© RENAUD CALLEBAUT

Luz: « Oui, le dessin m’a sauvé »

Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le dessinateur est sans cesse, et pour toujours, ramené à la journée du 7 janvier 2015, et aux attentats contre Charlie Hebdo. Lui, avait plutôt envie de raconter les vingt-trois ans qu’il a passés dans sa rédaction, entre amis et passionnés du dessin. Un livre, Indélébiles, clôt plus qu’un chapitre: il lui permet, enfin, de sortir des ténèbres.

Indélébiles porte une charge émotionnelle très forte. Mais dans Catharsis, publié en 2015, votre trait n’était que douleur. Ici, c’est le contraire: que d’amour quand vous dessinez Cabu!

En commençant à écrire, je ne savais pas qu’il était le personnage principal du livre. Je croyais que c’était moi! Cabu ne se mettait jamais en scène, il était toujours en retrait, ce n’est jamais lui qui poussait une gueulante en réunion ou sortait la bonne vanne. Mais il était vraiment le noyau de l’atome, nous n’en étions que les électrons. Il a été le catalyseur de notre énergie, l’a distribuée, l’a absorbée, nous a fait progresser… J’ai un grand-père qui était Compagnon du devoir (NDLR: mouvement qui assure à des jeunes une formation à des métiers traditionnels), il y avait quelque chose de ça en lui. Etre toujours en apprentissage. Et nous étions ses apprentis.

Impossible, aussi, de lire Indélébiles sans se demander ce que Cabu, Charb, Wolinski et les autres en auraient pensé…

Indélébiles, par Luz, éd. Futuropolis, 320 p.
Indélébiles, par Luz, éd. Futuropolis, 320 p.

Je me pose de plus en plus la question: comment aurais-je fait ce livre s’il n’y avait pas eu… Comment en aurais-je parlé? Y aurait-il eu une nécessité, une autre nécessité? Je pense que oui. Charlie reste et restera une grande partie de ma vie, mais si les copains étaient encore vivants, je ne l’aurais sans doute pas fait de la même manière. Je me serais senti moins légitime. Avec Catharsis et les deux livres suivants, il y avait une nécessité épidermique, mais là, c’est complètement différent, j’ai fait ce bouquin pour des raisons multiples, qui n’étaient pas assujetties à ma propre résilience. Je voyais beaucoup de choses sortir sur Charlie, de nouveaux fantasmes, de nouveaux articles, des bouquins, qui parlent de tout, sauf de ce que j’ai vécu moi, pendant vingt-trois ans, dans cette rédaction. Un moment, je me suis fait déposséder de l’histoire de Charlie. Je ne me retrouve plus dans le mot même qu’il est devenu! Il y avait une case manquante, car on a oublié ce qui faisait l’essentiel de Charlie: l’humour, le travail, le dessin et l’amitié. Quatre choses. C’est quoi ce poids symbolique qui nous est tombé dessus? On est soudain devenus, les vivants comme les morts, des symboles. Alors que tout ce qu’on avait fait avant, c’était de lutter contre les symboles. Même dans le dessin! S’il était trop symbolique, il ne passait pas dans Charlie. Des colombes de la paix, il n’y avait pas ça chez nous. L’autre truc qui m’a tenu, parce que j’ai pensé abandonner plusieurs fois, c’est aussi pour ma fille. Pour elle, et pour toute une génération qui va découvrir Charlie dans les livres d’histoire. Il fallait un autre regard, un autre éclairage sur ce journal qui est entré dans l’histoire pour la plus mauvaise des raisons. Lui dire précisément quel a été le métier de son papa, et leur dire de ne pas se laisser abasourdir par la tragédie. Il y a un monde de vie derrière le 7 janvier, un monde qui n’a pas de raison de ne plus exister aujourd’hui.

Abattu lors de l'attentat contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, Cabu était à la rédaction
Abattu lors de l’attentat contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, Cabu était à la rédaction « le noyau de l’atome », selon Luz.© STEVEN WASSENAAR/BELGAIMPAGE

Cela dit, on a encore du mal à mettre des mots sur les faits. Sur les attentats…

Oui. Mais en même temps, il faut les dire. Tuerie. Terrorisme. Mettre des mots pour que ça n’appartienne pas à d’autres. Je veux pouvoir dire les mots attentat, deuil, meurtres, assassins, parce qu’ils m’appartiennent aussi. Il faut la récupérer, cette histoire. Je l’ai dessinée, une page, une seule, dans Catharsis. Je n’ai pas besoin d’en montrer plus, mais tout ce que je fais depuis est là pour montrer que tout le reste est vivant, que tout le reste est plus important.

On en revient au sujet principal d’Indélébiles, loin des polémiques: le dessin.

