En organisant le «sommet pour la paix» en octobre, le président al-Sissi a posé les jalons d’un rôle dans l’après-guerre. © getty images

Guerre Israël-Hamas : «Pour l’Egypte, le problème n’est pas tant Israël que Gaza»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les tensions anciennes entre Le Caire et le Hamas pèsent sur la capacité d’influence de l’Egypte sur le conflit. Mais elle reste un interlocuteur important, juge le chercheur Baudouin Long.

Dans le processus de libération des otages, le rôle du Qatar, interlocuteur privilégié du Hamas, paraît supplanter celui de l’Egypte. Ce n’est pas étonnant au vu des tensions entre Le Caire et le groupe islamiste palestinien depuis de longues années. Il n’en reste pas moins que l’Egypte du président al-Sissi reste un acteur majeur de tout règlement dans la région. Spécialiste de l’Egypte, Baudouin Long mène des recherches portant sur la révolution égyptienne, les mouvements islamistes et la violence politique du pays. Il est l’auteur de L’Egypte de Moubarak à Sissi. Luttes de pouvoir et recompositions politiques (Karthala, 2019). Il décrit la portée actuelle et future de la politique du Caire.

Le président al-Sissi sait que les manifestations de soutien aux Gazaouis peuvent se retourner contre lui.

Les relations tendues entre l’Egypte et le Hamas pèsent-elles sur l’influence du Caire dans la bande de Gaza?

Les relations n’ont jamais été très bonnes. L’Egypte a toujours été méfiante, même sous Hosni Moubarak (NDLR: président de 1981 à 2011), à l’égard du Hamas qui est la branche palestinienne des Frères musulmans. Depuis que Mohamed Morsi (NDLR: issu des Frères musulmans, président de juin 2012 à juillet 2013 après la révolte du «printemps arabe») a été renversé, les Frères musulmans ont été déclarés organisation terroriste en Egypte, ce qui n’est pas le cas du Hamas. Résultat: Le Caire nourrit une méfiance assez forte envers le Hamas et en même temps, le rôle d’intermédiaire donné au service des renseignements généraux (le moukhabarat) sous Moubarak s’est poursuivi après le renversement de Mohamed Morsi. Il a donné lieu à des succès diplomatiques comme l’accord intrapalestinien entre le Fatah et le Hamas en 2014 ou la trêve conclue entre Israël et le Hamas en 2021. Les relations avec le Hamas se poursuivent donc par l’intermédiaire du moukhabarat dont le chef, Abbas Kamel, a la confiance du président. Mais elles s’arrêtent là. Il faut aussi se rendre compte qu’Abdel Fattah al-Sissi, depuis qu’il est arrivé au pouvoir, a fait un grand ménage dans les services de renseignement et dans l’armée. Des gens qui avaient une certaine connaissance de la bande de Gaza ont changé de poste ou ne sont plus là. Il y a donc peut-être une déperdition dans les compétences. Mais le souci de maintenir des relations avec le Hamas persiste. Cela peut paraître paradoxal, mais les autorités du Caire font une vraie différence entre leur politique intérieure, qui inclut la condamnation et la répression des Frères musulmans, et la nécessité de conserver un interlocuteur à Gaza parce que l’Egypte est le seul pays hors hors Israël à être voisin du territoire palestinien et à contrôler la frontière depuis le retrait des Israéliens, en 2005. C’est un choix très pragmatique, même si elle n’en fait pas une grande publicité.

Le comportement de l’Egypte par rapport à l’aide humanitaire à Gaza depuis le déclenchement de la guerre n’est-il pas frileux et ne pose-t-il pas question?

