" J'ai eu beaucoup de mal à rencontrer des Blancs qui étaient du mauvais côté de l'histoire. Ce qui est paradoxal car cette photo se trouve dans tous les manuels scolaires. " © BETTMANN/GETTY IMAGES

« Little Rock 57 »: épisode crucial dans la lutte pour les droits civiques

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

La déségrégation raciale s’est faite dans la douleur aux Etats-Unis. Illustration parmi d’autres : le chemin de croix de neuf lycéens noirs en 1957 à Little Rock. Une page douloureuse que déterre l’historien Thomas Snégaroff dans un livre qui en dit long sur le passé et sur le présent.

Little Rock, Arkansas, mercredi 4 septembre 1957. A la suite de la décision de la Cour suprême des Etats-Unis de mettre fin à la ségrégation scolaire, neuf enfants noirs s’apprêtent à entrer au lycée de la ville jusque-là réservé aux Blancs. C’est compter sans l’opposition farouche et violente d’une partie de la population, redoutant la  » disparition de l’homme blanc américain  » et électrisée par les harangues de politiciens locaux suprématistes. L’historien français Thomas Snégaroff raconte dans Little Rock, 1957 (1) cet épisode douloureux et crucial dans la lutte pour les droits civiques. Son livre se lit comme un thriller juridique. Alternant instantanés émouvants de la vie de ces ados qui ont défié l’hostilité des Blancs au péril de leur intégrité physique et psychique, compte rendu détaillé des événements qui vont durer deux ans, rappel des antécédents historiques et juridiques – en remontant jusqu’aux cicatrices de la guerre de Sécession – et intermèdes sur les ressorts sociologiques de la haine, le spécialiste des Etats-Unis (il a écrit une biographie sur les Clinton et consacré un essai à… Star Wars) y dépeint une Amérique rongée par ses démons racistes et ses travers populistes, dont la plupart continuent à rôder, et même à refleurir. Un chapitre tragique et pourtant pas si lointain qui éclaire d’une lumière lugubre le présent.

Vous expliquez que les neuf lycéens n’ont pas vraiment pu compter sur le soutien de leur communauté. Est-ce dû à l’intériorisation des stéréotypes dévalorisants par les Africains-Américains eux-mêmes ?

C’est propre à cette génération-là qui se dit :  » On a déjà obtenu la fin de l’esclavage, la fin de la ségrégation, on ne va quand même pas aller trop loin.  » Il y a une espèce de gêne, d’inquiétude. Dans les années 1960, quand Martin Luther King affirme que le combat n’est pas fini, qu’il est aussi économique et social, il se heurte à une frange de la population africaine-américaine qui prend peur, qui trouve que ça va trop loin. Cette frilosité s’explique par des décennies d’esclavage mais s’efface de génération en génération. Aujourd’hui, les jeunes de Black Lives Matter sont beaucoup plus militants. Ils en veulent à leurs parents et grands-parents de s’être écrasés, de s’être contentés de la justice des Blancs et d’avoir fait confiance au discours ambiant. Et surtout de ne pas avoir insisté pour obtenir ce qui est essentiel à leurs yeux : les droits économiques et sociaux.

Thomas Snégaroff :
Thomas Snégaroff :  » On s’éloigne de plus en plus du discours de Martin Luther King. « © JACQUES BENAROCH/ISOPIX

Vous évoquez cette expérience terrible faite à l’époque : des enfants noirs à qui on présente des poupées blanches et noires et qui choisissent systématiquement les blanches.

L’expérience a été refaite dans les années 1990 et les résultats étaient les mêmes ! La poupée la plus gentille, c’est la blanche, et la plus méchante, c’est la noire. C’est la démonstration de la difficulté à lutter contre les préjugés qui sont intégrés par les victimes. D’où, aujourd’hui, cette volonté très forte chez beaucoup d’Africains-Américains de se réapproprier leur histoire, d’écrire leur propre narration, avec leurs propres héros, en marge de ce gros magma blanc centré sur le rêve américain, la grandeur de la Nation, ce discours dont ils sont largement exclus mais qu’ils ont pourtant très longtemps adopté. J’ai ainsi été étonné en allant visiter le Musée de l’histoire africaine-américaine à Washington de constater que 80 % des visiteurs étaient noirs.

