Pourquoi la loi martiale instaurée en Russie est un aveu indirect de Poutine

Mailys Chavagne

Ce 19 octobre, Vladimir Poutine a ordonné l’instauration de la loi martiale dans les quatre territoires ukrainiens annexés. Qu’est-ce que c’est et qu’est-ce que cela implique pour la suite du conflit?

Après l’annexion de quatre territoires ukrainiens – à savoir Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporijjia – le président russe Vladimir Poutine passe à l’étape suivante. Ce mercredi, il a ordonné l’instauration de la loi martiale. Cette nouvelle mesure devrait entrer en vigueur ce jeudi à minuit. Au programme: plus gros pouvoir de l’armée, restriction des libertés et potentielle mobilisation des hommes. Mais de quoi s’agit-il exactement?

La loi martiale, une loi d’exception

La loi martiale permet à un pays d’instaurer un état juridique d’exception au sein duquel l‘autorité militaire est renforcée et les libertés des citoyens sont restreintes. « Mars, c’est le Dieu de la guerre. Donc comme son nom l’indique, la loi martiale, c’est une loi en temps de guerre qui s’oppose à la loi civile et qui suspend les libertés établies par cette loi civile », explique Tanguy de Wilde, professeur de sciences politiques et de relations internationales à l’Université catholique de Louvain (UCL). Cela signifie la suspension de la gouvernance normale de l’économie, de l’État de droit et se traduit généralement par une série de mesures. « Cela permet toute une série d’actions que seul le temps de guerre justifie. C’est-à-dire des réquisitions, des mobilisations, un couvre-feu… », détaille le professeur.

En cas d’instauration de la loi martiale, la législation russe prévoit notamment:

  • le renforcement des mesures de sécurité,
  • le couvre-feu,
  • l’interdiction des rassemblements publics,
  • l’évacuation d’entreprises stratégiques,
  • l’interdiction de quitter les territoires concernés,
  • le déplacement et le confinement de population dans un endroit spécifique,
  • la mise en place d’une censure militaire dans les télécommunications…

Son application dépendra néanmoins des objectifs du Kremlin. Selon le décret, le gouvernement russe devra d’ici trois jours proposer des mesures concrètes à appliquer dans ces territoires.

Vers une mobilisation générale

Une loi qui a un certain impact sur le conflit actuel. « Bien sûr, tout dépend de l’endroit où on se trouve », précise le professeur de l’UCL. « Sur la ligne de front, cela ne change pas grand chose. Mais plus à l’arrière, cela peut entraîner une forte mobilisation de la population. » Et c’est sans doute là l’un des enjeux principaux de cette nouvelle mesure.

Car si le Kremlin cherche à renforcer à tout prix ses effectifs, la formule votée le 21 septembre dernier impose une limite: les personnes recrutées doivent répondre à certains critères. Elles doivent ainsi avoir déjà servi dans les forces armées, avoir une expérience du terrain ainsi qu’une spécialité militaire. Au total, 300.000 réservistes ont été appelés afin de grossir les rangs de l’armée russe ces derniers mois. Une ‘belle’ progression, mais pas suffisante aux yeux du Kremlin, qui voit d’un mauvais œil la contre-offensive ukrainienne.

La loi martiale imposée par le président russe pourrait néanmoins changer la donne puisqu’elle lui permettrait notamment de mobiliser environ un million d’hommes supplémentaires. Pour déclarer la mobilisation générale, il faut en effet décréter la loi martiale, qui ne peut entrer en vigueur qu’en cas d’agression extérieure sur le territoire russe. C’est effectivement le cas, depuis que les oblasts de Louhansk, Donetsk, Zaporijjia et Kherson ont été annexés. Bref, la fin de la mobilisation n’a pas encore sonné.

« Assoir les positions russes »

L’instauration de cette loi martiale intervient à un moment-clé du conflit. La contre-offensive actuelle a déjà permis aux Ukrainiens de reprendre une partie des territoire conquis, et même si le pourcentage reste faible, tous « les moyens sont pris pour maintenir les conquêtes territoriales », précise Tanguy de Wilde.

« On ne peut pas dire qu’il y a une définitive inversion du rapport de force, mais on observe, à l’approche de l’hiver, une sorte de point d’équilibre », explique encore le professeur. Les hivers sont en effet très rudes dans ces régions, il est donc plus difficile de (re)conquérir du territoire. La loi martiale permettra donc à Poutine « d’assoir les positions russes dans les régions annexées ».

Déporter les populations ukrainiennes

Les mesures qui seront prises dans les territoires annexés pourraient également signifier le déplacement forcé de la population ukrainienne vers la Russie. « En temps de guerre, on proclame l’obligation d’évacuer certains territoires, notamment quand on organise une retraite des troupes par exemple, ou quand on veut protéger la population », explique Tanguy de Wilde. « Mais évidement, chacun mettra les mots qu’il veut: la Russie dira qu’elle protège la population et l’Ukraine dira que ce sont des déportations. »

Kiev a en effet accusé la Russie de préparer une « déportation massive des Ukrainiens vers des zones défavorisées de [Russie] afin de modifier la composition ethnique des territoires occupés », a tweeté Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil de défense et de sécurité nationale d’Ukraine.

Côté russe, ces accusations ont immédiatement été démenties. Les autorités prétendent en effet que les citoyens ukrainiens, loin d’avoir été déportés de force, ont délibérément choisi de se réfugier en Russie. Dans le sud de l’Ukraine, l’administration russe de la région de Kherson a notamment assuré que les « évacuations de civils » avaient débuté. Elle prévoit d’en déplacer « 50.000 à 60.000 » en quelques jours sur l’autre rive du Dniepr. Au total, « environ cinq millions d’habitants » des quatre régions ukrainiennes annexées en septembre par Moscou sont actuellement sur le sol russe, a affirmé le secrétaire du Conseil de sécurité russe, Nikolaï Patrouchev.

Un aveu indirect de Poutine?

Depuis le début du conflit, Vladimir Poutine parle « d’opération spéciale » et dément toute notion de conflit armé. « Même avant 2022, il justifiait le soutien aux séparatistes pro-russes en disant que c’était pour les protéger face à une menace de destruction. Cette opération spéciale avait donc pour but de déstabiliser un gouvernement qu’il considérait comme étant peuplé de nazis, tout en reconnaissant les régions séparatistes. »

En jouant cette nouvelle carte, le président russe admet indirectement que son pays est bel et bien entré en état de guerre avec l’Ukraine, selon Tanguy de Wilde. « La signification de la loi martiale, c’est de dire: ‘les territoires ont été rattachés à la Fédération de Russie et celle-ci se considère, du moins sur ces territoires, en temps de guerre.' » Le référendum a d’abord servi à acter l’annexion, la loi martiale sert désormais à protéger ces nouveaux territoires rattachés à la Russie.

Pour les autorités ukrainiennes, une chose est sûre: « L’application de la ‘loi martiale’ dans les territoires annexés par la Fédération de Russie ne doit être considérée que comme une pseudo-légalisation du pillage des biens ukrainiens », a déclaré le conseiller du président Zelensky, Mikhailo Podolyak. Et d’ajouter que « cela ne change rien pour l’Ukraine: nous poursuivons la libération et la désoccupation de nos territoires ».

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