Les corps des trois soldats américains tués en Jordanie le 28 janvier par des groupes irakiens pro-iraniens ont été rapatriés, le 2 février, aux Etats-Unis. © getty images

L’Irak craint de devenir le champ de bataille entre l’Iran et les Etats-Unis: « Nous sommes au pied du mur »

Laurent Perpigna Journaliste, correspondant à Beyrouth

La solidarité avec les Palestiniens impose à beaucoup d’Irakiens de lutter contre les Israéliens et les Américains. Mais le risque d’escalade est aussi redouté.

Soudain, en Irak, tout s’est accéléré. Frappes de missiles iraniens dans le nord du pays sur une prétendue localisation du Mossad, le service de renseignement extérieur israélien, tirs nourris sur des bases américaines revendiqués par une mystérieuse nébuleuse de milices chiites irakiennes, mort de trois soldats américains en Jordanie près de la frontière syrienne par des groupes irakiens pro-iraniens, réplique intense des Etats-Unis sur les positions de groupes hostiles à leurs intérêts… C’est peu dire que la tension sur l’Irak n’a cessé de croître dangereusement ces dernières semaines.

Depuis le massacre du Hamas en Israël, le 7 octobre, les signes avant-coureurs étaient là, bien visibles, à peine occultés par la tragédie humanitaire en cours à Gaza et par les craintes de régionalisation du conflit. Et c’est presque impuissant que l’Etat irakien, passé dans l’orbite iranienne à la faveur des dernières élections législatives et gangrené de l’intérieur par l’omnipotence de formations miliciennes, a assisté pendant des mois au pilonnage méthodique des bases militaires américaines sur son territoire, d’après les propres justifications des assaillants «en soutien aux Palestiniens».

«A force de jouer avec le feu, ces groupes sous les ordres de l’Iran nous exposent à une entrée de plain-pied dans un conflit régional», prévenait quelques jours avant la mort des trois soldats américains en Jordanie, Hussein, un habitant de Bagdad de 45 ans. Depuis, le Rubicon a été franchi et la dynamique qui oppose les Etats-Unis à l’Iran sur le théâtre irakien semble être entrée dans une nouvelle phase.

«Milicisation» de l’Etat irakien

Œuvre d’une poignée de groupes appartenant aux Unités de mobilisation populaire (PMF, ou Hachd al-Chaabi) créées afin de lutter contre le groupe Etat islamique au milieu des années 2010 et désormais intégrées à l’appareil sécuritaire étatique, cette stratégie s’inscrit pleinement dans la dynamique de multiplication des fronts menée par les proxys iraniens au Proche-Orient depuis le 7 octobre, du Liban au Yémen en passant par la Syrie. «Ces milices politico-militaires ont un pied dans le système, ont besoin de l’Etat irakien, mais restent très attachées à l’Iran. Elles sont, certes, minoritaires, mais elles ont un réel potentiel de nuisance et se plient à la politique régionale de la République islamique d’Iran», décrypte le politologue franco-irakien Hardy Mède.

Il n’y a que les Iraniens qui se mobilisent pour arrêter le génocide à Gaza.

C’est le cas des Kataeb Hezbollah, mais également de al-Nujaba ou de Asaïb Ahl al-Haq: lourdement armées et intégrées dans la très opaque et mystérieuse Résistance islamique en Irak, ces puissantes milices semblent de toute évidence échapper au contrôle direct du gouvernement irakien, duquel elles sont pourtant parties prenantes. De quoi susciter la colère et l’indignation de nombreux Irakiens.

La défense des intérêts iraniens

Bagdad, rue al-Mutanabbi. Dans ce cœur battant de la capitale, les Irakiens qui déambulent en cette matinée pluvieuse se montrent pour le moins prolixes. Abdallah, libraire de 30 ans, entame une discussion à bâtons rompus avec des visiteurs: «Je suis effrayé à l’idée que notre pays se voit converti en un champ de bataille entre l’Iran et les Etats-Unis. Notre conjoncture économique est difficile, nous essayons de sortir la tête de l’eau, nous n’avons pas besoin de cela», regrette-t-il.

Kassim, la soixantaine, lui répond: «La situation vécue par les Palestiniens à Gaza est inacceptable. Les Américains ont une immense responsabilité, et ils ne doivent se sentir nulle part en sécurité en Irak. Quoi qu’on pense de l’influence des Iraniens ici, il n’y a qu’eux qui se mobilisent pour arrêter le génocide à Gaza.» Abdallah s’emporte: «Bien sûr, mais en ouvrant tous ces fronts, en Irak, au Liban, au Yémen et en Syrie, l’Iran défend avant tout ses propres intérêts. Cela n’a rien à voir avec les Palestiniens! Et nous savons tous ce qu’un retrait américain d’Irak signifierait une économie à terre et un retour aux heures sombres.»

