Le premier procès de Nuremberg, en novembre 1945, est appelé à juger 24 dignitaires nazis. Il servira de fondement à l'élaboration du droit international. © gettyimages

Que reste-t-il de Nuremberg, 75 ans après?

Nathalie Versieux Journaliste, correspondante en Allemagne

Le 20 novembre 1945 s’ouvrait dans la ville bavaroise le procès des dignitaires nazis, fondement de la justice internationale. A l’Ouest, la société a débattu du fascisme. Dans l’ex-RDA, il est resté « pétrifié ».

La salle est comble lorsque s’ouvre, le 20 novembre 1945, la petite porte dissimulée dans les boiseries de la salle 600 du palais de justice de Nuremberg. Les accusés, encadrés de GIs à casque blanc, rejoignent trois par trois le box des accusés, directement relié à la prison adjacente par un couloir souterrain débouchant sur l’ascenseur. Comme par miracle, le palais de justice et la prison ont échappé aux bombardements américains et britanniques, qui ont ravagé 90% de la cité bavaroise, faisant quelque 100 000 morts. Six mois et demi après la capitulation sans condition du IIIe Reich, les Alliés s’apprêtent à juger 24 dignitaires du régime nazi. Premiers procès internationaux de l’histoire de l’humanité, les procès de Nuremberg vont révolutionner le droit pénal international.

On estime à entre deux et trois millions le nombre des auteurs de crimes graves.

Septante-cinq ans plus tard, rien ou presque n’a changé dans la salle 600, devenue musée. Les boiseries sombres des murs et du plafond austères semblent conserver l’écho des atrocités qui y ont été dénoncées. Le box des accusés a été déplacé dans les années 1960, tout comme la tribune réservée aux juges. Les tables de l’espace jadis réservé aux innombrables traducteurs et aux équipes de la défense ont été supprimées, laissant la place à un vaste espace libre au centre de la salle. Un crucifix monumental – on se trouve bien dans la très conservatrice et catholique Bavière – a été apposé au mur face à l’entrée de la salle et les lampadaires fonctionnels des années 1940 ont été remplacés par des lustres de cristal plus imposants.

Les réticences de Churchill

L’idée de porter devant la justice les responsables nazis remonte au milieu de la Seconde Guerre mondiale. Les Alliés évoquent, dans le cadre de la Déclaration de Moscou du 30 octobre 1943 « sur les atrocités commises par les Allemands dans l’Europe occupée », leur intention de poursuivre les responsables de ces crimes, après le conflit. Le projet est affiné au cours des conférences internationales qui vont suivre.

En août 1945, les Etats-Unis, la Grande Bretagne, le gouvernement provisoire de la France et l’Union soviétique se mettent d’accord après des mois de discussion sur le principe d’un tribunal militaire international pour juger les dignitaires du régime. Adolf Hitler et son bras droit Heinrich Himmler, chef de la SS et de toutes les polices allemandes dont la redoutée Gestapo, se sont suicidés, échappant ainsi à la justice.

« La décision de tenir ce premier procès à Nuremberg a été très difficile à prendre, expose Annette Weinke, historienne à l’université de Iéna. Les Britanniques, notamment, ont tout fait pour freiner les choses. Winston Churchill était convaincu que les vaines tentatives de rendre l’empereur Guillaume II responsable du déclenchement de la Première Guerre mondiale dans le cadre des procès dits de Leipzig dans les années 1920, avaient mené à la déstabilisation de l’ordre mondial. Il voulait éviter de répéter cette erreur. » Le Premier ministre de sa Majesté est partisan d’une justice expéditive, qui mènerait les responsables du régime nazi devant le peloton d’exécution. Son entourage évoque l’option d’un « plan Napoléon », avec emprisonnement de l’élite nazie sur une île déserte.

Les Etats-Unis de Franklin Roosevelt puis de Harry Truman sont partisans d’un procès-show à l’américaine. Joseph Staline souhaite que la procédure se déroule à Berlin, dans la zone que ses troupes occupent. La proposition est inacceptable pour Washington, et le choix se porte finalement sur Nuremberg, en zone américaine, qui possède l’un des rares tribunaux d’Allemagne encore debout, et où se tenaient chaque année les congrès du parti NSDAP, grand-messes de la propagande nazie.

Est-ce parce que la société n'a pas assez débattu du nazisme que le parti antieuropéen AfD est si prospère en ex-Allemagne de l'Est?
Est-ce parce que la société n’a pas assez débattu du nazisme que le parti antieuropéen AfD est si prospère en ex-Allemagne de l’Est?© gettyimages

Hermann Göring, le plus illustre des 24 accusés, est le premier à sortir de l’ascenseur ce 20 novembre 1945. Légèrement amaigri, presque ridicule dans ce qui ressemble à un uniforme trop grand – veste croisée dont ont été arrachés tous les insignes, culotte de cheval beige -, l’ancien ministre de l’Aviation d’Hitler et fondateur de la Gestapo se dirige avec arrogance vers la place qu’il se choisit, au premier rang du box des accusés.

