Natalie Shoshana Raanan et Judith Tai Raanan, libérées le 20 octobre par le Hamas parce qu’elles sont de nationalité américaine. © belgaimage

Guerre Israël-Hamas : «Il existe des traitements différenciés en fonction des otages» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Certains sont plus susceptibles d’être libérés que d’autres, expose le chercheur Etienne Dignat. Et les Etats-Unis de Joe Biden sont plutôt disposés à négocier.

L’attaque terroriste du Hamas contre Israël, le 7 octobre, s’est accompagnée d’une prise d’otages massive. Les autorités israéliennes établissent leur nombre à 222. Mais une incertitude persiste sur le chiffre exact, tant que l’identification des quelque 1 400 personnes tuées ce jour-là en Israël n’est pas close. Le Hamas a aussi assuré que vingt-deux otages avaient succombé sous les bombardements israéliens de ces dernières semaines. Deux ont été libérés le vendredi 20 octobre et deux autres le lundi suivant.

Cet enlèvement de grande ampleur ne semble avoir d’égal que ceux pratiqués par le groupe islamiste nigérian Boko Haram, qui impliquent aussi des centaines d’otages, généralement des adolescentes scolarisées. Il représente un défi inédit pour le pouvoir israélien. Chercheur associé au Centre de recherches internationales (Ceri) de Sciences Po Paris, Etienne Dignat a publié La Rançon de la terreur. Gouverner le marché des otages (1). Il décrit les enjeux de cette question sensible.

Existe-t-il des précédents de prises d’otages de cette ampleur dans l’histoire contemporaine d’Israël?

C’est inédit en ce qui concerne les enlèvements. Il existe, en réalité, trois types de prises d’otages. D’abord, la prise d’otages barricadée, qui consiste à retenir des personnes dans un bâtiment. Israël a connu un tel événement lors de la prise d’otages d’une centaine d’écoliers dans la ville de Ma’alot, le 15 mai 1974. Vingt-deux enfants et trois enseignants furent tués. Il y a ensuite les détournements, notamment d’avion. Là encore, on trouve dans l’histoire contemporaine d’Israël un cas avec de nombreux otages civils, y compris des femmes et des enfants: le détournement d’un vol d’Air France, le 27 juin 1976, vers l’aéroport d’Entebbe, en Ouganda. Il donna lieu à un raid de secours des forces israéliennes dans la nuit du 3 au 4 juillet 1976 durant lequel le commandant Yonatan Netanyahou, frère du Premier ministre actuel, perdit la vie. Enfin, la troisième forme est l’enlèvement, qui consiste à s’emparer d’une personne par la contrainte pour l’amener dans une geôle cachée. Les enlèvements précédents en Israël concernaient une, deux ou trois personnes, pour la très grande majorité des soldats et des hommes. Il est important de faire cette distinction parce qu’il est plus aisé de mener une opération de sauvetage dans une école ou un avion que dans la bande de Gaza, contrôlée par le Hamas, où les otages sont probablement dispersés dans des souterrains. C’est pourquoi face à des prises d’otages barricadées ou à des détournements, les Israéliens ont eu l’habitude d’utiliser la force, en particulier dans les années 1970. C’est à mesure que se sont développés les enlèvements, dans les années 1980, qu’ils ont eu recours à la négociation.

En libérant des otages, le Hamas exprime la volonté de s’ouvrir à d’autres négociations.

Cette prise d’otages du Hamas bouleverse-t-elle encore la doctrine israélienne de négociation?

