Les deux tueurs de Saint-Etienne-du-Rouvray avaient cherché à acheter une " kalach " via une cagnotte. © shutterstock/sipa

Les cagnottes en ligne des terroristes

Boris Thiolay Journaliste

Détourné de son objectif initial, le financement participatif via des plateformes numériques peut subventionner des groupes djihadistes. Les services spécialisés sont aux aguets.

A 16 h 40, ce lundi 25 juillet 2016, Adel Kermiche, 19 ans, fiché S, dialogue via la messagerie cryptée Telegram avec un jeune adulte de son âge : Abdel Malik Petitjean, lui aussi adepte de Daech. Le premier est assigné à résidence chez ses parents, à Saint-Etienne-du-Rouvray (Normandie), après avoir essayé de gagner la Syrie. Le second est venu le rejoindre depuis la Haute-Savoie, pour  » frapper « . Trois jours plus tôt, comme l’enquête l’a révélé, les deux apprentis djihadistes n’avaient jamais entendu parler l’un de l’autre. Leurs discussions révèlent tout à la fois une volonté implacable de tuer des  » mécréants  » et une improvisation totale. Kermiche écrit à Petitjean :  » J’ai parlé aussi au frère pour la cagnotte, tout ça. […] Il revient que jeudi. […] Il m’a dit qu’il pourrait me financer si je veux acheter une kalach (kalachnikov).  » Finalement, après avoir hésité, et faute d’avoir accès à la cagnotte alimentée par un membre anonyme du groupe terroriste, le duo passe à l’action. Le 26 juillet, vers 9 heures du matin, ils se précipitent à l’intérieur de l’église de Saint-Etienne-du-Rouvray. Là, ils égorgent le père Jacques Hamel (85 ans), blessent un paroissien et prennent en otage quatre femmes avant d’être abattus par les policiers.

Ce terrorisme low cost s’est développé à mesure que Daech a perdu sa puissance militaireu0022

Ces dernières années, les cagnottes en ligne sont devenues un moyen usuel de collecter de l’argent afin d’offrir un cadeau d’anniversaire ou de payer le pot de départ d’un collègue. Mais certaines d’entre elles peuvent aussi être détournées de leur vocation d’origine pour financer le terrorisme.  » Cette méthode est aujourd’hui une des techniques permettant de récolter, sur le territoire national, sans mobiliser beaucoup d’efforts, du microfinancement participatif dans un but terroriste, explique au Vif/L’Express Laurent Nunez, le patron de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), en France. Il s’agit, sous un faux prétexte, de lever de petites sommes, difficiles à repérer et à tracer. Nous sommes face à du terrorisme low cost, un mode d’action qui s’est développé à mesure que Daech a perdu sa puissance militaire, et donc son soutien financier.  »

En théorie, le procédé est un jeu d’enfant. N’importe qui peut ouvrir une cagnotte sur l’un des sites spécialisés, tel Leetchi, le plus utilisé en France. Sur les millions d’annonces consultables, certaines, faisant appel à la générosité des musulmans, peuvent parfois éveiller les soupçons. Un grand classique : la collecte de la zakat,  » l’aumône légale  » que tout croyant est censé verser pour venir en aide aux plus démunis, peut servir à un objectif tout autre. En fait, de simples particuliers, cachés derrière un pseudonyme, concurrencent sur Internet les appels aux dons de mosquées et d’ONG islamiques ayant pignon sur rue.

Ainsi, une certaine  » Jihane  » a pu récolter près de 3 000 euros auprès de 163 donateurs au printemps dernier. Mais comment être certain que la somme a bien servi à des fins charitables ? Autre procédé fréquent : une cagnotte, telle celle lancée par un mystérieux Abou Omar al-Shishani (le  » Tchétchène « ), pour aider une  » soeur  » abandonnée par son mari avec six enfants. La tonalité du texte, d’inspiration salafiste, a de quoi intriguer. Ou encore cet appel aux dons destinés à financer l’opération en Europe d’un enfant syrien atteint d’une maladie grave. Dans ce dernier cas, une même photo d’enfant ou un devis douteux d’hôpital sert parfois à illustrer plusieurs annonces… Certes, il peut s’agir d’une simple escroquerie, mais les services spécialisés sont désormais aux aguets.

Le courtier du djihad

C’est au tournant de l’année 2015 que les analystes de Tracfin – le service de renseignement français chargé de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme – , ont pris la mesure du problème. A cette date, ils détectent l’activité d’un réseau international de collecte de fonds destinés à l’Etat islamique. A sa tête, un homme seul, agissant sous six identités différentes. Selon nos informations, ce véritable  » courtier du djihad « , né en 1977 en Syrie, s’appelle Mohamed al-Saied al-Hmidan. Entre mai 2014 et mai 2015, il récolte via un système de cagnottes l’équivalent de 230 000 euros. Tracfin repère 226 transferts en sa faveur, provenant de 27 pays différents. 24 Français lui ont versé des fonds, pour un montant de 34 500 euros. Après avoir récupéré l’argent en cash dans une agence de type Western Union, en Turquie, Al-Hmidan franchit la frontière syrienne pour le remettre à un émissaire de Daech.

Ce cas a déclenché l’alerte au sein des services occidentaux. Plusieurs donateurs ont depuis été traduits en justice. Mohamed al-Hmidan figure, lui, sur la liste des personnes finançant le terrorisme, établie par le Trésor américain. Au mois d’avril 2018, 416 donateurs de l’Etat islamique avaient été repérés en France. Ont-ils pu être dupés ?  » Un don effectué pour un objet a priori légal peut être détourné à des fins illégales. Mais quand des dizaines de personnes, qui ne se connaissent pas, versent de l’argent à un même inconnu dont les références bancaires se trouvent en Turquie, il peut ne pas s’agir d’un hasard, souligne Bruno Dalles, le directeur de Tracfin.

Pour contrer ce type de financement extérieur du terrorisme, il a fallu renforcer la traçabilité des sommes gérées par les plateformes.  » En cas de soupçon, ces dernières ont l’obligation d’effectuer un signalement à Tracfin, qui peut à son tour transmettre ces renseignements aux services spécialisés et alerter la justice. Le nombre de signalements a explosé ces dernières années : de 10 cas en 2015, on est passé à 149 en 2016 et 361 en 2017 (+ 142 %).

L’année dernière, 336 millions d’euros ont été collectés par les plateformes agréées en France et qui sont celles actives aussi en Belgique. Deux d’entre elles dominent le marché : Leetchi et Le Pot commun. La première indique avoir mis en place un système de détection sémantique pour repérer les comptes suspects. Le contenu des annonces est analysé, et une alerte se déclenche en fonction de mots-clés :  » attentat « ,  » frère « ,  » Allahu Akbar « …  » 12 personnes vérifient ces comptes, explique Romain Mazeries, un des dirigeants de Leetchi. L’entourage du suspect est vérifié, de même que son historique sur la plateforme ou les comptes qui font la promotion de la cagnotte sur les réseaux sociaux.

 » Le seuil de contrôle a été abaissé de 2 500 à 1 000 euros, pour s’établir désormais à 250 euros. A partir de cette somme, le propriétaire de la cagnotte doit fournir un justificatif de domicile et une photocopie de sa carte d’identité. Certes, ces documents peuvent être falsifiés. Mais, avec des algorithmes ultrapuissants et une législation européenne plus musclée, la chasse au financement en ligne du terrorisme bat son plein.

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