Les Noirs cherchent aujourd’hui à créer leur propre modèle, à avoir leur propre royaume à côté de celui des Blancs ?

Exactement. Cette vision se retrouve dans le film Black Panther. Ça va même jusqu’à refuser aux Blancs toute forme d’appropriation culturelle de ce qu’ils considèrent être des codes noirs. On trouve des listes détaillées sur Internet. Avec parfois des erreurs historiques comme la coupe afro qui existait déjà dans d’autres civilisations plus anciennes, notamment chez les Indiens. On s’éloigne de plus en plus du discours de Martin Luther King qui rêvait d’un monde où Noirs et Blancs pourraient vivre ensemble harmonieusement. Si cette réaction extrême s’explique, notamment par la spoliation du corps noir par les Blancs, elle remet en question les fondements mêmes de la Nation.

Les classes populaires blanches qui étaient les plus hostiles à l’intégration en 1957 sont les mêmes qui ont voté pour Trump et s’opposent farouchement à la société multiculturelle…

Ce sont des Blancs qui sont en situation d’insécurité culturelle, qui ont le sentiment que l’Amérique leur échappe, même s’ils ne l’ont jamais tenue, mais qui ont fantasmé qu’ils l’incarnaient. Des gens inquiets des bouleversements économiques mais surtout culturels. Trump a joué là-dessus : ses discours sur la caravane des migrants, sur la Chine, etc. En permanence, il désigne des ennemis qui peuvent abattre le leadership américain et la culture américaine. Ce qui présuppose une identité américaine figée qui n’a jamais existé dans l’histoire. Il arrive à faire passer l’idée qu’il existe une Amérique immémorielle, stable et qu’elle serait attaquée. En 1900, Theodore Roosevelt disait la même chose en parlant des migrants d’Europe centrale et méridionale qui allaient détruire la civilisation américaine. C’est ce qu’on appelle le nativisme. Le mythe des bons migrants anglo-saxons qui seraient attaqués par des vagues migratoires successives. Le cas des Noirs est pourtant différent puisqu’ils sont arrivés souvent avant les pionniers…

C'est sous bonne escorte que les lycéens finiront par faire leur entrée au lycée Central High School. Un petit pas pour l'homme noir, un grand pas pour l'humanité...
C’est sous bonne escorte que les lycéens finiront par faire leur entrée au lycée Central High School. Un petit pas pour l’homme noir, un grand pas pour l’humanité…© BETTMANN/GETTY IMAGES

D’où l’absurdité des insultes les renvoyant à leurs racines africaines…

Absolument. Dire à une petite fille noire  » Retourne en Afrique « , c’est quasiment un programme politique. C’est dire qu’elle n’a pas sa place dans le corps national américain, forcément blanc. Une notion importante de la mythologie américaine. Et qui explique le rejet de tout ce qui le parasite, le pervertit, l’appauvrit. En présupposant une identité immémorielle qui n’a jamais existé. C’est le propre du populisme de se référer à un âge d’or. On est dans l’irrationnel. Comme si neuf enfants noirs allaient détruire une civilisation…

La justice a joué un rôle de premier plan pour in fine imposer le changement. Elle a un pouvoir important dans l’évolution des moeurs.

La justice, c’est la voie choisie consciemment par les Africains-Américains après la Seconde Guerre mondiale parce qu’ils pensent que ce n’est pas par la force ou l’émotion qu’ils obtiendront ce qu’ils veulent mais par le droit. Il faut dire que la Cour suprême était assez progressiste à l’époque. Contrairement à aujourd’hui. On assiste d’ailleurs à une re-ségrégation, notamment scolaire. La Cour suprême, prétextant que l’égalité était acquise, a supprimé en 2015 les lois les plus contraignantes pour les Etats. Du coup, lors des dernières élections de mi-mandat, en Géorgie notamment, des tas de gens ont été radiés des listes, surtout des minorités, parce que les Etats ont imposé des conditions compliquées pour ces populations. Comme posséder une carte d’identité avec une photo. Les gens qui vivent un peu en marge du système n’ont pas ce type de document.