Oui. Pourquoi? Parce que ces otages sont nombreux avec une variété de profils, dont des civils, femmes et enfants, et une variété de nationalités. Or, l’Etat hébreu a placé la barre très haut dans les négociations précédentes. Cela remonte à «l’accord Jibril» en 1985, qui avait permis la libération, par Israël, de 1 150 prisonniers palestiniens en échange de trois soldats, et cela s’est poursuivi jusqu’en 2011, quand le caporal Gilad Shalit fut libéré contre 1 027 prisonniers palestiniens. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas partir sur les mêmes bases pour négocier. Israël ne peut pas libérer 150 000 ou 200 000 prisonniers palestiniens alors qu’il n’en a «que» quatre mille à cinq mille. En outre, je crois que l’opinion publique ne le souhaite pas: il y a de plus en plus de voix critiques au sujet de ces échanges, accusés de récompenser un crime et de renforcer l’ennemi. On rappelle ainsi que certains des détenus libérés en 1985 ont mené la première Intifada deux ans plus tard et que d’autres, cette fois libérés en 2011, ont participé aux massacres du Hamas le 7 octobre… Dans un contexte où les Israéliens ont perdu confiance dans leur appareil de renseignement et de défense, cette peur sécuritaire risque de s’accroître. Autant, il y a dix ou quinze ans, Israël pouvait se permettre de contrôler les effets d’une libération, autant cela paraît beaucoup plus complexe aujourd’hui. Cela ne signifie pas que les otages ne sont pas pris en considération. Cela veut dire qu’Israël veut rééquilibrer la balance. C’est l’élément nouveau.

Les employés de l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran ont été détenus pendant 444 jours au début de la Révolution iranienne.
Les employés de l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran ont été détenus pendant 444 jours au début de la Révolution iranienne. © getty images

Au vu de l’ampleur et de l’horreur des attaques du 7 octobre, une négociation directe entre Israël et le Hamas est-elle encore possible?

On est dans un jeu de dupes où il est compliqué pour Israël et les autres pays occidentaux de s’afficher en train de négocier directement avec le Hamas. Pour éviter de perdre la face, ils ont donc recours à des intermédiaires, en l’occurrence le Qatar et l’Egypte. Le premier est un habitué. Il a, par le passé, libéré des otages américains et britanniques aux mains d’Al-Qaeda ou de l’Etat islamique. Pour ce qui est de la négociation en tant que telle, il faut bien comprendre qu’il existe aujourd’hui des traitements différenciés en fonction des otages. Il faut faire une distinction entre les soldats et les civils, entre les femmes, les enfants, les personnes âgées et les hommes, entre les binationaux et les Israéliens. En fonction de ces différentes combinaisons, des otages seront plus susceptibles d’être libérés que d’autres. Ce n’est pas un hasard si deux Américaines ont été relâchées. Le Hamas n’a pas l’habitude de cibler des Occidentaux. Il a sans doute voulu exprimer un signe d’ouverture. Même chose en libérant deux Israéliennes âgées, qui risquaient de ne pas supporter la dureté de la captivité.

Quel message le Hamas entend-il envoyer en libérant quelques otages par-ci, par-là?

Officiellement, le Hamas a invoqué les deux fois des «raisons humanitaires». Cela signifie d’habitude que l’otage est en danger de mort ou que sa santé est en péril. Cela paraît crédible pour les octogénaires israéliennes, beaucoup moins pour les deux otages américaines, qui semblaient plutôt en bonne santé. On peut alors comprendre le terme «humanitaire» dans un second sens, qui est que ces libérations auraient été effectuées pour faciliter l’arrivée des convois humanitaires à Gaza. Ensuite, il existe deux autres interprétations possibles de la décision du Hamas. D’une part, la volonté de rééquilibrer son image de «barbarie» et de montrer qu’il n’a pas vocation à tuer les otages. D’autre part, la volonté de s’ouvrir à d’autres négociations, qui pourraient cette fois être conditionnées à des libérations de prisonniers palestiniens. Enfin, en libérant quelques otages, le Hamas peut concentrer ses forces sur ceux qu’il veut vraiment garder et rançonner.

Etienne Dignat
Etienne Dignat © National

Une opération israélienne de récupération des otages est-elle envisageable techniquement?

Ça l’est toujours à partir du moment où vous ne considérez pas les otages comme un bloc. Selon toute vraisemblance, ils ne sont pas tous détenus au même endroit et Israël pourrait mener une intervention pour secourir un groupe précis qui aurait été localisé.

La question des otages retarde-t-elle le déclenchement de l’offensive terrestre à Gaza?

Elle joue probablement un rôle sur le tempo, sans pour autant empêcher l’offensive d’advenir un jour. Mais il est vrai qu’au moment où des négociations se trament, avec des pays occidentaux qui exercent des pressions sur Israël, avec le Hamas qui donne des signes d’ouverture, la possibilité de nouvelles libérations contraint sans doute Israël à limiter son action à des frappes aériennes pour l’instant.