Le dessin, c’est le sujet qu’on ne raconte jamais, quand les médias évoquent Charlie. Alors que Charlie n’avait de sens qu’en dessin! C’est un journal qui se définissait comme subjectif. Subjectif: l’antithèse de ce qu’on enseigne, alors qu’on se réclamait tous du journalisme, parce que c’est juste le synonyme professionnel de « curieux ». Je voulais montrer à quel point le dessin de presse est particulier; un mélange de vie de bureau et de vie d’artiste. Je crois aussi que le livre peut parler à tout le monde, qu’on aime ou pas Charlie: c’est une vie en entreprise pendant vingt-trois ans, où il est question d’amitié, de fraternité, de travail, d’angoisse… Montrer aussi la normalité que représentaient alors pour moi Charlie et mon métier. On vit, depuis les attentats, moi comme d’autres, dans une totale anormalité (NDLR: contraint de vivre sous haute protection policière, Luz pointe du doigt les agents qui l’accompagnent) et on ne sait pas si on en sortira, si on reviendra jamais à une situation « normale ». En tout cas, les gens qui ont passionnément vécu avec Charlie, de l’intérieur ou de l’extérieur, ont ici un vrai témoignage. Ma pierre à l’édifice est là, et ça clôt quelque chose. Les gens peuvent acheter d’autres livres, mais aucun d’eux ne m’intéresse. Sauf celui de Philippe (NDLR: Philippe Lançon, rescapé miracle de la tuerie à Charlie Hebdo, et qui raconte dans Le Lambeau la journée du 7 janvier 2015 et ses années d’hospitalisation. Lire notre grand entretien). C’est dans ma tête, et je vais pouvoir le lire parce que j’ai fait ce livre-ci. Jusqu’ici, je n’avais pas réussi à l’ouvrir. Maintenant, je peux. Je dois juste finir Les Possédés de Dostoïevski avant! Philippe le sait.

Sur les réseaux sociaux, plutôt de dire qu’on ne comprend pas, on dit que c’est de la merde!

Et le Charlie d’aujourd’hui?

Je ne le lis pas, je n’y arrive pas. Je vois les manques, les manquants, les trous, y compris le mien. C’est très schizophrène: je l’ai quitté (NDLR: en septembre 2015 « pour des raisons personnelles ») parce que je ne pouvais pas faire autrement, mais quand je l’ouvre, je ne comprends pas tout de suite pourquoi il n’y a pas Charb, Cabu, moi… Le livre commence d’ailleurs comme ça. Et puis, ce qui a beaucoup changé, peut-être tout changé, ce sont les réseaux sociaux, et leurs manières de s’approprier un dessin. Avant, il y avait un véritable esprit de connivence entre la rédaction et le lecteur, qui achète son journal, qui l’ouvre, qui fait un acte de lecture, et qui sait dans quoi il met les pieds. Or, dès le moment où on prend un dessin, qu’on le décontextualise de Charlie et de l’histoire de Charlie, comme c’est arrivé à Riss avec son dessin autour d’un enfant, réfugié, mort sur une plage, on ne peut pas le comprendre. Si on le montre à quelqu’un qui n’a pas de décryptage de ce dessin, il ne peut pas être compris. Et sur les réseaux, plutôt de dire qu’on ne comprend pas, on dit que c’est de la merde! Je sais aussi que l’art de la caricature est plus compliqué aujourd’hui. Des gars comme Trump, ou Benalla, il est difficile de les caricaturer parce qu’ils sont déjà eux-mêmes des caricatures. Trump assume même d’en être une, il dit « je suis un gros con! », c’est très déconcertant. Qu’est-ce qu’on peut encore faire avec ça? Il faudrait poser la question aux tout nouveaux dessinateurs de presse. Moi, je suis encore dessinateur, mais plus de presse.

Des gars comme Trump, ou Benalla, il est difficile de les caricaturer parce qu’ils sont déjà eux-mêmes des caricatures.

On peut quand même dire que le dessin vous a sauvé?

Oui, évidemment. Tout le monde peut et sera un jour confronté à une forme de tragédie, la mienne est très particulière, celle de Philippe encore plus, mais c’est la même chose pour quelqu’un qui survit à un accident de bagnole, qui perd un proche: quelque chose est fissuré, et il faut le regarder en face. Ma « chance », incroyable, a été d’avoir un outil qui me permet de m’exprimer. Qui m’empêche de regarder le fond tout seul. Donc oui, le dessin m’a sauvé. Si j’avais été comptable, je ne suis pas sûr que les chiffres m’auraient aidé à être lucide, à gérer la confusion, à avoir une capacité d’analyse. Je sais que je ne suis plus du tout pareil, et ça me rend triste. La musique par exemple, c’est fini, elle n’est plus une inspiration. C’est un dégât collatéral. Par contre, je sais désormais que la chose la plus importante à apprendre et à donner aux gosses, c’est un moyen d’expression. Leur permettre d’être créatif, que ce soit dessiner, peindre, faire de la musique, du théâtre, du slam, n’importe quoi. Mais il faut un espace pour créer de belles choses avec ce monde qui n’est pas toujours joli.

Bio express

1972 Naissance à Tours (ouest de la France).

1990 Publie ses premières planches dans le magazine Psikopat.

1992 Rejoint l’équipe du nouveau Charlie Hebdo qui avait cessé de paraître dix ans plus tôt, entre autres avec Philippe Val, Charb, Cabu, Wolinski, Tignous, Siné, etc.

2015 Le 7 janvier, Luz arrive en retard à la réunion de rédaction, qui vient d’être l’objet d’un attentat islamiste. Douze personnes sont tuées, dont neuf membres de Charlie Hebdo. En mai, publie Catharsis puis, en 2016, Ô vous, frères humains (Futuropolis).

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire