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Joseph Stiglitz :  » Les réformes financières sont insuffisantes « 

Il agace autant qu’il fascine. Brillant théoricien, Prix Nobel d’économie , ex-conseiller de Bill Clinton, Joseph Stiglitz est aussi une star internationale, une bête de scène qui ne craint pas la lumière des projecteurs. De passage éclair à Paris, l’intellectuel aux airs de gros matou revient longuement sur ses propositions, sur l’Amérique d’Obama et sur cette crise qui finit, parfois, par ébranler sa placidité légendaire.

Le Vif/L’Express : Il y a deux ans, la chute de Lehman Brothers entraînait le monde dans la crise la plus grave depuis la Grande Dépression. Rassurez-nous : un tel scénario ne pourrait plus se reproduire aujourd’hui ?

Joseph Stiglitz : Les régulateurs ont fait des efforts, mais ils sont clairement insuffisants. Prenons l’exemple des Etats-Unis. Le Congrès a adopté la loi Dodd-Frank, afin de mieux réguler la sphère financière, mais cette réforme est comme du gruyère : pleine de trous ! Les principes sont bien là, mais les banques ont déployé un tel lobbying qu’elles ont imposé de très nombreuses exceptions. Par exemple, une des mesures phares est la création d’une agence de protection du consommateur, censée lutter contre les pratiques prédatrices des établissements financiers. Sauf qu’elle ne s’appliquera pas au prêt automobile, qui, pour la plupart des Américains, constitue le prêt le plus important, après le crédit immobilier.

Même chose pour les produits dérivés : il y a eu des avancées, mais une grande partie de ces produits sont finalement exemptés de régulation. La réforme ne va pas non plus empêcher les abus liés aux prêts sur cartes de crédit, dont les taux d’intérêt peuvent tourner autour de 30 %, alors que les banques, elles, empruntent quasiment à 0 % ! Quant au problème crucial des banques « trop grosses pour faire faillite », il n’a pas été traité du tout : elles ont juste été renflouées, et on les a laissées distribuer des bonus avec l’argent du contribuable.

L’Europe n’a-t-elle pas fait mieux ?

C’est un peu le même scénario qui s’y est déroulé : il y a eu des avancées dans certains domaines, comme les bonus ou les fonds spéculatifs, mais il reste encore de nombreuses failles. Des deux côtés de l’Atlantique, la question se pose surtout de la confiance que l’on peut accorder aux régulateurs. Ce sont les mêmes qui se sont montrés incapables de prévenir la crise précédente !

Vous avez évoqué il y a quelques mois la possibilité que l’euro disparaisse à brève échéance. Ce scénario vous semble-t-il toujours envisageable ?

Non, je ne dirais plus cela aujourd’hui. L’Union européenne a fini par adopter un certain nombre de réformes institutionnelles, comme la création d’un fonds de stabilisation, qui est une très bonne chose. Reste à savoir si cela suffira. Les marchés semblent toujours très inquiets. Le cas irlandais, en particulier, est très préoccupant : la dette a grimpé de 19 points en pourcentage du PIB, le sauvetage des banques a été très mal géré et les mesures d’austérité pèsent tellement sur la croissance qu’il n’est pas évident qu’elles permettent de réduire véritablement le déficit.

Beaucoup d’autres pays européens ont adopté des plans d’austérité. N’était-ce pas inévitable, compte tenu de la situation très dégradée de leurs finances publiques ?
Certains petits pays n’ont effectivement pas le choix, s’ils veulent pouvoir continuer à emprunter sur les marchés. Pour d’autres, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne ou la France, plutôt que de couper indistinctement dans les dépenses, il serait plus efficace de les rediriger vers des investissements productifs susceptibles de rapporter assez d’argent pour faire baisser leur endettement. Si les marchés étaient vraiment rationnels, ils valideraient ce type de stratégie. Mais ce n’est pas le cas, car ils se concentrent sur les données chiffrées brutes. Au final, les mesures d’austérité adoptées par les grands pays vont inévitablement entraîner un ralentissement de la croissance dans toute l’Europe.

A qui la faute ?

Je ne veux pas blâmer tel ou tel, mais l’Allemagne, dans cette affaire, a commis deux erreurs. D’abord, elle s’est montrée réticente à aider la Grèce, ce qui a aggravé la crise. Ensuite, elle a appliqué des mesures d’austérité nocives. Les Etats-Unis accusent la Chine d’avoir un surplus commercial excessif, de ne pas consommer assez et, ainsi, de créer un déséquilibre. Mais, de ce point de vue, l’Allemagne crée un déséquilibre encore plus important que la Chine ! Les deux pays répondent que le fait d’épargner est une vertu. Cela n’est pas valable en temps de crise : quand il n’y a pas assez de demande dans le monde, la principale conséquence, c’est que le chômage augmente.

