Lors des attentats, la société a réagi par des manifestations fondées sur le refus de la violence. Avec la pandémie, c'est l'inverse : isolement, confinement et repli sur son soi intérieur. © FRANÇOIS BOUCHON/BELGAIMAGE

La vie après le coronavirus: « Il faut trouver le moyen de vivre avec des contradictions »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour les sociologues Vincent de Gaulejac et Isabelle Seret, l’après-crise du corona présentera des similitudes avec l’après-attentats des années 2015-2016. Ils croisent les doigts pour que les mêmes erreurs ne soient pas commises et que l’on ne fasse pas l’impasse sur ce que nous voulons vivre ensemble. Sachant que la société sera très « paradoxante ».

Isabelle Seret est sociologue clinicienne formée en victimologie appliquée. Vincent de Gaulejac est professeur émérite de l’université de Paris et président du Réseau international de sociologie clinique (Risc). Ensemble, ils ont lancé un groupe de réflexion qui rassemble des victimes des attentats terroristes et des familles de djihadistes autour du projet  » Retissons du lien. Penser ensemble pour agir en commun « .

Quelle comparaison pouvez-vous établir entre l’après-choc des attentats et l’après-crise du coronavirus ?

Vincent de Gaulejac : Lors des attentats, des humains ont tué d’autres humains, fracturant la société. Celle-ci a réagi par des manifestations fondées sur l’indignation et le refus de la violence aveugle. Au niveau politique, on a assisté à la mise en place d’actions essentiellement sécuritaires et répressives de lutte contre le terrorisme. La source de la pandémie, au contraire des attentats, n’est pas une affaire d’hommes mais de nature. Dans certains pays, comme en France, on a essayé de donner figure humaine au virus en le qualifiant d’ennemi. Ce discours, décalé, n’a pas marché : le virus nous met certes en danger mais il ne s’agit pas d’une guerre. Il faut apprendre à vivre avec cette présence. La réaction à la pandémie a été l’inverse de celle qui a succédé aux attentats : isolement, confinement et repli sur son soi intérieur. Le tout, fondé sur la peur de tomber malade et sur la responsabilité de protéger et les autres, et soi. Au lieu de manifester notre indignation dans le lien, on s’est retrouvé chacun chez soi. Le confinement a fracturé la fraternité. L’autre est devenu une menace potentielle pour moi, et moi pour lui. Dans la foulée, on a mis en place des mesures de distanciation sociale, alors qu’il aurait fallu parler de distanciations physiques pour protéger le social. Ces contresens montrent bien que c’est l’humanité qui est fracturée. Cela dit, il y a une vraie tension entre la logique sanitaire et la logique sociale et économique. Déconfiner nécessite d’affronter cette contradiction. Et ça, on ne sait pas le faire, en fait.

Le risque est aussi le confinement de la pensée.  » Isabelle Seret

Isabelle Seret : La période des attentats et celle de la pandémie peuvent être prises comme des points de bascule. Dans les deux situations, on privilégie l’aspect sécuritaire et on accepte, au nom de notre protection, de s’amputer de toute une série de droits. Je pense aux perquisitions administratives dans l’après-attentats, aux potentielles dérives du tracing pour le Corona. S’il est très probable qu’il y aura un avant et un après-Corona, l’après-attentats a montré à quel point le retour à la vie normale a primé sur la compréhension de ce que nous avions traversé en tant que personnes mais aussi en tant que collectif. A ce jour, il n’y a toujours pas de récit officiel sur les attentats qui essaierait de dégager les parts de responsabilité des uns et des autres, ni d’excuses dignes de ce nom pour les personnes victimes.

La question des inégalités sociales est au coeur des départs de candidats au djihad. On la retrouve aussi dans cette crise sanitaire…

VdG : Le confinement a révélé les difficultés sociales et économiques dans lesquelles une part de la population se trouve structurellement. Est-ce que la crise va produire une prise de conscience ? Je l’ignore. On va en tout cas observer une tension entre ceux qui veulent relancer la machine comme avant, ce qui va encore aggraver les inégalités sociales, et les seconds, pour qui les causes des départs de djihadistes sont en lien avec la situation des autres victimes d’injustices. Dans un cas comme dans l’autre, certains ont le sentiment de n’avoir pas de place dans cette société. Et cela pose question. On peut espérer que la crise servira à repenser la hiérarchie sociale, entre autres choses. Mais on peut aussi craindre que les déterminants économiques prennent le pas sur le reste.

I. S. : Le risque est que ces inégalités sociales soient à nouveau exploitées, notamment par des groupes radicaux comme Al-Qaïda qui a déjà publié sur le sujet : l’instrumentalisation de la pandémie, qui n’épargnerait que les  » vrais fidèles « , afin de recruter d’autres candidats au djihad est déjà en marche. La recherche du sens de cette crise prend souvent la forme d’une recherche d’exutoire. On ne cherche pas qui est responsable mais qui en est la cause : la  » communauté musulmane  » comme si celle-ci était homogène, les pangolins, les Chinois, etc. Le phénomène dit de polarisation est à l’oeuvre. Il entraîne dans son sillage discrimination, stigmatisation, etc. Les théories du complot ne sont jamais loin.

La vie après le coronavirus:
© DR

Lors de l’après-crise sanitaire, le tiraillement entre intérêt personnel et intérêt collectif n’est-il pas inévitable ?