On a reproché à l’Egypte, étant le seul voisin non israélien de la bande de Gaza, de ne pas en faire assez. S’agit-il réellement d’un manque de soutien? Quelle aide attendait-on de l’Egypte? On peut identifier deux types de soutien. D’une part, organiser l’acheminement de convois humanitaires pour les Gazaouis. L’Egypte l’a fait. D’ailleurs, le pouvoir n’hésite pas à utiliser cet aspect au service de sa propagande. D’autre part, ouvrir largement le poste-frontière de Rafah et prévoir l’accueil de réfugiés gazaouis dans le Sinaï. Que Le Caire n’y ait pas consenti est ce qui a été le plus reproché à l’Egypte. Cette position très ferme est assez ancienne. En 2007, des milliers de Palestiniens ont forcé l’ouverture du poste-frontière et ont pénétré dans le Sinaï. Les dirigeants égyptiens de l’époque y avaient vu une entorse très grave à la souveraineté du pays. Depuis, ils refusent l’entrée de réfugiés gazaouis essentiellement pour trois raisons qui ne sont pas forcément explicitées dans les discours officiels. Argument social et économique d’abord: l’Egypte n’a pas les moyens d’organiser l’hébergement de dizaines de milliers de Gazaouis dans le Sinaï Nord alors que la région souffre déjà d’un manque de développement et d’accès aux infrastructures de base. Une raison sécuritaire, ensuite: laisser passer de nombreux réfugiés, y compris peut-être des membres infiltrés du Hamas ou d’autres organisations djihadistes actives dans la bande de Gaza, serait un défi sécuritaire. Dernière motivation, et ce n’est pas la moins importante: la position de principe de l’Egypte face au conflit israélo-palestinien. Elle ne veut pas qu’un accueil temporaire de réfugiés se transforme en état de fait où Gaza se viderait de ses habitants et que soit ainsi créé une situation irréversible. C’est une solution qu’elle veut d’autant moins que certains milieux en Israël et aux Etats-Unis l’envisagent comme une solution possible à la question palestinienne. L’Egypte tient à la solution à deux Etats. Elle a aussi en mémoire qu’il n’y a pas un pays arabe où l’installation de réfugiés palestiniens ne s’est pas mal passée. Elle a débouché sur les événements de «Septembre noir» en Jordanie, une violente répression contre l’OLP en septembre 1970 qui a conduit l’organisation à quitter la Jordanie pour le Liban, et sur le déclenchement d’une guerre civile au Liban. Les Egyptiens ont beau être solidaires de leurs frères palestiniens, ils ne veulent pas transiger sur la création d’un Etat palestinien ni créer des problèmes internes en accueillant trop de réfugiés.

La solidarité de la population égyptienne à l’égard des Palestiniens de Gaza peut-elle peser sur la prise de décision des dirigeants?

Pour les Egyptiens comme pour beaucoup de citoyens des pays de la région, le sentiment de solidarité envers les Palestiniens de Gaza est très fort. Ils ne portent pas le même regard que celui répandu en Occident sur le Hamas. Pour une majorité d’entre eux, le groupe islamiste palestinien symbolise la résistance à l’occupation d’Israël. Donc, la pression de la rue et de l’opinion publique sur les gouvernements arabes et égyptien est une réalité. Dans les médias, sur les réseaux sociaux ou dans les manifestations, les propos des Egyptiens sont plutôt belliqueux qu’accueillants. Ils visent à faire pression sur les dirigeants pour qu’ils rompent les accords de Camp David avec Israël et apportent un soutien accru à la «résistance du peuple palestinien», plutôt que pour accueillir des Palestiniens sur le territoire égyptien. Si Le Caire acceptait d’ouvrir ses frontières et d’installer, ne serait-ce que temporairement, les populations de Gaza dans le Sinaï, l’opinion publique le percevrait comme une acceptation de la guerre menée par Israël et une forme de collaboration avec lui. La pression ne porte pas sur l’accueil des Palestiniens, d’autant que l’Egypte vit une très forte crise économique. Les Egyptiens sont aussi conscients des difficultés qu’une arrivée de Gazaouis provoquerait.

Le poste-frontière de Rafah, voie d’entrée incontournable pour l’aide humanitaire aux Gazaouis.
Le poste-frontière de Rafah, voie d’entrée incontournable pour l’aide humanitaire aux Gazaouis. © belgaimage

Comment le président al-Sissi gère-t-il cette pression?