Selon votre rapport rédigé pour l’ONU, dans lequel vous proposez des changements profonds de l’organisation de l’économie mondiale, l’un des enjeux est de parvenir à réguler des marchés, par définition mondiaux, avec des régulateurs qui, eux, £uvrent au niveau national. N’est-ce pas insoluble ?
Je pense en tout cas que les institutions internationales telles qu’elles existent aujourd’hui ne répondent pas convenablement à ce dilemme. Mais il y a pire : le recours systématique au concept de régulation internationale est souvent utilisé par ceux qui ne veulent rien changer. Ils disent : « Il faut régler cela au niveau global. » Et, là, on se rend compte que tout est compliqué, qu’il faut faire des compromis et des concessions : au final, on avance extrêmement lentement. Et rien ne change vraiment. Du coup, beaucoup d’économistes sont arrivés à la conclusion que la première responsabilité de chaque gouvernement, c’est de protéger ses citoyens, et donc de prendre les mesures qui s’imposent au niveau national. Et, dans un second temps, d’essayer d’harmoniser tout cela.

Vous préconisez la création d’un conseil de coordination économique mondial (CCEM). Quel serait son rôle ?

Nous nous sommes rendu compte qu’il n’existait pas de cadre global pour coordonner les politiques économiques et les questions de régulation financière. Il y a bien le G 20, mais il ne représente que les pays les plus riches. Dans le cadre du dispositif que nous avons imaginé, il y aurait un représentant par continent. L’Afrique, par exemple, aurait un émissaire défendant les intérêts du continent dans son entier, et pas seulement la voix de l’Afrique du Sud, par exemple. La légitimité politique d’une telle enceinte serait plus forte que celle du G 20. Dans un premier temps, le CCEM aurait surtout un rôle d’influence et d’orientation, et non pas explicitement de décision ou de sanction.

Vous demandez également la création de banques publiques. Pour quoi faire exactement ?

On ne se poserait pas cette question si les banques privées faisaient leur travail ! Mais on a constaté que ce n’était pas le cas. Aux Etats-Unis, les grosses banques génèrent de l’argent en spéculant, en pariant sur la faillite de tel ou tel pays… Mais prêter aux petites et moyennes entreprises, par exemple, n’est pas au c£ur de leur activité. Le paradoxe, c’est que nous avons dépensé des centaines de milliards de dollars pour qu’elles recommencent à soutenir l’économie, mais cela n’a pas fonctionné. Sans doute parce que nous avons renfloué celles qui jouaient à la roulette, et pas celles qui prêtaient, qui sont de plus petite taille. L’année dernière, 140 établissements financiers ont fait faillite aux Etats-Unis, et, parmi ceux-là, beaucoup étaient des banques de prêt. Cette année, il y en aura encore davantage. Le secteur privé a clairement échoué : il faut trouver une autre solution.

Le développement des inégalités, dites-vous, est une des causes de la crise. Comment faire pour les réduire durablement ?
Il est très frappant de constater que peu de leaders mondiaux ont porté attention aux causes profondes de la crise. On s’est beaucoup focalisé sur les dysfonctionnements du système bancaire : c’est une cause importante, mais pas la cause profonde de la crise. Depuis trente ans, les inégalités ont explosé dans les pays développés, et particulièrement aux Etats-Unis. Pour éviter que les gens ne soient complètement déclassés, on leur a accordé des crédits sans compter, on leur a dit d’acheter des maisons qu’ils ne pouvaient pas se payer. C’était juste une mascarade, mais qui correspondait en fait à une manière un peu perverse de tenter de résoudre cette hausse des inégalités. Avec la crise, la richesse fictive liée à l’endettement s’est évaporée, mais personne – ni Obama ni les autres – n’a songéà s’attaquer au fond du problème. Ironie de l’histoire, la manière dont on a traité cette crise n’a fait que renforcer ces inégalités. Il suffit de regarder la question des bonus, qui n’est sans doute pas fondamentale, mais se revèle tout de même très symbolique. On n’a pas fait grand-chose pour empêcher leur réapparition. Idem avec les plans d’austérité : ce sont les pauvres, ceux qui bénéficient le plus des systèmes de redistribution, qui vont en pâtir les premiers.

Que proposez-vous donc ?

Le premier levier, à court terme, c’est la politique fiscale. Concernant les impôts, le débat s’est engagé aux Etats-Unis : il y a une discussion pour savoir s’il faut perpétuer les exemptions de taxes pour les plus riches décidées par l’administration Bush en 2001 et 2003. Je pense que nous ne pouvions pas nous le permettre à l’époque, et que nous le pouvons d’autant moins aujourd’hui. Il est tout de même curieux que quelqu’un qui gagne de l’argent en pariant sur la faillite de la Grèce soit moins taxé que quelqu’un qui travaille dur pour gagner son salaire. Les exemptions sur les revenus du capital devraient être supprimées. Par ailleurs, si vous voulez diminuer les taxes pesant sur les entreprises, il faut le faire de manière plus ciblée, par exemple en encourageant les entreprises qui investissent. Ce serait une manière intelligente d’utiliser la politique fiscale, pour encourager une économie plus productive, et donc une plus forte croissance à long terme.

Propos recueillis par BENJAMIN MASSE-STAMBERGER et LAURA RAiM

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