L’offensive terrestre se focalise sur le nord de la bande de Gaza. Des otages ont-ils pu être emmenés vers le sud dans le flot du déplacement de population demandé par Israël?

Tout à fait. C’est l’hypothèse la plus crédible. Les ravisseurs du Hamas n’ont aucun intérêt à ce que les otages restent dans une zone où Israël pénétrera et soient isolés de la population et des combattants.

On parle, dans cette guerre, d’un axe Hamas, Hezbollah libanais, Iran. Cet Etat et ces deux mouvements sont coutumiers du recours à l’arme des otages. Ce n’est pas un hasard…

En effet. L’Iran a mis en place ce que j’ai appelé la «diplomatie des otages». Cela consiste en l’arrestation, depuis des décennies, d’otages étrangers ou binationaux sous des motifs de complot contre l’Etat et d’espionnage. Ces otages sont jugés très rapidement, dans des conditions inéquitables, et sont détenus généralement à la prison d’Evin, à Téhéran, sous le contrôle des Gardiens de la révolution. Ils sont ensuite utilisés lors de négociations pour obtenir la libération d’agents iraniens à l’étranger ou le dégel d’avoirs. Le Hezbollah est aussi coutumier des prises d’otages et s’en est pris régulièrement à des Israéliens, tout comme le Hamas. La prise d’otages est vraiment un marqueur de ces trois entités.

La prise d’otages est vraiment un marqueur du Hamas, du Hezbollah et de l’Iran.» Etienne Dignat, chercheur associé à Sciences Po Paris.

L’Iran et le Hezbollah ont-ils pu encourager le Hamas à opérer ce rapt de grande ampleur?

En tout cas, il est étonnant de voir que la crise actuelle ressemble à la prise d’otages à l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran entre 1979 et 1981. La différence est qu’elle avait alors été générée par des manifestations d’Iraniens, qui s’étaient emparés de la représentation américaine dans un mouvement spontané. Dans le cas du Hamas, cela a été beaucoup plus planifié, même s’il n’avait peut-être pas prévu de capturer autant de personnes. Comme en Iran, on est face à une prise d’otages de masse dans un contexte très hostile, qui devient une sorte de feuilleton terrible. D’ailleurs, je remarque que, comme en 1979, les Américains sont plutôt disposés à négocier, contrairement à leur politique affichée de grande fermeté en matière d’otages. Pourquoi? Il y a, selon moi, trois raisons. D’abord, ils peuvent passer par un intermédiaire, ce qui leur permet de garder les mains propres. Ensuite, il n’y a pas, à proprement parler, de rançon, ce qui pose souvent problème pour les Américains. Troisième raison, la plus importante: le Hamas n’a pas vocation à frapper les Etats-Unis, à la différence d’autres groupes terroristes. Il faut rappeler que le Hamas concentre avant tout son combat contre Israël. Il n’est pas dans ses habitudes de s’emparer d’otages occidentaux. Des dizaines d’Occidentaux se sont retrouvés à Gaza ces dernières années, des humanitaires, des journalistes… Ils n’ont jamais été pris en otage.

(1) La Rançon de la terreur. Gouverner le marché des otages, par Etienne Dignat, PUF, 442 p.
(1) La Rançon de la terreur. Gouverner le marché des otages, par Etienne Dignat, PUF, 442 p. © National

Refuser de compromettre ses valeurs est un enjeu du traitement de la question des otages pour les nations qui y sont confrontées. Est-il possible de se tenir à ce principe?

La prise d’otages est un jeu très pervers. Soit l’Etat négocie avec les ravisseurs et il est accusé de compromettre ses valeurs parce qu’il traite avec une organisation qui nie tous les principes du droit. Il récompense un crime, là où il devrait le sanctionner. Soit l’Etat ne négocie pas et on lui reproche aussi de compromettre ses valeurs parce qu’il ne s’occupe pas de la vie de ses citoyens. Enfin, soit s’il ne fait rien, ce qui revient à ne pas négocier. Dans tous les cas, l’Etat est forcé de faire un choix qui est de toute façon critiquable moralement. Les ravisseurs le savent et l’obligent, en quelque sorte, à se salir. La solution que trouvent les Etats, certes artificielle, consiste donc à passer par des intermédiaires pour éviter d’être en première ligne.

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