Vous expliquez que les suprémacistes blancs diffusaient des informations fausses sur les Noirs, pour attiser la peur et le rejet. En disant, par exemple, qu’ils avaient vidé les armureries.

Il n’y avait pas Twitter mais il y avait les journaux et surtout le bouche à oreille. A l’échelle locale, le Twitter de l’époque, c’est la rumeur. En faisant appel à la Garde nationale pour empêcher les neuf élèves noirs d’accéder à l’école, soi-disant pour assurer l’ordre, le gouverneur de l’Arkansas, Orval Faubus, souffle sur les braises du désordre pour ensuite, au nom du maintien de l’ordre, faire avancer son propre agenda politique. C’est génial. Ça rappelle forcément la stratégie de nombreux dirigeants populistes aujourd’hui. La bataille médiatique a été essentielle. Martin Luther King a été le premier à comprendre que le combat pour les droits civiques allait se gagner en ralliant l’opinion publique. En particulier les Blancs du nord. Lors de ses grandes marches, il disait à ses militants de toujours rester pacifiques, quoi qu’il arrive, même s’ils se faisaient casser la gueule. Car il y aura des photos, des films qui vont toucher les gens du nord et ainsi inverser le préjugé qui veut que le Noir soit violent. La photo de la jeune Elizabeth qui se fait conspuer par des Blancs, c’est pain bénit pour la cause. Le lendemain, quand Orval Faubus découvre cette image dans le journal, il sait que la bataille est perdue. L’opinion publique mondiale va être scandalisée.

Little Rock, 1957, par Thomas Snégaroff, éd. Tallandier, 336 p.
Little Rock, 1957, par Thomas Snégaroff, éd. Tallandier, 336 p.

La situation a-t-elle évolué positivement depuis les années 1950 ?

La classe moyenne noire, y compris dans le sud, est visible un peu partout et se mélange aux Blancs. Plus peut-être qu’en France où dans un resto chic vous ne verrez pas de Noirs. Il n’y a plus de ségrégation de fait ou de droit. Mais les indicateurs socio-économiques sont catastrophiques pour les Africains-Américains. Ils sont moins bien jugés par la justice et ils ont moins confiance dans les institutions que les Blancs. Là-dessus, Obama n’a pas pu faire grand-chose. Il n’était pas seul à décider, il y a la Cour suprême, le Sénat, etc. Par ailleurs, il était un descendant d’Africain, pas d’esclave. Ce qui a certainement permis son élection. Avoir un descendant d’esclave à la tête du pays serait encore autre chose. C’est le cauchemar de ceux qui redoutent de devoir rendre des comptes pour l’esclavage. Car la prospérité américaine s’est construite sur le dos de ces millions de personnes qui ont travaillé gratuitement.

Vous expliquez que lors de la construction des autoroutes urbaines, fin des années 1950, les Blancs ont réussi à infléchir le tracé pour préserver les beaux quartiers de San Francisco, du New Jersey, etc. Du coup, on défigurait des quartiers noirs entiers, la population n’y ayant pas la même capacité de mobilisation…

Encore aujourd’hui, une nouvelle gauche américaine en garde le souvenir d’un combat gagné. Les hippies blancs ont résisté mais ils n’ont pas regardé les conséquences collatérales. C’est interpellant. Et cela nous interroge sur la légitimité des combats qu’on peut mener. Le refus de la réappropriation culturelle dont on parlait est né aussi de ce constat que le Blanc, pour se donner bonne conscience, écoute du rap mais ne milite pas pour les droits fondamentaux des Noirs. Même chose quand il vote Obama juste parce que c’est cool. La gauche américaine s’est approprié le combat social dans les années 1960 en oubliant complètement la lutte raciale. Sinon pour en faire quelque chose de symbolique ou d’anecdotique. Pas en la plaçant au coeur de ses revendications. Il y a encore du chemin à faire…

(1) Little Rock, 1957, par Thomas Snégaroff, éd. Tallandier, 336 p.

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