Beyrouth. © Reuters

Explosions à Beyrouth: le nitrate d’ammonium, un composé multi-usage au stockage sensible

Olivia Lepropre
Olivia Lepropre Journaliste au Vif

Beyrouth a été le théâtre d’énormes explosions, qui ont soufflé la moitié de la ville, causé au moins 100 décès et provoqué de nombreux dégâts. L’origine probable : un stock de nitrate d’ammonium.

Environ 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium étaient stockées dans l’entrepôt du port de Beyrouth qui a explosé ce mardi. C’est ce stock qui est à l’origine des violentes déflagrations selon le Premier ministre libanais, Hassan Diab, qui dénonce « un désastre dans tous les sens du terme. » Selon le directeur de la Sureté générale Abbas Ibrahim, la cargaison de nitrate d’ammonium était stockée depuis des années dans l’entrepôt, à proximité de quartiers très fréquentés. Hassan Diab a quant à lui déclaré qu’il était « inadmissible qu’une cargaison de nitrate d’ammonium, estimée à 2.750 tonnes, soit présente depuis six ans dans un entrepôt, sans mesures de précaution ».

Agriculture, explosif… de multiples usages

Le nitrate d’ammonium (NH4NO3) est le fruit de la réaction entre l’ammoniac et l’acide nitrique. C’est un sel blanc et inodore utilisé comme base de nombreux engrais azotés sous forme de granulés. Il a de multiples usages.

Dans l’agriculture. C’est l’usage principal. On utilise le nitrate d’ammonium comme engrais azoté pour les cultures de légumineuses à feuilles, notamment. Ce type d’engrais, qui se présente sous forme de granulés blancs, est utilisé pour obtenir un meilleur rendement et est jugé indispensable par de nombreux agriculteurs. Le Liban est connu pour être un gros consommateur d’engrais: avec 330 kilos par hectare, le pays en utilise deux fois plus que la moyenne mondiale, relevait en février l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

Dans les explosifs. Le nitrate d’ammonium est également utilisé dans la fabrication d’explosifs. « Mélangé au TNT (trinitrotoluène) ou à la pentrite, il est utilisé dans le bâtiment, les mines et les carrières », précise la Société chimique de France.

Usages secondaires. D’autres usages mineurs existent pour ce corps chimique, comme propulseur dans l’industrie aérospatiale pour ses propriétés oxydantes. Dissous dans l’eau, il provoque une réaction endothermique utilisée pour les sacs réfrigérants. En apiculture, la fumée blanche qu’une petite quantité du nitrate produit en brûlant permet d’anesthésier les abeilles afin de pouvoir déplacer une ruche.

Un stockage sensible, loin d’être sans danger

Le composé, comme ses dérivés, sont soumis à des règles strictes: il convient « d’isoler le stockage d’engrais des produits incompatibles avec le nitrate d’ammonium, surtout en cas d’incendie », précise une fiche technique du ministère français de l’Agriculture, qui cite notamment les liquides inflammables, les gaz liquéfiés sous pression ou les liquides corrosifs.

Il souligne qu’un des principaux dangers liés aux engrais contenant du nitrate d’ammonium est « la détonation des ammonitrates à haut dosage », soit ceux contenant plus de 28% d’azote. Il ajoute que « ce danger est généralement considéré comme peu probable pour les produits conformes à la norme et stockés dans des conditions normales ». Ils sont considérés presque comme sûrs s’ils sont manipulés selon les règlementations européennes et celles du secteur.

Mais la substance est loin d’être sans danger. Les nitrates d’ammonium composent les engrais appelés ammonitrates, que les agriculteurs achètent en gros sacs ou en vrac. Ce ne sont pas des produits combustibles: ce sont des comburants, c’est-à-dire qu’ils permettent la combustion d’une autre substance déjà en feu. La détonation n’est possible qu’avec une contamination par une substance incompatible ou une source intense de chaleur. Et le stockage doit donc suivre des règles pour isoler le nitrate d’ammonium de liquides inflammables (essence, huiles…), de liquides corrosifs, de solides inflammables ou encore de substances qui dégagent une chaleur importante, parmi d’autres interdits, selon une fiche technique du ministère français de l’Agriculture.