Quelques centaines de mètres plus loin, sur les rives du Tigre, Nawal Latif, 45 ans, et Zahraa et Fatma Hussein – respectivement 22 et 24 ans – ne cachent pas leur émotion: «Comme tout le monde ici, nous sommes extrêmement touchées par ce qui est infligé aux Palestiniens. Le manque de soutien envers eux nous brise, quelle impuissance…», clame la plus âgée. C’est un phénomène assez spectaculaire: au fil de discussions, le ressentiment contre les Américains semble encore plus important que celui contre Israël. «Bien sûr, répond Hussam, 35 ans. Les Américains laissent faire ce génocide, ils sont coupables à part entière et cela a une résonance toute particulière ici après tout ce qu’ils nous ont fait endurer. Chaque Irakien s’identifie aux souffrances palestiniennes. Nous aussi, avons subi la violence aveugle d’un occupant, qui visait de manière indiscriminée les civils.»

Les habitants de Sadr City, dans la banlieue de Bagdad, naviguent entre la volonté de se débarrasser des Américains et la crainte de subir la mainmise de l’Iran.
Les habitants de Sadr City, dans la banlieue de Bagdad, naviguent entre la volonté de se débarrasser des Américains et la crainte de subir la mainmise de l’Iran. © Laurent Perpigna Iban / Agence Hans Lucas

Zahra, 34 ans, militait en 2019 au sein du mouvement de contestation qui a secoué le pays. Pour cette jeune femme à la longue chevelure rousse, le soutien inconditionnel des Irakiens aux Palestiniens est ancré dans leur ADN: «Sous Saddam Hussein, nous avons été bercés dans le nationalisme, comme si la cause palestinienne était la nôtre. C’est encore le cas aujourd’hui avec la domination iranienne. Pour moi, c’est différent: je soutiens les Palestiniens, car je suis dans le camp de l’humanité, de la résistance à l’oppression, rien d’autre.» Elle soupire: «Mais nous ne voulons plus que notre gouvernement soit le jouet ni de l’Iran ni des Etats-Unis. C’est malheureusement notre réalité. Il est clair que tout est en train de se compliquer pour nous en Irak, encore une fois.»

Risque d’une spirale de violence en Irak

Cap sur Sadr City, une ville tentaculaire de deux millions d’âmes localisée dans la banlieue nord-ouest de la capitale. Dans ce labyrinthe d’avenues rectilignes et de ruelles en terre balayées par les vents, la population, depuis longtemps laissée à la marge, ne cache pas son désarroi.

Bastion incontesté du très populaire leader chiite Moqtada al-Sadr, aussi hostile à la présence des Etats-Unis qu’à l’influence iranienne en Irak, Sadr City est sur des charbons ardents, particulièrement depuis l’été 2022 où ses partisans affrontaient les milices pro-iraniennes dans la zone verte de Bagdad. Pourtant, ici, en dépit du vif sentiment antiaméricain, les appels «à chasser» les forces US qui stationnent encore dans le pays ne semblent que partiellement partagés, comme l’explique Ali, 40 ans: «Bien sûr, nous comprenons cette idée, mais le problème reste multiple: déjà parce que ce n’est pas une demande nationale, ensuite parce que l’Irak, économiquement, n’est pas prêt à cela, et enfin, car cela nous plongerait définitivement dans les mains des Iraniens.»

Dans une rue de Bagdad, une fresque représente des combattants iraniens, libanais et irakiens tombés au «combat» ces dernières années.
Dans une rue de Bagdad, une fresque représente des combattants iraniens, libanais et irakiens tombés au «combat» ces dernières années. © Laurent Perpigna Iban / Agence Hans Lucas

Mehde, qui s’est présenté aux élections législatives de 2021 sur une liste souverainiste, abonde: «Ce qui arrive aux Palestiniens nous rappelle bien des malheurs. Nous sommes désespérés et impuissants, pour eux, mais également pour nous en tant qu’Irakiens: nous avons l’impression d’être emportés dans une spirale sur laquelle nous n’avons aucune prise.»

Ces groupes sous les ordres de l’Iran nous exposent à une entrée de plain-pied dans un conflit régional.

La prudence envers les Américains

Dans le quartier de Kerrada, à Bagdad, nous sommes reçus dans un des locaux du parti al-Hikma, une formation auparavant intégrée aux Unités de mobilisation populaire, qui dit aujourd’hui avoir choisi la voie politique et est désormais très influente au plus haut sommet de l’Etat. A l’instar du gouvernement irakien, ses représentants se montrent prudents, et affirment ne pas approuver les frappes sur les positions américaines.