Rudolf Hess, compagnon politique indéfectible de Hitler depuis les années 1920 – il l’a notamment aidé à rédiger Mein Kampf en prison – prend place à sa gauche, vêtu d’un costume de ville. A leurs côtés, Hans Frank, gouverneur général de Pologne à partir de 1939 et responsable des atrocités commises dans le pays occupé ; Ernst Kaltenbrunner, chef de la police politique ; Gustav Krupp von Bohlen und Halbach, riche industriel, symbole de la puissante industrie de l’armement du Reich, accusé d’avoir employé des centaines de milliers d’esclaves du travail forcé ; Alfred Rosenberg, ministre du Reich pour les territoires occupés de l’Est… Les accusés se serrent la main, papotent. On se salue en inclinant la tête, talons serrés, on se connaît. On a là le gratin de douze années de dictature nazie…

Aucun ne plaidera coupable à l’ouverture des audiences. Göring, qui cherche à lire une courte déposition, se fait couper la parole par le président de la Cour. Il plaide non coupable. Le général Alfred Jodl, conseiller d’Hitler pour les opérations stratégiques, lui aussi vêtu d’un uniforme dont les insignes ont été arrachés, se lève à son tour: « Je plaide non coupable. Ce que j’ai fait, ou ai dû faire, j’en réponds la conscience tranquille, devant Dieu, mon peuple et l’histoire. »

Une « justice des vainqueurs »

Quatre chefs d’accusation sont définis par les Alliés: crimes contre la paix et complot, planification d’une guerre de conquête, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Le Britannique Sir Geoffrey Lawrence dirige les audiences. Mais le véritable homme fort du procès est le procureur américain Robert Jackson. Chacun des quatre pays alliés a envoyé deux juges à Nuremberg. Aucun Allemand ne figure dans la Cour. Cela donnera plus tard des arguments à ceux qui voient dans les procès de Nuremberg l’expression d’une « justice des vainqueurs ». « Les camps d’Auschwitz et de Majdanek en Pologne venaient d’être libérés, rappelle Annette Weinke. Les Allemands n’avaient pas réussi à se libérer seuls de la dictature. Il était inimaginable que des Allemands siègent dans le tribunal. On aurait tout au plus pu y intégrer des opposants juifs. Mais Jackson était indécis à ce sujet. »

Après environ une année d’audience, les verdicts tombent le 30 septembre et le 1er octobre 1946. Douze des accusés, dont Göring, sont condamnés à mort par pendaison, sept écopent de peines de prison allant de dix ans à la perpétuité, trois sont relaxés. Les militaires, refusant de subir la pendaison, imposée à leurs ennemis les plus méprisés pendant la guerre, demandent à être fusillés. La Cour refuse. Göring, longtemps convaincu que les Alliés auraient encore besoin de lui pour reprendre le pays en main, se suicide dans sa cellule pour échapper à la corde. Les condamnés à mort sont exécutés le 16 octobre 1946 et incinérés. Leurs cendres seront jetées dans la Pegnitz, qui traverse la ville. L’architecte Albert Speer, ministre de l’Armement à partir de 1942, est le seul à manifester une forme de repentance. Condamné à vingt ans de prison, il sera relâché en 1966, et mourra en 1981. Rudolf Hess, numéro 2 du parti nazi NSDAP, condamné à la prison à vie, se suicide dans sa cellule de Berlin en 1987.

Pour la première fois après une guerre et un génocide, les coupables n’ont pas été éliminés mais jugés.

Pas d’impunité pour les « petits »

Seul le premier procès de Nuremberg sera mené par un tribunal international. « Les Soviétiques, très déçus que trois accusés aient été relaxés, décident de quitter le processus », indique Annette Weinke. Les procédures qui suivent se déroulent dans les différentes zones d’occupation en Allemagne. Douze « procès successeurs » se tiennent notamment dans la zone américaine, concernant cette fois des catégories bien définies d’accusés. Il y aura ainsi le procès des « médecins », celui des « juges », le procès des forces opérationnelles ou celui dit des ministères… Avec la création de la République fédérale d’Allemagne en 1949, le judiciaire passe entièrement sous le contrôle des Allemands. Le rythme des inculpations et des condamnations diminue, d’autant que les juges à la manoeuvre ont bien souvent eux-mêmes un passé compromettant. « Dans l’Allemagne des années 1930 et 1940, tout le monde était nazi! » relève Norbert Frei, historien à l’université de Iéna.