Accidentologie

« Insensible aux chocs et aux frottements, le nitrate d’ammonium est un explosif médiocre sauf s’il est mélangé à des combustibles comme des hydrocarbures, ou s’il est fondu et confiné lors, par exemple, d’un incendie violent », indique la Société chimique de France. « L’onde de détonation du nitrate d’ammonium provoque des destructions très importantes. Ça fait des ravages, son accidentologie est bien connue. L’explosion de Beyrouth fait partie des plus fortes explosions de produits chimiques de l’histoire », souligne à l’AFP Daniel Vanschendel, expert en explosifs.

« Les explosions sont typiquement des détonations qui causent d’énormes dommages en raison de l’onde de choc supersonique, qui est clairement visible sur les vidéos » de Beyrouth, commente pour sa part Andrea Sella, chimiste à l’université londonienne UCL, cité par le Science Media Centre. Selon lui, il s’agit d’une « faille de réglementation catastrophique, car les règles sur le stockage du nitrate d’ammonium sont très claires ».

À Beyrouth, de la négligence?

Les douanes du port de Beyrouth avaient par ailleurs demandé à plusieurs reprises que la cargaison de 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium quitte la zone portuaire. Une demande restée sans réponse de la part des magistrats concernés, relève la chaîne d’information al-Jazeera.

La substance était stockée sur un cargo battant pavillon moldave et qui devait rejoindre le Mozambique depuis la Géorgie. Confronté à des problèmes techniques en mer, le bateau avait été forcé de faire escale à Beyrouth en septembre 2013. Le navire a ensuite été saisi par la justice libanaise en raison de querelles juridiques au sujet notamment de sa cargaison. Inquiet de voir cette dernière s’éterniser dans le port de Beyrouth, l’ancien directeur des douanes Shafik Merhi a adressé une lettre à la justice en 2014 pour demander que la marchandise stockée soit rapidement réexpédiée, remise à l’armée libanaise ou vendue à la société privée Lebanese Explosives Company. Au cours des trois années suivantes, le service douanier a adressé au moins cinq nouvelles missives à propos de cette cargaison.

Toujours sans réponse, les douanes insistent en 2016 sur « le grave danger de maintenir ces marchandises dans le hangar dans des conditions climatiques inadaptées ». En 2017, le nouveau chef des douanes constate avec surprise que le nitrate d’ammonium est toujours là et demande une décision de justice rapide car le produit menace tous ceux qui travaillaient au port. En 2020, la substance était toujours stockée dans le même hangar.

Mais le nitrate d’ammonium est-il le seul en cause ? Selon Badri Daher, directeur des douanes, il y avait un entrepôt de feux d’artifices à côté de l’entrepôt de nitrate d’ammonium qui a explosé, relaye notamment L’Orient-Le Jour. Si cela est avéré, c’est contraire à toutes les précautions de stockage du nitrate d’ammonium.

D’autres accidents dans le passé

De nombreuses tragédies dans le monde, accidentelles et criminelles, ont comme source le nitrate d’ammonium.

L’un des tout premiers accidents fit 561 morts en 1921 à Oppau en Allemagne, dans une usine BASF. En 1947, Brest fut secouée par l’explosion du cargo norvégien Ocean Liberty qui transportait la substance.

En France aussi, empilées en vrac dans un hangar de l’usine chimique AZF, dans la banlieue sud de Toulouse, quelque 300 tonnes de nitrates d’ammonium ont subitement explosé et fait souffler un vent de mort et de désolation sur la quatrième ville de France le 21 septembre 2001: 31 personnes sont mortes, et la déflagration fut entendue 80 km à la ronde.

Aux Etats-Unis, une terrible explosion à l’usine d’engrais West Fertilizer, à West au Texas, fit 15 morts en 2013. Un stock de nitrates d’ammoniums a explosé à cause d’un incendie d’origine criminelle; l’absence de normes de stockage avait été mise en cause par les enquêteurs.

Le nitrate d’ammonium peut aussi être utilisé dans des engins explosifs. Le 19 avril 1995, Timothy McVeigh avait fait exploser une bombe fabriquée à partir de deux tonnes de l’engrais devant un bâtiment fédéral à Oklahoma City, tuant 168 personnes. Mais la professeure Oxley nuance en rappelant que le nitrate d’ammonium est devenu indispensable à l’agriculture et à la construction.

(avec AFP)

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