Hashim Alhasnawi, un de ses porte-parole, tâche néanmoins de contextualiser: «C’est de toute évidence un véritable point de rupture régional. Bien sûr, le ressentiment contre les Etats-Unis est très fort en Irak. Comment pourrait-il en être autrement? La société irakienne a d’abord payé le prix du soutien américain à Saddam Hussein, puis les sanctions économiques dans les années 1990, puis l’invasion de 2003 avec les conséquences qu’on connaît. Les cicatrices sont profondes

Même son de cloche, ou presque, du côté de l’organisation Badr. Créée en 1982 par les Gardiens de la révolution iraniens, cette puissante formation politico-militaire pèse également de tout son poids sur le gouvernement irakien. Hussein Alhasani, un de ses représentants, ne cache d’ailleurs pas ses liens avec les proxys pro-iraniens au Moyen-Orient: «Bien sûr, nous sommes en contact avec les Houthis au Yémen et le Hezbollah au Liban. En tant que parti islamique conservateur appartenant à un axe international de résistance, il est de notre devoir de les épauler.» Mais, là encore, l’organisation Badr tient à prendre ses distances avec les attaques menées contre les positions américaines: «Nous privilégions la voie diplomatique à la force. Le retrait des forces américaines ou la neutralisation du rôle des Etats-Unis doit se faire par le biais d’une approche diplomatique purement politique.»

Nous aussi, avons subi la violence aveugle d’un occupant.

L’embarras du gouvernement irakien

Il n’en demeure pas moins que les actions menées par la Résistance islamique en Irak, qui a revendiqué 150 frappes sur des bases américaines depuis le 7 octobre, plongent les autorités irakiennes dans une situation difficile. «Le gouvernement irakien est pieds et poings liés à Téhéran. Et si l’ensemble des quatre-vingts milices qui composent le Hachd al-Chaabi ont des stratégies et des objectifs différents, elles évoluent toutes au plus près de l’Etat. Pire encore: elles sont l’Etat, il ne peut s’en désolidariser totalement», affirme un spécialiste irakien des questions sécuritaires, sous couvert d’anonymat.

Avant de poursuivre: «L’enquête sur les frappes iraniennes qui ont visé une soi-disant base du Mossad près d’Erbil a été confiée à une personne très proche de l’Iran. Cela en dit long sur ce gouvernement irakien, qui n’a pour seule option que de condamner timidement une violation du territoire national sans même pouvoir envisager une réponse politique.»

Néanmoins, preuve de la tension grandissante dans le pays, les Kataeb Hezbollah, à qui Washington a attribué l’attaque meurtrière du 28 janvier, ont annoncé suspendre jusqu’à nouvel ordre leurs opérations, afin d’éviter «de plonger le gouvernement irakien dans l’embarras», préférant adopter une posture défensive. Pressions iraniennes, irakiennes ou les deux? Difficile de le savoir, tant les groupes de la Résistance islamique en Irak se montrent énigmatiques ces dernières semaines.

L’ombre des Gardiens de la révolution pèse sur l’Irak

Reste que c’est une autre conséquence du 7 octobre: en Irak, c’est la présence et le rôle des Américains qui est remis en question à large échelle. Et si ni les Etats-Unis ni la République islamique d’Iran n’ont pour l’heure intérêt à engager une confrontation directe, la logique d’escalade poursuit inexorablement son œuvre. Tenue par des échéances électorales, sous le feu des critiques pour n’avoir jusqu’alors apporté qu’une réponse modérée aux assauts subis sur les terrains irakien, syrien et jordanien, l’administration Biden se voit contrainte de hausser le ton. Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale de la Maison-Blanche, n’a d’ailleurs pas mâché ses mots en promettant de nouvelles représailles en Irak et en Syrie, et en n’excluant pas la possibilité «d’une attaque directe contre des cibles situées en Iran».

Après des années difficiles, Bagdad tente tant bien que mal de se relever d’un enchevêtrement de crises.
Après des années difficiles, Bagdad tente tant bien que mal de se relever d’un enchevêtrement de crises. © Laurent Perpigna Iban / Agence Hans Lucas

«Ce sont de toute évidence les Gardiens de la révolution iraniens qui, via la force Al-Qods, coordonnent ces milices en Irak, mais également en Syrie, où une dynamique semblable est à l’œuvre, avance Hardy Mède. On entre dans une nouvelle phase ou l’axe pro-iranien pourrait s’opposer à toute présence américaine au Moyen-Orient

Alors, l’escalade est-elle inévitable en Irak? «J’ose espérer que non, conclut Ali, depuis Sadr City. Mais nous sommes encore une fois au pied du mur. Plus que jamais, nous devons gagner notre souveraineté et nous débarrasser des forces américaines, iraniennes et turques qui occupent notre pays, sinon la guerre nous rattrapera tôt ou tard.»

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