facebook, Amazon, Microsoft) de l’autre, les BATX (NDLR : les géants chinois du web : Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) tandis que nous, Européens, nous n’avons rien. Pire : on nous pique tous nos cerveaux, les Américains triplent les salaires européens tandis que la Chine quadruple les salaires américains pour débaucher un maximum de spécialistes occidentaux et stopper en même temps la progression américaine. C’est un véritable Mercato mondial des cerveaux auquel nous assistons alors que nous n’avons toujours aucun géant numérique européen susceptible de limiter notre dépendance à ceux des autres.

Vous dénoncez le fait qu’au niveau politique, l’IA sert surtout les dictatures et les régimes autoritaires et, à terme, menacerait nos démocraties. Pourquoi ?

Parce qu’il n’y a qu’elles qui s’en servent ! Mais aussi et surtout parce que pour la première fois dans l’histoire, grâce à l’IA, les dictatures sont désormais en mesure de contrôler les individus en limitant leurs libertés sans toutefois freiner leur économie. Si hier, dictature, censure et repli sur soi affaiblissaient terriblement l’économie, aujourd’hui, elles la boostent et signifient au contraire une croissance exponentielle. Regardez la Chine avec son grand firewall (NDLR : bouclier doré qui filtre le contenu politique accessible sur l’internet chinois) : tout ce qui est politique est bloqué tandis que l’économie et la recherche tournent à plein régime. C’est une nouvelle forme de censure, élective cette fois, mais qui se révèle un outil redoutable contre la démocratie. Le pouvoir a d’ailleurs introduit le passeport social, une sorte de permis où l’on retire des points à un individu chaque fois qu’il n’a pas eu un comportement citoyen. C’est un peu Black Miror dans la réalité. Par exemple, si vous dites du mal du régime lors d’une conversation sur votre téléphone, l’IA enregistre tout et le signale. Même chose si vous crachez dans la rue : grâce aux caméras installées un peu partout, vous perdez encore un point et à la fin de l’année vous ne pouvez plus prendre le train ou l’avion pour vous déplacer, l’une des punitions prévues par le gouvernement. Ce qui a de fascinant, c’est que comme l’économie ne s’est jamais aussi bien portée en Chine, et que tous se rappellent la famine connue par leurs parents, la majorité de la population ne se révolte pas. Elle s’en fout même complètement.

L’IA est une très mauvaise chose ?

Pas du tout. Mais il ne faut pas être angélique : si l’IA permet de faire des choses formidables en matière de soin de santé par exemple, elle permet aussi non seulement le renforcement des dictatures en les rendant beaucoup plus efficaces mais elle accroît surtout, à une vitesse vertigineuse, les écarts de richesse et les inégalités sociales au sein de la population. Les gilets jaunes n’en sont qu’une des premières manifestations mais nous n’avons encore rien vu. Sans compter qu’au niveau national, ces écarts entraîneront une explosion du vote populiste, autre danger pour nos démocraties.

En quoi l’IA a-t-elle favorisé ou participé à la révolution des gilets jaunes ?

Elle balaie nombre d’emplois, certains allant jusqu’à dire que dans un avenir proche, cette perte se chiffrera à 80% des emplois du marché. Ce qui est archi faux. En réalité, ce sont les emplois non-qualifiés qui sont appelés à disparaître tandis que le marché des surqualifiés ne s’est jamais aussi bien porté. On estime d’ailleurs que d’ici quinze ans, nous manquerons de dizaines de millions de travailleurs de ce type. Or dans ce nouveau monde qui s’installe, il n’y a plus de place pour le petit blanc peu ou pas diplômé, celui qui fait partie des gilets jaunes et qui à l’instar de ses coreligionnaires est éjecté d’un système et d’une économie qui va beaucoup trop vite pour lui et à laquelle, d’ailleurs, il ne comprend plus rien. C’est une réalité qu’ont complètement ignoré nos gouvernements, qui durant des années, se concentraient sur le « grand marché des minorités » en oubliant complètement le petit blanc. D’où les manifestations de plus en plus violentes auxquelles nous assistons. Ce désespoir n’est pas propre à l’Europe : aux USA, la réalité est pire encore. On observe même une augmentation de la mortalité de ce petit blanc dans les régions sinistrées, due à la consommation d’opiacés prescrits pourtant par son médecin. On appelle cela les « despair death ».

Dans votre livre, vous reprenez l’expression de Yuval Harari développée dans Sapiens selon laquelle, à terme, l’IA partagera notre société en deux pôles étanches : les « Dieux », qui comprennent l’IA, et les « inutiles », condamnés à terme par les premiers. Comment l’éviter ?

C’est une expression peu flatteuse mais qui correspond à la réalité, les gens peu formés seront dans un premier temps éjectés de l’emploi et du circuit économique avant d’être complètement stigmatisés socialement. Et il ne faut pas croire que la solution résidera dans l’octroi d’un revenu universel qui revient à dire à tous les largués : on te paie pour rester derrière ta télé et manger des sandwichs. Déjà parce que la haine sociale explosera mais également et surtout parce qu’au bout de vingt ou trente ans, les nouvelles générations ne seront plus d’accord de payer pour ceux qu’elles considéreront comme des poids morts. Progressivement, on leur retira le droit de vote, on rabotera ensuite leur revenu…et après ?

Si l’IA provoque de véritables drames économiques et sociaux, c’est en elle que réside pourtant la solution, affirmez-vous. Comment ?

Le drame, c’est que les gouvernants croient résoudre le problème des inégalités en axant leur politique sur le social or ce n’est qu’un pansement. Ce n’est qu’en atténuant le choc de l’IA sur la population qu’on s’en sortira, en investissant massivement dans la formation et la recherche et surtout en adaptant les qualifications des travailleurs pour les maintenir sur ce nouveau marché du travail. Car nous savons que le travailleur de demain devra revêtir trois qualités indispensables : flexibilité, complémentarité et transversalité intellectuelle. Des qualités que, hormis les élites, presque personne ne possède aujourd’hui. Plus encore que la réduction des inégalités sociales, c’est la réduction des inégalités « intellectuelles » qui doit être le combat prioritaire de nos décideurs. Il est indispensable à la survie de notre société que nous dépassions le vieux modèle du capitalisme industriel pour accéder à celui du capitalisme intellectuel.

Si l’investissement massif dans l’éducation, la recherche et les nouvelles technologies est la seule solution, où trouver le financement ? Dans la taxation des GAFA ?

Selon moi, la fiscalité des GAFA est un sujet très anecdotique. Au-delà du fait qu’il nous sera très difficile de mettre en place ce type de taxation, ce qu’on en récoltera ne sera que très marginal quant aux investissements que nous devons consentir en terme de recherche ; au mieux, l’Europe en retirera quelques milliards mais ce ne sera jamais que le prix de plusieurs Airbus. Et cela n’affaiblira en rien le pouvoir de ces super puissances . Ce que nous devons faire surtout, c’est revoir entièrement notre modèle de société, arrêter de gaspiller de l’argent dans des dépenses ridicules ou dans une administration folle et inutile. Un peu comme tous ces ronds-points en France, qui comme par hasard se trouvent être le point d’ancrage de tous ces laissés pour compte. C’est tout dire.

L’intelligence artificielle va-t-elle aussi tuer la démocratie ?, Laurent Alexandre et Jean-François Copé, 2019, éd. JC Lattès, 150 p.

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