Winston Churchill, le Premier ministre britannique, était réticent à l'idée du procès.
Winston Churchill, le Premier ministre britannique, était réticent à l’idée du procès.© gettyimages

Côté politique, dans les années 1950 avec la guerre froide, la priorité est à la lutte contre l’ennemi bolchevique et à la reconstruction, et non plus à la poursuite des anciens nazis. D’autant que les Allemands se sont lassés des procédures devant les tribunaux. « Au tout début, l’opinion était favorable à ces procès, commente Norbert Frei. Les Allemands espéraient que si on s’en prenait aux gros poissons, on laisserait les petits tranquilles. Lorsqu’ils ont compris que ce n’était pas le cas, et que les procès de Nuremberg n’étaient qu’un élément d’un vaste processus de dénazification et d’internements, le processus a perdu le soutien de l’opinion. »

Dans les années 1960 et 1970, la traque des criminels nazis reprend, lancée par la génération 68 qui exige des comptes de la part des anciens. En République démocratique allemande aussi, les procès vont bon train au début de la nouvelle république communiste. Contrairement à l’Allemagne de l’Ouest, la RDA a rapidement renouvelé le personnel des tribunaux. Les juges – eux aussi d’anciens nazis – ont fait allégeance au nouveau régime. « Mais à la différence de l’Ouest, on n’a pas eu à l’Est de vaste débat sur le fascisme dans la société, signale Norbert Frei. On a eu ce que j’appelle un « fascisme pétrifié », nié par les autorités communistes. C’est cette absence de débat au sein de la société qui expliquerait aujourd’hui les succès du parti d’extrême droite AfD en ex-RDA, selon l’historien.

Cent mille personnes auraient directement été impliquées dans le fonctionnement des camps de concentration et des camps de la mort. « On estime à entre deux et trois millions le nombre des auteurs de crimes graves », précise Axel Fischer, du Mémorial des procès de Nuremberg. En regard, le nombre des condamnations peut paraître modeste: en 1970, on évalue à 11.000 le nombre de nazis condamnés par les tribunaux alliés et ouest-allemands. En 2001, dix ans après la réunification, le procès de John Demjanjuk, accusé d’avoir servi dans plusieurs anciens camps de concentration, relance la machine judiciaire contre les anciens nazis. La Cour de Munich condamne l’ancien gardien de camp à cinq ans de prison.

Pour la première fois, une cour allemande considère que le simple fait d’avoir été un rouage du système nazi suffit pour une condamnation. Jusqu’alors, les juges avaient considéré qu’il fallait prouver qu’un accusé avait été impliqué dans la mort d’un détenu particulier. « Le procès Demjanjuk a marqué une césure », pointe Norbert Frei. Plusieurs procès contre des vieillards impliqués dans le nazisme – gardiens de camp, comptables… – ont eu lieu depuis. Tous condamnés, les accusés ont échappé à la prison en raison de leur grand âge.

L’un des principaux succès du procès de Nuremberg est que « pour la première fois après une guerre monstrueuse et un génocide, les coupables n’ont pas été éliminés mais jugés« , souligne Norbert Frei. Le Tribunal militaire international qui a jugé le gratin du régime nazi sera la première ébauche d’une justice internationale pour juger crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

L’héritage de Nuremberg se perpétue aujourd’hui à la Cour pénale internationale (CPI), basée à la Haye, première juridiction pénale internationale permanente, chargée depuis 2002 de juger des accusations de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Son bilan peut paraître mitigé. Le tribunal de Nuremberg avait de gros atouts, notent les experts: les accusés étaient en prison et les Alliés disposaient de quantité de preuves. « Fort de ces avantages, ce tribunal a pu être efficace, déclare la juriste américaine Nancy Combs. La CPI, elle, ne dispose d’aucun de ces atouts. » Surtout, elle ne dispose pas du soutien politique des Etats-Unis, à la différence de la cour de Nuremberg. Washington vient même d’imposer des sanctions envers sa procureure, en réponse à une enquête en Afghanistan, contre des soldats américains…

Procès des superlatifs

Le procès devant la Cour militaire internationale de Nuremberg est un procès des superlatifs: 218 journées d’audience, 360 témoins appelés à la barre, 200 000 déclarations sur l’honneur… Mille salariés des Alliés travaillent dans le tribunal, des enquêteurs aux secrétaires en passant par les traducteurs. Tous ont été logés à la hâte dans les quelques bâtiments qui tiennent encore debout dans la ville. Chacun des documents présentés à la Cour, chacun des témoignages et dépositions sera traduit dans quatre langues, produisant des montagnes de papiers. Les procès de Nuremberg marquent les débuts de la traduction simultanée. La tribune réservée au public, pour laquelle il a fallu abattre une cloison et agrandir le balcon qui surplombe la salle, est un condensé de la littérature contemporaine: John Dos Passos, Xiao Qian, John Steinbeck, Erika et Klaus Mann sont quelques-uns des illustres spectateurs à avoir suivi en direct le premier procès de Nuremberg.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire