Faut-il avoir peur de la Chine ?
Sa puissance inhibe ses partenaires étrangers. Pourtant, ses faiblesses sont réelles. Sophie Boisseau du Rocher, coauteure de La Chine e(s)t le monde, alerte sur les risques d’une domination du monde par un Etat non démocratique qui cultive l’ambiguïté.
Chercheurs l’une au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (Ifri) et l’autre à l’Institut Thomas-Moore, Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque publient La Chine e(s)t le monde (1), un très instructif essai sur la » sino-mondialisation » et ses conséquences. Revue des dangers et des opportunités du nouvel ordre mondial en gestation avec Sophie Boisseau du Rocher.
Pour la première fois depuis plusieurs siècles, un pays non occidental et non démocratique, la Chine, pourrait accéder au premier rang mondial économique, voire politique. Quelles pourraient en être les conséquences ?
Le monde, les rapports de force, les équilibres évoluent. Les passages de relais ne sont pas en soi une mauvaise chose. Rechercher de nouvelles architectures ne doit pas susciter d’angoisse particulière, d’autant moins que les déficiences des systèmes en vigueur sont amplement démontrées. Mais c’est quand un pays non démocratique s’arroge la bonne parole mondiale qu’un souci se fait jour. Deux paramètres me posent question avec la Chine. Le premier : comment un pays qui se conçoit et se perçoit comme le centre du monde et le pays ultime – ce qu’on appelle en Chine le Tianxia – pourra-t-il gérer l’égalité de droits grâce auquel le monde fonctionne de manière plus ou moins parfaite depuis environ un siècle ? Le second : quelle conséquence le système autoritaire, voire dictatorial pour certains, de la Chine actuelle aura-t-il sur la gestion des biens communs de l’humanité ? Nous avons été alertés, Emmanuel Dubois de Prisque et moi, par l’ambivalence pratiquée par les Chinois. Des personnes m’ont rétorqué : » Vous exagérez. Vous êtes anxiogène. Vous êtes antichinoise. « . Non. Il s’agit d’expliquer le mode de fonctionnement de la Chine dans sa gestion des relations internationales pour mieux comprendre à quoi on doit faire face. Si on ne connaît pas la nature de la menace, on ne peut pas y répondre correctement. Les Chinois le savent. Ils en jouent complètement.
Il n’y a pas d’universalisme chinois parce que l’universalité est chinoise.
Comment se manifeste cette ambivalence ?
Les Chinois pratiquent à dessein l’ambiguïté dans leur façon d’aborder le monde, entre flatteries et menaces. Ils utilisent le même vocabulaire que nous, mais sans y mettre le même sens : » l’économie de marché « , » le libre-échange « , » la démocratie « . En l’utilisant, ils nous rassurent et nous laissent à penser qu’ils ont entamé un processus pour y parvenir. Autre marque d’ambivalence : ils sont très opaques. Le Parti communiste chinois (PCC) compte 90 millions de membres. Mais les décisionnaires sont cinq millions au maximum. Soit rien du tout par rapport à la taille de la population chinoise. Il est très difficile d’avoir accès et de comprendre ce huis clos.
Y a-t-il dans le chef du régime chinois une vision universaliste clairement affirmée ?
Il n’y a pas d’universalisme chinois parce que l’universalité est chinoise. Voilà une autre ambiguïté : pour eux, se civiliser, c’est devenir chinois. Le PCC nous invite aujourd’hui à devenir chinois ; ce qui est très » aimable » et très pervers. Dans certaines réunions techniques ou plus diplomatiques auxquelles nous sommes invités, nos interlocuteurs chinois ont du mal à masquer leur énervement quand ils constatent notre refus d’entrer dans leur pensée. Ils sont absolument convaincus de disposer d’un bon système qui a fonctionné dans l’histoire. Or, il n’a pas été aussi harmonieux que les Chinois le prétendent aujourd’hui. La propagande en Chine est énorme. Elle nous perd et perd les Chinois.
Considèrent-ils que l’économie est un outil de domination politique ?
Ils sont arrivés tardivement sur le » marché « . Quand Deng Xiaoping (NDLR : numéro 1 chinois de 1978 à 1992) a lancé ses réformes il y a quarante ans, la Chine était dans un état catastrophique. Le détour par les circuits économiques extérieurs était indispensable. Elle ne pouvait pas s’en sortir seule. On parle d’un » modèle chinois « , mais elle a d’abord suivi celui des dragons asiatiques, Japon, Taïwan, Singapour, Thaïlande, Corée du Sud… Le poids de sa masse, dans un effet d’entraînement, lui a donné tout de suite de la puissance par rapport à ses voisins et à d’éventuels concurrents hors d’Asie. Elle considère encore aujourd’hui les circuits économiques comme un vecteur de rattrapage, de puissance et éventuellement de domination. On approche de la phase de la puissance, avant de passer à celle de la domination. Les abus auxquels s’adonnent Huawei et d’autres grandes entreprises sont des ruptures à mettre à profit pour essayer de rétablir des règles du jeu plus correctes.
Quand vous dites que les Chinois se sont inspirés des dragons asiatiques, cela est-il passé par de l’espionnage ?
Le niveau d’information des Chinois me surprend toujours. Ils ont une connaissance phénoménale de nos terrains d’action, des réseaux, des pratiques… Ils jouent sur plusieurs tableaux, accroissant la confusion chez nous. Un exemple : Huawei a aujourd’hui 18 laboratoires en France et vient de lancer des projets de recherche avec l’Ecole polytechnique, la crème de la crème des ingénieurs formés par l’Etat français. Comment celui-ci va-t-il réussir à prendre ses distances avec cette entreprise très proche du Parti communiste et de l’armée ?
Par rapport à des pays anglo-saxons comme les Etats-Unis qui ont pris des mesures contre Huawei, l’Europe est-elle trop naïve ?
Non au niveau de la connaissance. Je suis très frappée par le bon niveau d’analyse des Européens sur la Chine. Oui dans notre approche. Nous souhaiterions tellement être partenaires de cet Etat que nous lui accordons le bénéfice du doute. Mais à force d’accumuler des » bénéfices du doute « , on finit par se retrouver dans une position subalterne. Tous les partenaires de la Chine, à de très rares exceptions près, formulent le même constat que le président Trump, sans nécessairement être d’accord avec ses méthodes. Ils lui savent gré de dire tout haut ce qu’ils pensent. La question est désormais : combien de temps le président Trump pourra-t-il tenir le rapport de force face à la complexité des interdépendances ? Des entreprises américaines commencent à s’inquiéter en arguant de leurs besoins en pièces détachées chinoises. La petite fenêtre de tir dont on dispose doit être mise à profit pour alerter les Chinois. Ils ne sont pas dans la situation exceptionnelle qu’ils essaient de nous vendre. Ils connaissent de vrais problèmes. La faiblesse à laquelle on les expose en imposant des taxes sur les tarifs douaniers servira peut-être de prétexte pour revenir à la table de négociation.
Comment le Parti communiste chinois peut-il passer par le monde sans se réformer ?
Les Chinois seront-ils disposés un jour à se plier, par exemple, aux règles économiques internationales ?
On arrive au pied du mur des contradictions du système chinois. Comment le Parti communiste peut-il passer par le monde sans se réformer ? En se réformant, lui estime se dédire. Il faut donc trouver le moyen de ne pas faire perdre la face aux Chinois. Car si le PCC maintient les règles du jeu telles qu’elles sont aujourd’hui, on va tous dans le mur.
Quelles sont les faiblesses actuelles de la Chine et quel impact pourraient-elles avoir sur son ambition ?
