« Il faut se demander ce qu’on a fait, et surtout pas fait, pour que des citoyens aillent dans la direction de Le Pen »
Le grand cinéaste Costa-Gavras poursuit son idée citoyenne, engagée, du 7e art. A l’heure où paraît la première partie de l’intégrale de son oeuvre, celui qui signa Z et L’Aveu, Missing et Le Couperet, pose plus que jamais, à 83 ans, un regard lucide sur notre société. Avec, à l’égard de la démocratie, une inquiétude certaine. A quelques mois de l’élection présidentielle française…
Belle entreprise que cette intégrale (1) dont le premier volume paraît ces jours-ci !
Arte m’a donné carte blanche. J’ai d’abord fait restaurer les films. Avec le numérique, on peut retrouver l’image originale. On peut même l’embellir, mais ça, je ne le voulais pas. Le son aussi a été restauré. Et j’ai fait une longue interview (trois heures) avec Edwy Plenel (NDLR : journaliste, fondateur de Mediapart), pour resituer chaque film dans son contexte. Car chaque film a son histoire, sa raison d’être. J’ai ressenti, durant ce travail, une certaine mélancolie. Tant des acteurs de ces films sont aujourd’hui disparus.
L’époque où vous commencez votre parcours est habitée par une vie politique agitée, les totalitarismes et les révolutions. Vous l’avez vite embrassée, dans vos films…
» Habitée » et » embrassée « . Vous dites les deux mots essentiels. C’est cela, le cinéma. Il faut être habité par ce qu’on veut raconter. Complètement, à fond ! Et embrasser son époque, essayer de la faire comprendre aux autres. J’ajouterai un mot : spectacle. Je sais qu’il y a débat là-dessus mais, selon moi, on va au cinéma pour voir un spectacle. Pour éprouver des sentiments. Pour rire, pleurer, pour être en colère.
Vous ne vouliez pas prêcher des convaincus mais toucher un large public ?
Dès le départ, oui. Et ça passait par les acteurs. Pour moi, ils étaient l’essentiel ! Ce sont eux qui portent votre histoire, avec leur talent. Vous les croyez, ou pas. Si vous ne les croyez pas, c’est fichu ! J’ai eu des relations très proches, très intimes, avec beaucoup d’entre eux. J’ai eu la chance de tomber sur un groupe d’hommes et de femmes, comme Yves Montand et Simone Signoret, qui réfléchissaient dans une certaine direction politique, et qui m’ont appris à réfléchir aussi, à surmonter mon impulsivité méditerranéenne pour agir de manière raisonnée.
Le succès de Z vous a très vite lancé. Vous y attendiez-vous ?
Aucunement ! Bien sûr, on croyait tous au film, mais de là à envisager son impact… Tout avait bien commencé. Nous avions rapidement écrit le scénario, Jorge Semprun et moi. Et les acteurs avaient tout de suite accepté. Mais personne n’a voulu financer le film. On me disait : » Il n’y pas de personnage principal qu’on puisse suivre du début à la fin. Et pas non plus d’histoire d’amour. Vous avez Montand, très bien ! Mais il n’a qu’un petit rôle… » C’était vrai. Il est présent à l’image durant douze minutes sur les deux heures du film. Tout était contre, en fait. Mais nous avions la passion. Trintignant m’a assuré qu’il ferait le film gratuitement, Montand pareil. On a donc foncé. Comme on n’avait pas de producteur, j’ai demandé à Jacques Perrin, qui jouait le journaliste, de faire le producteur (rire). Après, une fois le film sorti, en première semaine personne ne vient. Aujourd’hui, on l’aurait directement retiré de l’affiche ou envoyé dans une petite salle. Mais un type y croyait : le distributeur Mucchielli (2). Je l’entends encore lâcher, avec son accent corse : » Tout va bien, attendez ! » La deuxième semaine, ça allait mieux, la troisième encore mieux, et ainsi de suite. Tout le monde voulait venir et les gens applaudissaient à la fin.
Les espoirs d’un monde meilleur qui animaient les années 1970 ont aujourd’hui laissé place à la désillusion. Mais vous n’en continuez pas moins à interpeller la société, sur le chômage (Le Couperet), l’immigration (Eden à l’Ouest) ou le pouvoir de la finance (Le Capital). Comment comparer les deux époques ?
L’époque a changé radicalement. Il y avait deux blocs : Est et Ouest. Et il fallait prendre position. Les choses étaient relativement simples, comme l’était l’engagement contre le totalitarisme, pour la démocratie. Et puis, surtout, il y avait cette idée qu’on allait vers le mieux. Le progressisme. On allait changer le monde, l’espoir était permanent. Et quand les systèmes communistes sont tombés, on s’est vite aperçu que le mieux espéré ne viendrait pas, ne viendrait plus. Cette grande classe moyenne qui devait s’élargir et s’élargir encore, garantissant une sorte de paix dans la société, se réduisait au contraire et de plus en plus. Il y a de plus en plus de riches, et de plus en plus de pauvres. L’avenir n’est plus porteur d’espoir. J’étais avec des étudiants l’autre soir, on a beaucoup parlé. Et je peux vous dire qu’ils ne sont pas heureux. Ils n’ont pas ce que nous avions, nous, à l’époque.
