La résistance à l'envahisseur est aussi et surtout civile, comme le démontrent les manifestations dans les villes sous contrôle de l'armée russe, à Kherson notamment. © reuters

Guerre en Ukraine: « La résistance citoyenne dope la force de Zelensky »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’opposition ukrainienne à l’invasion russe trouve son origine et ses modalités d’organisation dans la révolution de Maïdan, en 2014. Elle produit un effet de miroir avec la figure du président. Et semble suffisamment ancrée pour durer.

Comment la population ukrainienne résiste-t-elle à l’invasion russe? D’où tire-t-elle sa force insoupçonnée? Peut-elle tenir dans la durée face à l’explosion des violences? Eléments de réponse avec Alexandra Goujon, maître de conférences en science politique à l’université de Bourgogne et autrice de L’Ukraine de l’indépendance à la guerre (Le Cavalier Bleu, 2021).

Faire l’association entre russophonie et attachement à la Russie est une erreur.

Quelles formes prend la résistance ukrainienne?

Je suis en contact avec des Ukrainiens qui ont repris certaines actions qu’ils avaient menées en 2014. La mobilisation citoyenne est très large. Elle passe par des formes d’engagement armé. On a vu de nombreux citoyens, plutôt les hommes, rejoindre ce que l’on appelle la « défense territoriale » pour, là où ils sont, empêcher l’avancée de l’armée russe. Dans certains endroits, on dit même que la défense territoriale ne dispose plus de suffisamment d’armes pour équiper tous ses membres. La mobilisation se déploie à d’autres niveaux: l’aide aux hôpitaux, aux personnes âgées, l’évacuation de personnes, l’assistance à l’armée, à la défense territoriale. Cette aide peut être de nature médicale, alimentaire… Certains restaurants de Kiev sont ouverts aujourd’hui uniquement pour subvenir aux besoins des militaires. On a observé la mobilisation de réseaux anciens, étant donné que le pays est en guerre depuis huit ans. Certains n’ont jamais cessé d’être actifs, notamment des organisations humanitaires. Il y aussi des manifestations contre l’occupation russe dans certaines villes des régions de Kherson et de Mykolaïv. Ils manifestent avec des drapeaux, des pancartes, en demandant notamment aux soldats russes de rentrer chez eux.

Entre le président Volodymyr Zelensky et la population s'opère un exercice de stimulation réciproque à résister.
Entre le président Volodymyr Zelensky et la population s’opère un exercice de stimulation réciproque à résister.© getty images

La révolution de Maïdan, en 2014, a-t-elle été le creuset de la résistance actuelle?

Cette mobilisation-là s’est opérée en deux temps. La révolution à proprement parler et la suite liée à l’annexion de la Crimée et au développement du séparatisme dans le Donbass. Pendant la révolution, il y a eu une mobilisation à Kiev qui s’est traduite par l’occupation de la place principale, et des manifestations dans un certain nombre d’autres grandes villes. Les formes de solidarité qui se sont exprimées à cette occasion sont multiples. A Kiev, des habitants ont logé des gens. D’autres ont distribué de la nourriture. Maïdan était une ville dans la ville. Elle avait son service d’ordre qui a pu compter jusqu’à quinze mille membres pour protéger le site quand les forces de l’ordre essayaient de réinvestir les lieux ou procédaient à l’arrestation de manifestants. Maïdan disposait aussi de ses propres dortoirs et d’endroits où l’on pouvait recharger son téléphone. C’est une pratique que l’on continue à observer aujourd’hui à Lviv, la grande ville de l’ouest de l’Ukraine. Quand les réfugiés arrivent, un système d’accueil est organisé pour offrir des services. Ensuite, il y a eu une continuité entre Maïdan et les événements de l’est du pays. Une partie des gens présents sur Maïdan ont été remobilisés lors de l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass. Il y a eu de l’engagement militaire. Une partie du service d’ordre de Maïdan s’est engagé dans des bataillons de volontaires pour épauler l’armée qui était extrêmement faible à l’époque. Des livraisons de colis aux soldats ont aussi été organisées depuis l’ouest de l’Ukraine ou depuis des zones plus proches du front du Donbass. Il y a aussi eu un engagement humanitaire à l’égard des populations. Des personnes qui ont dû fuir la Crimée ont elles-mêmes aidé des réfugiés arrivés par la suite. Les habitants de la zone grise sur la ligne de contact entre séparatistes et armée ukrainienne dans le Donbass ont été soutenus par des apports de vêtements, de médicaments… La mobilisation actuelle a une tout autre envergure puisqu’en 2014, elle était concentrée dans le Donbass. Aujourd’hui, il s’agit pour bon nombre d’Ukrainiens de défendre leur propre ville et d’accueillir un nombre de déplacés internes bien plus important.

