Des boursicoteurs manifestant contre la plateforme de courtage Robinhood qui a gelé les échanges autour de GameStop. © GETTY IMAGES

GameStop, un parfum de revanche sociale?

Maxence Dozin
Maxence Dozin Journaliste. Correspondant du Vif aux Etats-Unis.

Des investisseurs amateurs réunis sur des forums de courtage ont fait vaciller des fonds d’investissement avant que les titres soient gelés à l’achat. Quelles leçons tirer de ce rapport de force inédit?

Le monde de la finance a expérimenté, fin janvier, une nouvelle saga boursière. Opposant petits investisseurs rassemblés par une stratégie commune et fonds d’investissement dits de capital à risque adeptes des stratégies de spéculation à la baisse, celle-ci a débouché sur une situation inédite: les investisseurs institutionnels, censés jouir de l’avantage de l’expérience, ont essuyé des pertes colossales.

La pratique de la spéculation à la baisse, aussi appelée shorting, consiste à emprunter, en misant à la baisse, des actions à des tiers pour les vendre sur le marché et ensuite les racheter et les restituer à leur propriétaire, en empochant au passage la différence. Comme l’indique Simon Ashby, professeur de finance à la Vlerick Business School de Gand, « le shorting est une pratique répandue dans le monde de la haute finance et des fonds d’investissement. En revanche, il est nouveau que des investisseurs modestes, qui, généralement, misent en Bourse à très court terme en espérant effectuer des bénéfices rapides, se liguent pour contrecarrer les projets des fonds d’investissement. La stratégie, cette fois, a fonctionné. » Réunis sur le forum de discussion Reddit, des petits porteurs, souvent jeunes, se sont regroupés pour procéder à des stratégies d’investissement contraires à la position soutenue par les fonds de capital à risque. Ils ont acheté massivement des actions de GameStop, chaîne américaine de jeux vidéo en difficulté, et du groupe de cinéma AMG, également vacillant.

Il est nouveau que des investisseurs modestes se liguent pour contrecarrer les projets des fonds d’investissement.

L’ action GameStop, évaluée à moins de vingt dollars fin décembre dernier, a ainsi vu son cours grimper à près de 380 dollars un mois plus tard, forçant les sociétés d’investissement à la pratique du short squeeze, en l’espèce racheter à perte leurs actions sur un marché en hausse, ce qui a nourri encore une hausse qui leur faisait perdre de l’argent. Dans ce cas précis, beaucoup d’argent. Alors que des petits investisseurs se félicitaient de gains s’élevant à plusieurs millions de dollars, le fonds d’investissement Melvin devait essuyer des pertes de plus de trois milliards de dollars. « Il est important de noter que, contrairement à certaines idées reçues qui voudraient faire passer les gestionnaires de fonds pour mauvais et les amateurs pour des justiciers, les deux parties poursuivent le même objectif: engendrer du profit« , soutient une source active dans le secteur de la finance. Dans les cercles d’investisseurs amateurs, toutefois, le ressentiment affiché contre les fonds semblait constituer un des moteurs revendiqués de l’opération, à l’instar d’une jeune trader s’estimant « en guerre » contre certains acteurs du marché. De l’autre côté du spectre, les réactions du monde institutionnel étaient plus circonspectes. Ainsi le Financial Times évoquait une dynamique « populiste »: « De nombreux traders isolés […] estiment que les générations précédentes les ont roulés financièrement en accumulant des richesses indues et en manipulant le système depuis la crise financière de 2008. »

La chaîne de jeux vidéos GameStop au centre du conflit entre petits investisseurs et fonds d'investissement.
La chaîne de jeux vidéos GameStop au centre du conflit entre petits investisseurs et fonds d’investissement.© GETTY IMAGES

Le cours de GameStop gelé

Les choses se sont encore davantage compliquées lorsque le jeudi 28 janvier, la plateforme de courtage Robinhood, populaire chez les petits investisseurs car exempte de frais de transaction, a gelé les échanges de GameStop à l’achat, empêchant ses utilisateurs de participer à faire monter encore davantage le cours du titre. A l’instar de la députée démocrate Alexandria Ocasio-Cortez ou du sénateur républicain Ted Cruz, des politiques américains des deux bords, chose rare, ont pointé du doigt une politique de « deux poids, deux mesures » favorisant les puissants au détriment des plus modestes. Une enquête de la SEC, le gendarme boursier américain, a été lancée.

« Je ne vois pas de prime abord de faute éthique dans le chef de Robinhood », indique Simon Ashby. « L’entreprise a sans doute été dépassée dans sa capacité à pouvoir garantir financièrement un volume de transactions exceptionnellement élevé ». Pour Roland Gillet, professeur de finance à la Sorbonne et à l’ULB (Solvay), « la réaction de la plateforme s’inscrit dans une logique visant à protéger le petit porteur, souvent moins bien informé, contre des décisions irrationnelles – les acteurs plus importants étant censés, eux, assumer leurs actes – et à ne pas concourir à nourrir une volatilité excessive d’un titre, élément qui peut contribuer à nuire à une évaluation davantage rationnelle de l’entreprise. »

Une pratique boursière encadrée

La frénésie médiatique déclenchée par l’affaire GameStop a remis en lumière le rôle de certains acteurs de la haute finance, des voix dénonçant une financiarisation excessive des flux économiques, trop éloignée des fondements de l’économie réelle. Comme le rappelait cependant ce cadre actif dans la haute finance, « il paraît toutefois logique que si un investisseur peut bénéficier de la hausse d’un cours, il puisse aussi tirer profit d’une baisse ». D’autres voix se montrent, elles, critiques quant à la pratique du shorting. Ainsi, Elon Musk, le patron du groupe Tesla, a vilipendé la pratique de la vente à découvert, dénonçant la dangerosité du développement de certains produits dérivés et estimant qu’il était « légalement archaïque et insensé de (la) permettre ». « Elle constitue la seule activité qui autorise un individu à vendre un actif qu’il ne possède pas », concluait l’entrepreneur. Pour le professeur Gillet, cette vision doit néanmoins être relativisée: « La pratique de la vente à découvert n’est pas un mal en soi pour autant qu’elle ne conduise pas à déstabiliser le marché. De plus, il est possible de spéculer à la baisse sans recourir au short selling, via notamment des options. Par contre, le rôle des autorités de régulation est crucial dans ce genre de pratiques. » Dans le contexte de tensions croissantes entre petits acteurs et investisseurs expérimentés, il n’est pas certain, passion faisant, que tel recadrage parvienne à tempérer les élans. A la hausse ou à la baisse.

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