Assiégée depuis le 3 mars, la ville de Marioupol résiste au prix d'intenses souffrances. Sa prise par l'armée russe revêtirait un intérêt stratégique et une importance symbolique. © reuters

Marioupol, l’enfer sur terre: « Cela rappelle tellement les pratiques en Tchétchénie »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le pilonnage incessant de la ville portuaire ukrainienne rappelle le sort réservé à Grozny lors de la deuxième guerre de Tchétchénie il y a un peu plus de vingt ans. La présence de combattants tchétchènes aux côtés des forces russes ne rassure pas sur le sort qui sera réservé aux civils.

« La ville est détruite. Elle est rayée de la surface de la Terre », témoignait le 19 mars l’officier de police Mikhaïl Verchinine dans une vidéo adressée aux dirigeants occidentaux. « Ce qui se passe à Marioupol a eu lieu à Grozny. Cela rappelle tellement les pratiques en Tchétchénie », analyse Aude Merlin, chargée de cours en science politique à l’ULB, spécialiste de la Russie et du Caucase.

Au milieu de la semaine suivante, la ville portuaire, dont la prise permettrait aux Russes d’assurer une continuité territoriale entre la Crimée et le Donbass aux mains des séparatistes inféodés à Moscou, résistait toujours malgré un siège qui dure depuis le 3 mars, une intensification des combats et l’entrée de chars dans la ville. Les évacuations ayant été rares faute de sécurité suffisante, plusieurs dizaines de milliers d’habitants vivraient toujours dans la ville, ou, plutôt, y survivraient… Certains qui ont pu s’en extraire évoquent « un enfer glacial, avec des rues jonchées de cadavres et de décombres d’immeubles détruits ».

Même modus operandi

Fin 1999 – début 2000, au début de la deuxième guerre de Tchétchénie menée par le gouvernement de Vladimir Poutine contre les indépendantistes de cette république constitutive de la Fédération de Russie, Grozny avait subi « le feu et la fureur » de l’armée russe. Le sort de Marioupol rappelle celui de la capitale tchétchène. « C’est la même horreur. La même stratégie. Le même mépris pour les civils. Ce sont les mêmes provocations, avance Aude Merlin. Le 21 octobre 1999, Moscou avait bombardé le marché de Grozny, faisant 140 morts. Quelques jours plus tard, en décembre, après avoir proclamé l’ouverture d’un corridor humanitaire, les troupes fédérales russes attaquaient les civils qui quittaient la ville. On assiste aux mêmes actes que ceux que l’on a documentés dans le cadre de la guerre de Tchétchénie. On retrouve les mêmes modi operandi. C’est effroyable. »

C’est la même horreur, la même stratégie, le même mépris pour les civils qu’à Grozny en 1999 et 2000.

Pour Moscou, la conquête de Marioupol revêt un intérêt stratégique mais aussi une dimension symbolique. La ville est en effet défendue par le régiment Azov, héritier du bataillon du même nom constitué en 2014 à Berdyansk, autre ville côtière de la mer d’Azov, par le dirigeant nazi et antisémite Andriy Bilets’kyy pour combattre les séparatistes prorusses du Donbass lors de la première invasion russe de l’Ukraine. Même si, depuis, le groupe, transformé en régiment, intégré à l’armée et grossi par l’arrivée de nouvelles recrues, ne comprendrait plus qu’une minorité d’ultra-nationalistes, il constitue un des arguments invoqués par Vladimir Poutine pour justifier sa fallacieuse « dénazification » du pouvoir à Kiev.

Les combattants tchétchènes ont-ils été envoyés sur le front de Marioupol pour leur expertise supposée, mais peut-être pas avérée, en guérilla urbaine?
Les combattants tchétchènes ont-ils été envoyés sur le front de Marioupol pour leur expertise supposée, mais peut-être pas avérée, en guérilla urbaine?© belga image

Peu expérimentés

Outre les similitudes dans le processus, la présence de kadyrovtsy aux côtés des soldats russes et des séparatistes prorusses sur le front de Marioupol encourage la comparaison avec la deuxième guerre de Tchétchénie. Les kadyrovtsy sont des membres de la garde rapprochée de Ramzan Kadyrov, président de la Tchétchénie installé par Vladimir Poutine après la guerre, qui appartiennent aussi en théorie à la garde nationale russe. Ils seraient quelques milliers à avoir été dépêchés dans les régions de Kiev et de Marioupol pour prêter main-forte à l’armée russe. L’expertise en matière de guérilla urbaine qu’on leur prête et la réputation de brutalité qui les entoure pourraient faire craindre une nouvelle surenchère dans la violence.

Sauf que le constat ne serait pas nécessairement aussi évident. Aude Merlin le justifie par le diagnostic dressé par le spécialiste russe des questions de défense Pavel Felgenhauer en date du 18 mars. « Il écrit que cette génération-là des hommes de Ramzan Kadyrov a assez peu d’expérience de ce genre de conflit. Et pour cause, ils n’ont mené que quelques opérations « antiterroristes » ces dernières années, et, de ce fait, ne seraient pas du tout préparés aux combats de ville. » Autre élément questionnant l’expertise des Tchétchènes en Ukraine, selon une source de la diaspora tchétchène dans l’Union européenne contactée par la chercheuse du Centre d’étude de la vie politique de l’ULB, « des mères vivant en Tchétchénie sont tétanisées à l’idée que leurs fils soient envoyés de force en Ukraine. Un fils de l’une d’entre elles y a été envoyé et quand il en est revenu, c’est son frère qui a été contraint de s’y rendre. Un témoignage corroboré par les propos de la grande défenseure des droits de l’homme de l’organisation Mémorial, Svetlana Gannouchkina, qui a affirmé dans une interview que les prétendus volontaires de Kadyrov en Ukraine y étaient emmenés sous la contrainte », développe Aude Merlin. La participation des combattants tchétchènes prorusses en Ukraine relèverait donc peut-être davantage de l’opération de communication au profit du président de la Tchétchénie. A Boutcha, près de Kiev, toutefois, des exactions commises par des kadyrovtsy ont été rapportées par des témoins.

Tchétchènes dans les deux camps

C’est sur ce même front de la capitale que d’autres Tchétchènes ont été signalés, mais du côté ukrainien cette fois. Le phénomène n’est pas étonnant. « Lors de la guerre du Donbass en 2014-2015, des Tchétchènes indépendantistes avaient rallié l’Ukraine depuis plusieurs zones d’Europe où ils s’étaient réfugiés, fuyant la répression menée dans leur république par les forces fédérales russes. Leur objectif était de se battre contre ceux qui représentaient la Russie dans ce conflit, les séparatistes de Donetsk et de Louhansk, appuyés par les kadyrovtsy. Un nouvel épisode de la guerre tchétchène se jouait alors en Ukraine », note la chargée de cours de l’ULB.

Si c’était à nouveau le cas aujourd’hui, un peu plus de chaos se rajouterait au chaos. Ce n’est pas assurément ce dont ont besoin les civils ukrainiens de Marioupol ou d’ailleurs.

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