La guerre en Ukraine a rapproché le président russe Vladimir Poutine et son homologue iranien Ibrahim Raïssi au nom d’un même anti-occidentalisme. © belga image

Guerre en Ukraine : l’Iran, sulfureux allié de la Russie

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Alors que la bataille cruciale de Kherson se prépare, les questions redoublent sur l’implication de l’Iran dans le conflit. Dépasse-t-elle la simple fourniture de drones? Et pour quels bénéfices politiques à Téhéran?

Après plus de huit mois de guerre en Ukraine, l’essentiel des combats se concentrent sur le front de Kherson, au sud du pays, où l’armée ukrainienne maintient une forte pression sur les troupes russes, et sur le front de Bakhmout, à l’est dans l’oblast de Donetsk, où les belligérants se disputent chèrement le contrôle de villages autour de la ville.

Dans la région de Kherson, le sort du barrage de Kakhovka, en territoire occupé par les Russes, retient particulièrement l’attention. Le détruire libérerait des eaux qui élargiraient le cours du fleuve Dniepr, ce qui retarderait l’offensive ukrainienne. Kiev a accusé les Russes d’avoir miné l’ouvrage. Ceux-ci y trouveraient un avantage à court terme au plan militaire mais un handicap à long terme puisque le barrage de trois mille mètres de long assure l’alimentation en eau de la Crimée occupée, base arrière des contingents russes. Une opération contre le site pourrait également avoir des conséquences pour la centrale nucléaire de Zaporijia, autre point stratégique sensible, situé dans la province voisine. L ’infrastructure puise l’eau nécessaire au refroidissement de ses réacteurs dans le lac artificiel créé par le barrage de Kakhovka.

Le recours à l’Iran cache mal le camouflet que le partenaire chinois impose à la Russie en refusant de lui porter assistance en matière militaire.

Les développements de la bataille finale de Kherson sont donc lourds de menaces. La reprise de la ville par les Ukrainiens constituerait un tournant dans le conflit et un succès d’envergure pour Kiev. D’autant plus que le pays subit encore le contrecoup de la vague d’attaques par missiles et par drones lancée par la Russie depuis le 10 octobre. Trente pour cent des installations électriques ont été endommagées à cette occasion, obligeant à d’importants travaux de réparation et, dans l’attente de leur achèvement, à des privations et à des restrictions de consommation parmi une population déjà fragilisée.

Deux mille drones livrés

Dans ce contexte, le soutien de l’Iran à la Russie, par l’utilisation de drones, continue à soulever de nombreuses questions. Tant à Moscou qu’à Téhéran, la rhétorique est la même: le déni. La Russie assure ne pas utiliser de matériel iranien et ne recourir qu’à ses propres armements. Mais rebaptiser d’un nom russe, Geran-2, des engins iraniens Shahed-136 ne suffit pas à nationaliser ces équipements. Plus étonnant encore, le ministre des Affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, a assuré que l’Iran ne resterait pas indifférent s’il était prouvé que la Russie utilisait des drones iraniens en Ukraine. «Nous sommes opposés à armer aussi bien la Russie que l’Ukraine», a assuré le chef de la diplomatie iranienne. On peut tout de même douter qu’une livraison de drones à Moscou dans le contexte actuel ait pu s’effectuer à l’insu des autorités de Téhéran.

La Russie aurait commandé deux mille drones iraniens armés pour les utiliser dans la guerre en Ukraine.
La Russie aurait commandé deux mille drones iraniens armés pour les utiliser dans la guerre en Ukraine. © reuters

Les Etats-Unis et la France ont assuré qu’ils apporteraient les preuves de l’utilisation de drones iraniens dans les affrontements sur le territoire ukrainien. Le président Volodymyr Zelensky a déclaré que la Russie avait commandé deux mille drones à l’Iran. Une transaction détaillée par Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) à Paris et spécialiste de l’industrie de l’armement: les drones sont arrivés fin août en Russie ; leur première utilisation sur le champ de bataille ukrainien remonte à septembre mais c’est surtout après l’attaque du pont de Kertch, qui relie la Russie à la Crimée, le 8 octobre, qu’ils ont été employés en grand nombre dans les représailles contre les Ukrainiens. Deux raisons expliqueraient ce recours, selon l’expert. Les Russes disposent de drones de surveillance mais pas de modèles armés et, voyant leurs stocks de missiles se réduire au fur et à mesure de la guerre, ils auraient décidé de réserver l’usage des derniers qu’ils ont à des opérations spéciales ciblées.

Venant démentir l’incrédulité affichée par le ministre iranien des Affaires étrangères, des instructeurs iraniens auraient même été envoyés, en l’occurrence en Crimée, pour initier les militaires russes au maniement des drones. Dix d’entre eux auraient été tués lors d’une frappe aérienne ukrainienne, rapportée par quelques médias ukrainiens et israéliens.

