Lyudmila Denisova © getty

Guerre en Ukraine: « Savez-vous combien de morts on peut enterrer dans un charnier de 300 mètres ? »

Le Vif

Notre procureur-général a enregistré près de 10 000 crimes commis par des soldats russes lors de la guerre en Ukraine », déclare la commissaire ukrainienne aux droits de l’homme Lyudmila Denisova.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, Lyudmila Denisova a reçu quelque 40 000 plaintes concernant des crimes commis contre des citoyens ukrainiens. La commissaire aux droits de l’homme n’assure pas de suivi juridique des affaires, mais tente d’offrir une aide concrète aux victimes.

À quoi ressemble la journée de travail d’un commissaire aux droits de l’homme dans un pays où des crimes de guerre sont commis quotidiennement ?

Lyudmila Denisova : Mon équipe et moi répondons aux appels d’urgence 24 heures sur 24. Ce sont des personnes qui cherchent leur famille, qui ont besoin de médicaments ou de nourriture, des femmes qui ont été violées par des soldats russes.

Quel était votre travail avant que la guerre n’éclate ?

La guerre en Ukraine dure depuis de nombreuses années. Lorsque j’ai été élue Commissaire par le Parlement en mars 2018, il y avait déjà de graves violations des droits de l’homme dans les territoires occupés par la Russie. Des Ukrainiens ont été tués ou empêchés de fuir, les enfants n’étaient plus autorisés à apprendre l’ukrainien. Mais personne n’avait imaginé une invasion, où nous devrions aider nos citoyens à survivre jour et nuit.

Quels cas vous ont particulièrement marquée ?

Ce qui m’effraie le plus, c’est la cruauté de cette guerre. Les conventions de Genève, par exemple, réglementent le traitement des civils et des prisonniers de guerre, mais la Fédération de Russie bafoue toutes ces règles. Lorsque des bombes à vide ou des bombes au phosphore sont utilisées, il est impossible pour les victimes de s’abriter. Elles brûlent tout simplement. Et, bien sûr, je suis hantée par les images des régions qui ont été libérées, de Boutcha et Borodianka, par exemple. Quand je suis arrivée là-bas, il n’y avait pas de tombes. Les morts étaient juste recouverts d’un peu de sable. Parfois, une main ou un pied sortait de terre. Mais je pense que le pire est encore à venir.

Pourquoi?

Nous ne connaissons pas encore le nombre de décès dans les autres villes. Récemment, j’ai vu la photo d’un charnier à Marioupol qui faisait 300 mètres de long. Savez-vous combien de morts on peut enterrer dans un charnier de 300 mètres ? Il doit y en avoir des milliers. Et ce n’est qu’un des nombreux charniers. La plupart des victimes n’ont même pas encore été retrouvées. Les hommes qui ont survécu au siège de Marioupol exhument désormais des corps dans les ruines de leurs maisons en échange de nourriture.

Plus d’un million d’Ukrainiens auraient été déportés en Russie contre leur gré depuis le début de la guerre. Que savez-vous de la vie de ces personnes ?

J’ai reçu les premières informations par des volontaires en Russie qui soutiennent l’Ukraine et qui ont découvert des camps de déportés ukrainiens à plusieurs endroits. Nous savons maintenant que le gouvernement russe a fait des préparatifs délibérés pour disperser les populations d’Ukraine dans toute la Russie.

Comment pouvez-vous aider ces gens ?

Beaucoup demandent notre aide pour sortir de Russie. Comme ils n’ont souvent plus de passeport, nous vérifions dans chaque cas s’ils sont bien Ukrainiens. S’il ne s’agit pas seulement de Russes qui veulent émigrer en Europe. S’il est confirmé qu’ils sont ukrainiens, nous les aidons à obtenir de nouveaux passeports et, avec des volontaires russes, nous essayons de les amener à Narva, en Estonie, près de la frontière russe.

Combien de personnes ont pu être sauvées de cette manière ?

Seulement une cinquantaine. L’aide est souvent très difficile. Par exemple, depuis l’île de Sakhaline, où se trouvent également des camps similaires, il faut parcourir 15 000 kilomètres pour atteindre la frontière européenne. Les personnes amenées à Sakhaline seraient mieux en Chine. C’est ce que nous faisons maintenant. Il faut savoir que la Russie a également enlevé plus de 2 000 enfants en Ukraine, dont beaucoup sont orphelins. Ils sont maintenant adoptés par des parents russes dans le cadre d’une procédure accélérée et reçoivent des papiers russes. Leur identité ukrainienne est en train d’être complètement effacée.

Il y a des tentatives pour poursuivre le président Vladimir Poutine pour la guerre d’agression contre l’Ukraine devant un tribunal international. Cette tentative a-t-elle des chances d’aboutir ?

Les premiers pas ont déjà été faits. Notre procureur général a enregistré près de 10 000 crimes commis par des soldats russes en Ukraine. En même temps, nous coopérons avec les enquêteurs internationaux qui rassemblent des preuves en vue d’une mise en accusation devant la Cour pénale internationale de La Haye.

Si l’on en arrive là, Poutine refusera sans doute toute coopération.

Pourtant, nous espérons toujours qu’il sera traduit en justice. Pensez aux plaintes contre des criminels de guerre yougoslaves, au tribunal du Rwanda ou aux procès de Nuremberg. Personne n’a jamais pensé que le ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne fasciste s’assiérait un jour sur un banc des accusés. Mais c’est ce qui s’est passé. C’est aussi là que nous voulons faire venir Poutine.

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