La première est la faiblesse économique. La Chine, comme toutes les économies, a besoin de tourner. Elle connaît un ralentissement. Les statistiques, telles qu’annoncées par les autorités, suscitent la contestation, pas seulement à l’étranger. Pour 2018, le taux de croissance officiel est de 6,5 %, moins que les 6,7 annoncés. Pour 2017, il a été rabaissé de 6,9 à 6,7 %. Des économistes chinois avancent qu’il n’aurait atteint que les 2 %. Comment une première puissance mondiale potentielle peut-elle tricher autant sur ses chiffres ? On n’en a aucune maîtrise. S’ajoutent à cela le vieillissement de la population, le taux d’endettement proche des 250 % du PIB, la rentabilité des investissements à l’étranger ou la nature des entreprises d’Etat… Alibaba n’est devenu numéro 1 du commerce en ligne que parce qu’il disposait en Chine d’un quasi-monopole octroyé par le parti. Si ces entreprises étaient soumises aux critères du marché occidental, elles ne tiendraient pas la route. Le système chinois manipule la vérité avec un aplomb idéologique auquel on n’est plus habitué. Cela montre sa fragilité. Même constat du côté sécuritaire et stratégique. Face à ces faiblesses structurelles intérieures, une stratégie du déploiement extérieur qui flatterait un nationalisme bien exacerbé par une propagande savamment distillée poserait problème aux équilibres du monde. L’inconfort structurel en Asie du Sud-Est depuis quinze ans en témoigne. Et Taïwan sera la prochaine source d’inquiétude, beaucoup plus sensible pour nous. Une attaque contre l’île équivaudrait à s’en prendre à l’alliance entre les Etats-Unis et l’Asie et à nos discours sur la démocratie. On est face à une mécanique dangereuse.
Quel est le principal risque d’insécurité intérieure, le séparatisme ouïghour, le déséquilibre entre les ruraux et urbains ?
Le principal risque est les inégalités. Un pourcent de la population qui contrôle 44 % des ressources, c’est colossal. Et on est dans un pays socialiste. Or, les écarts n’ont pas tendance à se réduire. Je pense que ce qui se passe actuellement au Xinjiang (NDLR : région du nord-ouest de la Chine où vit la majorité des Ouïghours) intéresse peu les Chinois, malheureusement. Le déséquilibre entre les ruraux et les urbains tend à se réduire. Non, le vrai motif d’insécurité intérieure sera les inégalités de richesses, de ressources, d’accès aux ouvertures de la mondialisation. Mais il faut bien prendre la mesure de l’omnipotence du PCC. Une contestation de Xi Jinping est possible. On voit apparaître des dazibao, petites affiches de contestation, dans les universités. Lors du 40e anniversaire de leur lancement, plusieurs personnalités ont soutenu les réformes de Deng Xiaoping, une critique en filigrane de Xi Jinping. Quelques juristes ont aussi affirmé que le Parti communiste avait provoqué beaucoup de souffrances au peuple… A court terme, je ne vois cependant pas un renversement du contrôle du PCC sur l’Etat.
Le système de crédit social qui ambitionne de noter chaque citoyen en fonction de critères sociaux et économiques a-t-il pour objectif premier de prévenir d’éventuelles révoltes ?
Bien sûr. Il vise à suivre l’ensemble des citoyens pour empêcher toute idée de révolte. Ce qui me frappe est que la puissance chinoise inhibe. A l’intérieur et à l’extérieur. Alors qu’il ne faudrait pas en avoir peur. Il ne faut pas avoir peur de ce que l’on est, de ce pour quoi on s’est battu, l’égalité des droits. Le système de crédit social est une pratique extrêmement grave. Cela signifie que vous portez un jugement définitif sur l’autre et que vous ne lui donnez aucune chance de se relever. Vous vous rendez compte ? On touche à des différences d’approche fondamentales de la personne humaine dont on n’a pas pris assez la mesure en Europe.
Qu’entendez-vous par » religion politique chinoise » ?
Nous avons repris la formule de Simon Leys (NDLR : grand sinologue belge décédé en 2014) qui affirme que la Chine est la religion des Chinois. Les Chinois sont très fiers de leur pays, de leur histoire, de leur civilisation. Tout ce qui peut concourir à cet objectif est motif de satisfaction pour eux. Cela contribue aussi à inhiber ceux qui pourraient penser autrement.
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