La vigueur du combat contre l’occupant russe ne semble pas varier selon les régions à majorité russophone ou ukrainophone, comme le démontre la résistance à Kharkiv. N’y a-t-il pas de distinction au sein de la population ukrainienne?

Cette « distinction » est instrumentalisée par la Russie. Il y a pu y avoir des désaccords sur la politique linguistique du gouvernement de Kiev. Mais il n’existe pas de frontières entre russophones et ukrainophones. La majorité de la population est bilingue. C’est dû à la période soviétique mais aussi au fait que beaucoup de familles sont mélangées. Il y a une intercompréhension. Il y a des régions où la russophonie est développée en milieu urbain et la langue ukrainienne est parlée en milieu rural, notamment dans le Donbass. Des distinctions existent également selon les milieux sociaux. Le monde des affaires est plus russophone que les milieux artistiques, par exemple. En réalité, l’imaginaire russe joue sur un parallèle erroné entre russophonie et monde russe, considérant que les russophones sont nécessairement russophiles. C’est complètement trompeur. Il faut savoir qu’en 1991, quand l’Ukraine est devenue indépendante, les citoyens qui étaient soviétiques sont devenus des citoyens ukrainiens. Donc, cela fait trente ans que ceux-là sont Ukrainiens. Toute la construction nationale de l’Ukraine s’est faite avec la population tant ukrainophone que russophone. Un des meilleurs exemples de cette mixité est le président Volodymyr Zelensky. Il est originaire de la ville industrielle de Kryvyï Rih, au centre-est du pays. Il est russophone et il a appris l’ukrainien au moment de la campagne électorale de 2019. Faire l’association entre russophonie et attachement à la Russie est une erreur. En tant qu’observateurs, on l’a rapidement remarqué en 2014. Sur la place Maïdan, il y avait beaucoup de russophones. Même constat dans l’armée qui a combattu dans le Donbass. La région de Dnipro, où je me suis rendue en 2019, était celle qui avait subi le plus de pertes dues à ce conflit et elle est majoritairement russophone.

L’esprit d’ouverture qui a imprégné la révolution de Maïdan a-t-il un impact sur la résistance actuelle?

Les Ukrainiens ne veulent pas vivre dans un régime autoritaire. Ils ont aussi montré à travers la révolution de Maïdan qu’ils sont attachés aux valeurs européennes. Depuis 2014, les partisans de l’adhésion à l’Union européenne a augmenté. Parce qu’ils ont observé que la Russie devenait de plus en plus autoritaire avec une société fermée, avant même la guerre. Alors certes, il y a eu en Ukraine deux révolutions et de l’instabilité, mais il y a une vraie démocratie, avec une incertitude électorale. Volodymyr Zelensky, qui l’a emporté en 2019, était un outsider. Il n’y a pas eu de fraude. Les Ukrainiens sont attachés au territoire, à la nation, et à la liberté.

La résistance dans la durée produit aussi des effets stimulants.

La figure du président Zelensky contribue-t-elle à l’esprit de résistance ukrainien?

La résistance citoyenne donne de la force au président. On est face à un effet miroir. Beaucoup de citoyens disent ne pas avoir voté pour lui en 2019 mais ils adhèrent aujourd’hui à son discours, à son engagement. C’est une histoire de vases communicants. La résistance militaire et la contestation civile dans les villes du sud du pays sous le contrôle de l’armée russe dopent aussi la confiance du chef de l’Etat.

Le temps ne joue-t-il pas en défaveur des Ukrainiens? La résistance ne risque-t-elle pas de s’émousser au fur et à mesure des combats de plus en plus meurtriers?

C’est difficile de juger. J’aurais tendance à me référer aux experts militaires. Ils mettent principalement en avant le moral des troupes russes, qui n’était déjà pas forcément très élevé au début de la guerre. La grande différence avec l’autre partie est que les Ukrainiens sont sur leur territoire. Il y a bien sûr les destructions par l’armée russe, notamment à Marioupol qui est dans la tête de tous les Ukrainiens. Mais quelque part, si le conflit perdure, c’est que la résistance produit des effets. Le déséquilibre militaire, annoncé à l’entame du conflit, l’est beaucoup moins que prévu. Je vois des gens, à Kharkiv par exemple, qui clament qu’ils sont toujours là, que la ville résiste, qu’elle n’est pas occupée. La résistance dans la durée produit également des effets stimulants.

A Lviv, la grande ville de l'ouest relativement épargnée par la guerre, la résistance passe par l'assistance aux personnes déplacées.
A Lviv, la grande ville de l’ouest relativement épargnée par la guerre, la résistance passe par l’assistance aux personnes déplacées.© getty images

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