L’antiaméricanisme en commun

Cette implication iranienne dans la guerre en Ukraine ébranle quelques équilibres et acquis. Pour la Russie, devoir compter sur l’Iran et la Corée du Nord, autre fournisseur évoqué, pour maintenir son armement à niveau questionne la puissance de l’armée et la compatibilité de celle-ci avec les ambitions de Vladimir Poutine. Cette solution cache mal le camouflet que lui impose le partenaire chinois en refusant de lui porter assistance en matière militaire.

Pour l’Iran, il y a là la manifestation d’une politique à court terme. «Fournir des équipements militaires à la Russie, aujourd’hui des drones, demain peut-être des missiles, peut donner au régime iranien un sentiment de force et l’impression d’une relation qui se rééquilibre puisque, pendant longtemps, la Russie a été le protagoniste en mesure de tirer profit de l’isolement de l’Iran, explique Thierry Kellner, maître de conférence au département de science politique de l’ULB et spécialiste de l’Iran. Cela rehausse le prestige du régime. Mais c’est aussi une stratégie qui passe à côté des intérêts fondamentaux de l’Iran

Selon Thierry Kellner, le choix du régime iranien de venir en aide à la Russie s’explique par l’antioccidentalisme et l’antiaméricanisme qui le caractérisent depuis sa création. «Le régime est incapable de se projeter dans une relation normalisée avec l’Occident. Le fait qu’il s’aligne sur la position de la Russie par son soutien militaire le met encore plus en porte-à-faux par rapport aux Européens. Il aurait été beaucoup plus intelligent pour les intérêts nationaux iraniens de prendre une certaine distance avec la Russie, d’approuver la relance de l’accord sur le nucléaire iranien et d’ouvrir le secteur gazier aux entreprises européennes. Pour le coup, l’Iran aurait gagné sur tous les plans. Il a fait l’inverse. Ce régime est irréformable. On le voit sur la question du voile des femmes. Il n’arrive pas à changer. Il ne perd jamais une occasion de laisser échapper une possibilité de le faire. Cela fait quarante ans qu’il est sclérosé». Résultat: de nouvelles sanctions, très mesurées, de l’Union européenne, adoptées le 21 octobre à l’encontre, cette fois-ci, de trois généraux et d’une entreprise d’armement, et une négociation pour raviver l’accord nucléaire de 2015 encore un peu plus moribonde.

Le régime iranien est incapable de se projeter dans une relation normalisée avec l’Occident.

Un passé de relations conflictuelles

Thierry Kellner souligne aussi que le positionnement actuel de l’Iran au côté de la Russie va à l’encontre des politiques de tous les régimes antérieurs en place à Téhéran, marquées par une grande méfiance à l’égard du voisin du nord. Et pour cause, la Russie, au début du XIXe siècle, a pris possession d’une partie importante du territoire iranien, dans la région du Caucase, et a imposé à l’Iran le système des capitulations qui a entamé sa souveraineté durant plus d’un siècle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle et la Grande-Bretagne ont occupé le pays. Et lors du conflit Iran-Irak entre 1980 et 1988, elle a fourni aide et armement à Saddam Hussein (1).

L’intensification de l’offensive ukrainienne dans la région de Kherson a mis en lumière une nouvelle infrastructure stratégique, le barrage de Kakhovka.
L’intensification de l’offensive ukrainienne dans la région de Kherson a mis en lumière une nouvelle infrastructure stratégique, le barrage de Kakhovka. © belga image

L’ alignement sur Moscou contredit même les fondements de la république islamique créée en 1979, à la suite du renversement du shah d’Iran et de la dynastie Pahlavi, au retour d’exil de l’ayatollah Khomeiny. «La politique étrangère de la république islamique était contre toute forme d’impérialisme, de colonialisme, et en faveur de la souveraineté nationale, rappelle Thierry Kellner. Or, aujourd’hui, l’Iran appuie un régime agresseur qui viole le droit international et qui nourrit des prétentions expansionnistes impérialistes. L’inverse du positionnement traditionnel de la république islamiste. C’est paradoxal. Cette attitude ne va pas améliorer l’isolement international de l’Iran, pour des bénéfices qui ne seront pas non plus au rendez-vous parce que l’acteur russe est affaibli. S’aligner sur un acteur qui est affaibli n’est pas le meilleur calcul du siècle.» En revanche, pour la Russie, impliquer l’Iran à ses côtés en Ukraine repousse la perspective d’une levée des sanctions et renforce la possibilité de maintenir les prix du gaz et du pétrole à un niveau élevé. Il n’y a pas de petits profits.

(1) Lire L’Iran en 100 questions, par Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner, éd. Tallandier, 2022.

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