D’un côté, le régime égyptien s’appuie sur ce soutien populaire pour conserver une position de fermeté à l’égard d’Israël. De l’autre, il sait que ces manifestations peuvent se retourner contre lui. Lors des rassemblements de fin octobre au Caire, certains manifestants apportaient leur soutien au président Sissi et à une position ferme à l’encontre d’Israël. D’autres, au-delà de la solidarité réelle avec les Palestiniens, y ont vu une opportunité pour critiquer le régime. D’ailleurs, des dizaines de militants propalestiniens ont été arrêtés dans les jours qui ont suivi les manifestations. Cette mobilisation peut être dangereuse pour le régime égyptien. Il en est d’autant plus conscient que le mouvement révolutionnaire de 2011 était lui-même ancré dans les mobilisations de soutien aux Palestiniens du début des années 2000. Le militantisme propalestinien a joué un rôle moteur dans la politisation d’activistes qui, par la suite, se sont opposés au régime.

Les accords de Camp David entre l’Egypte et Israël ne sont pas du tout en danger.

Quel est l’état des relations entre l’Egypte et Israël depuis le 7 octobre?

Le Caire a condamné les opérations d’Israël à Gaza, et les bombardements de civils. Mais à côté de cette condamnation, se déroulent les négociations pour la libération des otages. Cela montre que l’Egypte et Israël n’ont pas arrêté de se parler, ne serait-ce qu’indirectement. L’ampleur de cette guerre dépasse tous les conflits précédents. Il est difficile de savoir précisément quelles en seront les répercussions à long terme. La négociation pour la libération des otages et la trêve de quelques jours qui l’a accompagnée rappellent qu’au-delà du discours d’Israël sur l’éradication du Hamas, demeurent certains principes intangibles des relations entre les Etats. La relation de l’Egypte avec Israël est forcément dans une zone de turbulences mais il n’est pas question de rupture. Je ne pense pas qu’il y en aura non plus à long terme.

Les dirigeants résisteront-ils à la volonté de la population de rompre les relations avec l’Etat hébreu?

Oui. Il y a trop de bénéfices à la paix. Pour l’Egypte, le problème n’est pas tant Israël que Gaza. Elle ne veut pas être responsable de Gaza ni assumer les conséquences de la politique israélienne. Les accords de Camp David ne sont pas du tout en danger.

Quel rôle l’Egypte pourrait-elle avoir dans l’après-guerre?

Je pense qu’il serait très compliqué pour l’Egypte de réoccuper Gaza. C’est une solution parfois mise en avant mais pas au Caire, plutôt à Washington et à Tel-Aviv avec cet argument que l’Egypte a déjà contrôlé Gaza dans le passé, de 1948 à 1967, au nom de la continuité territoriale avec ce territoire. Elle pourrait donc le prendre en charge à nouveau. Je crois que ce n’est pas du tout dans les plans des Egyptiens. Ici encore, par principe et par crainte de créer une situation qui éloignerait l’émergence d’une solution avec l’établissement d’un Etat palestinien. Et puis, d’un point de vue sécuritaire, ce serait vraiment très compliqué pour Le Caire d’administrer ces deux millions d’habitants où le Hamas est quand même très populaire. On revient aux liens entre le Hamas et les Frères musulmans. Pour les autorités égyptiennes, ce serait très difficile. Elle se retrouverait dans le rôle d’un occupant allié d’Israël. En revanche, l’Egypte pourra peut-être jouer un rôle, même discret, de facilitateur. Elle évitera, du moins, de jouer cavalier seul. Elle pourrait être partante pour agir dans le cadre d’un accord interarabe, par exemple. Quand le président Abdel Fatah al-Sissi a organisé le «sommet pour la paix» le 21 octobre, il n’en a pas tiré grand-chose pour la paix. En revanche, il lui a permis de s’appuyer sur un consensus plus large pour défendre sa position. C’est un positionnement diplomatique qu’il pourra continuer d’exploiter dans le futur.

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