Il y a plus de démocraties aujourd’hui, mais elles sont aussi plus fragiles ?
Oui. Même si certaines sont des démocraties un peu dictatoriales sur les bords (rire).On a l’Europe, à laquelle on a beaucoup rêvé. C’est devenu un supermarché ! Au lieu que ce soit l’éducation, la culture, le social. Et puis, il y a l’immigration, le chômage, etc. Si je compare la manière dont j’habite notre époque à celle avec laquelle j’habitais les années 1970, je dirais que je suis toujours en colère, mais c’est une autre colère. Une colère contre les choses qui ne sont pas faites.
La colère peut être un ferment de créativité…
La colère peut être un sentiment très créateur, positif à sa manière. Quand elle est dirigée dans le bon sens, avec l’idée de construire, pas de détruire.
Le cinéma, pas plus que la plupart des médias et des politiques, n’a voulu voir certaines choses en face. Seuls Gaspar Noé (avec Seul contre tous, en 1998) et Bruno Dumont (avec La Vie de Jésus, en 1997) avaient montré cette France profonde avant le choc qui allait porter Jean-Marie Le Pen au second tour
de la présidentielle de 2002. Et aujourd’hui, un seul film – Tour de France – donne une visibilité à cette classe ouvrière blanche oubliée, frustrée, méprisée, qui a fait élire Trump aux Etats-Unis et qui pourrait provoquer une surprise à la présidentielle française de 2017.
Cette question de visibilité est réelle, et cruciale. Les partis de la démocratie, les partis traditionnels, n’ont pas apporté ce qu’ils ont promis. Et ce, qu’ils soient de gauche ou de droite. Des citoyens, des pans entiers de la population, désespèrent et se raccrochent à des promesses qui excluent totalement le passé, et l’histoire. Je leur demandais toujours : » Comment pouvez-vous voter Le Pen ? Il soutenait l’Algérie française. Si l’Algérie était restée française, il y aurait aujourd’hui 40 millions de musulmans en France ! (rire) » Aujourd’hui, sa fille a aussi des solutions simplistes et illusoires. Si beaucoup la suivent, c’est par manque de raisonnement mais aussi par désespoir. Et par colère. Alors, il faut se remettre en question, se demander ce qu’on a fait, et surtout pas fait, pour que des citoyens aillent dans cette direction. La responsabilité est celle des partis. Pour être élu, il faut faire des promesses. Et c’est sur ces promesses que nous allons voter. C’est donc aussi notre responsabilité, à tous, qui se trouve impliquée. S’ils disaient la vérité, si, comme un Churchill, ils nous promettaient des larmes (3), voterions-nous pour eux ? Ils cachent des vérités qu’ils savent que nous ne voulons pas voir, nous non plus…
Tout va de plus en plus vite. Le temps manque-t-il aux solutions ?
Oui, car dès qu’on élit quelqu’un, on veut qu’il réalise ce qu’il a dit dans les deux mois qui suivent. C’est impossible ! Alors personne n’ose dire : » J’aurai besoin de trois ans pour réaliser mon programme. » Il n’y a pas de pédagogie. Que des promesses sans pédagogie, sans vérité !
Pensez-vous que la gauche ira voter Fillon s’il affronte Marine Le Pen au second tour en mai prochain ?
Le risque d’une abstention massive existe. En 2002, contre Jean-Marie Le Pen, nous avons tous, moi le premier, appelé à voter Chirac. Je pense qu’aujourd’hui, on ne refera plus la même chose. On aura tort, peut-être. Car ça serait très triste. Comme il est triste qu’en face de la droite, extrême ou pas, il n’y a pas un parti structuré, clair dans ses propositions. Il n’y a que le foutoir !
(1) Coffret Costa-Gavras : intégrale vol. 1 (1965-1983). Chez KG Productions et Arte. Le volume 2 est prévu pour l’automne 2017.
(2) Prénommé… Hercule !
(3) » Je n’ai à offrir que du sang, de la sueur et des larmes » (discours prononcé devant la Chambre des communes, le 13 mai 1940).
« Il faut se remettre en question, se demander ce qu’on a fait, et surtout pas fait, pour que des citoyens aillent dans la direction de Marine Le Pen »
Bio express
1933 : Naissance à Loutra-Iraias, Arcadie, Grèce, le 12 février.
1952 : Exil en France pour étudier (Lettres à la Sorbonne, puis cinéma à l’Idhec).
1965 : Réalise son premier film : Compartiment tueurs.
1969 : Z le fait connaître internationalement.
1982 : Palme d’or à Cannes et Oscar du meilleur scénario pour Missing.
2007 : Nommé président et administrateur de la Cinémathèque française.
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