VdG : On est tous d’accord de relancer les services publics et de relever les petits salaires, mais on souhaite aussi, chacun, retrouver son job. C’est ça, la lutte des places. Elle se substitue à la lutte des classes. C’est-à-dire que la lutte solidaire et la lutte solitaire peuvent s’opposer. Et la crise sociale qui s’annonce exacerbera cette opposition. Néanmoins, ce confinement nous oblige à prendre conscience que la culture de l’urgence et la course à la consommation n’ont pas beaucoup de sens. Les files de voitures devant les McDonald’s, à leur réouverture, n’ont, à cet égard, rien de rassurant.

Il faut s’interroger sur la façon dont on est soi-même pris entre amour et haine, entre pulsion de mort et pulsion de vie.  » Vincent de Gaulejac

I. S. : Nous traversons tous de manière singulière le confinement, selon que l’on soit affecté physiquement, affectivement, économiquement, etc. Il y aurait un leurre à penser que l’intérêt collectif prime. Certains sociologues ont d’ailleurs analysé, au sujet des manifestations postattentats, qu’il s’agissait plus d’une réassurance personnelle que d’un élan de solidarité. Elles consistaient à dire  » je  » suis là, bien en vie. Les applaudissements de 20 heures pourraient avoir la même fonction. S’il devait sortir quelque chose de cette crise, ce serait de s’interroger sur les priorités que nous voudrions mettre en avant pour vivre ensemble. Ce qui reste une impasse intellectuelle à la suite des attentats.

Vous dites que, du fait du confinement, le lien se délite. Mais il se reforme autrement, via les applaudissements sur les balcons par exemple, non ?

VdG : Le confinement peut à la fois nous empêcher de penser et faire émerger de la créativité. Sur les réseaux sociaux, on découvre, avec de l’humour, des envies de partage, une recherche de sens et de lien, par exemple à travers les applaudissements à 20 heures. Le lien a donc pris d’autres formes, avec une vitalité incroyable. En même temps, on pressent les dégâts collatéraux de cette crise, mais on n’en connaît pas encore l’importance.

I. S. : Le problème, même s’il est sans doute trop tôt pour le pointer, c’est que ces élans de solidarité sont des actes citoyens qui ne sont pas intégrés par le politique. Cette mobilisation spontanée – confection de masques, repas pour les démunis, courses pour un aîné – risque de se couvrir d’amertume. On donne de soi, de son temps sans avoir l’assurance que ces actes seront perçus comme les indicateurs d’un besoin de changement radical. Ils risquent, à l’image des élans postattentats où familles de djihadistes et victimes ont défilé main dans la main pour revendiquer une société plus solidaire, inclusive et non discriminatoire, d’être relégués à de belles intentions quand l’économie reprendra le dessus.

Comment expliquer que l’on ferme des frontières alors que la crise a porté la mondialisation à son paroxysme ?

VdG : Quelque quatre milliards de personnes, sur sept, sont touchées en même temps par la même maladie, toutes conditions sociales et culturelles confondues. C’est inédit. Mais on ferme les frontières au moment où nous prenons conscience de notre même humanité. C’est ce que j’appelle une société paradoxante : le chacun pour soi dans un monde d’inter- dépendances.

I. S. : Le risque est aussi le confinement de la pensée. Chacun chez soi, avec une montée en puissance de mouvements extrémistes de droite qui surferont sur la vague. Eux aussi sont actifs, pointant du doigt cet autre, étranger, source de danger.

VdG : Il faut trouver le moyen de vivre avec ces contradictions. Comprendre que c’est un phénomène social et non pas individuel, ce qui nécessite de développer une intelligence collective pour trouver ensemble les réponses adéquates.

Pour l’instant, les gouvernants sont pourtant très peu dans la consultation de la population, experts mis à part…

VdG : C’est vrai, mais il y a des réactions. En France, 420 maires ont fait savoir qu’ils n’étaient pas d’accord avec le plan de déconfinement du gouvernement pour les écoles. C’est particulier que l’Etat décide de tout, sans consultation du Parlement dans certains pays, mais rende les citoyens responsables du succès de l’opération.  » De vos décisions individuelles dépend la réussite de ce que nous vous imposons « , dit-il. C’est l’injonction paradoxale par excellence.

I. S. : Plus que jamais, des espaces de parole sont nécessaires, qui brisent les frontières des classes sociales et cultuelles pour réfléchir ensemble à ce qui fait lien dans notre société. Il nous faut l’oser. Cela fait appel à la confiance. Mais ces initiatives ne seront porteuses que si elles sont relayées ou étayées par l’institutionnel.

Ce pouvoir fort ne convient-il pas à une partie de la population ?

VdG : Si, parce que la contradiction fait peur à certains qui préfèrent la sécurité à la liberté en se soumettant à un pouvoir qui impose ses choix et réprime ceux qui résistent. C’est un mécanisme de défense. Plus les choix sont difficiles et plus on en appelle à ce type de régime. La tension entre ceux qui aspirent à une implication citoyenne et ceux qui réclament un pouvoir fort risque de s’exacerber avec la pandémie.

Vous relevez nombre de paradoxes et de tensions qui ne se calmeront pas après la crise. Il faudra donc vivre avec cette complexité ?

VdG : La complexité est un défi. Avec le terrorisme, on était dans une lutte entre  » les axes du mal et du bien « . La pandémie nous oblige à quitter ce manichéisme. Ce virus tue des gens. Pourtant, il n’est pas si dangereux que ça : il est menaçant. Or, cette menace n’est pas qu’extérieure. Il y a aussi de la destructivité dans le fonctionnement de l’homme. Il faut s’interroger sur la façon dont on est soi-même pris entre amour et haine, entre pulsion de mort et pulsion de vie. La contradiction est au coeur de la vie sociale, mais également au coeur de la vie psychique.

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