Margrethe Vestager © Franky Verdickt

« L’approvisionnement des masques devrait se faire au niveau européen »

Michel Vandersmissen
Michel Vandersmissen Journaliste pour Knack

L’Europe sortira-t-elle plus forte de cette crise sanitaire? La commissaire européenne danoise Margrethe Vestager ne le sait pas encore : « les prochaines semaines seront cruciales. Et oui, nous avons abandonné l’Italie et l’Espagne « .

Margrethe Vestager, la commissaire européenne danoise, est l’une des femmes les plus puissantes d’Europe. Elle est responsable de la politique de la concurrence et de l’agenda numérique, et elle est vice-présidente de la Commission européenne. Charmante, mais impitoyable en négociations. Les chefs d’entreprise qu’elle appelle sont dans leurs petits souliers. Il suffit de demander aux CEO de Google, Apple ou Facebook qu’elle a condamnés à des milliards d’euros d’amendes.

Quel regard portez-vous sur cette crise ?

Margrethe Vestager: Ces dernières semaines ont été si mouvementées que je n’en ai pas encore eu le temps de prendre du recul. Nous essayons d’aider les États membres autant que possible à gérer les graves conséquences économiques de cette crise sanitaire. Dans l’Union européenne, des dizaines de milliers d’entreprises se battent pour leur survie. Ces semaines sont cruciales pour éviter que nos entreprises ne soient mortellement touchées.

Êtes-vous d’accord pour dire que nous ne pouvons vaincre cette pandémie que si tous les États membres font preuve de solidarité ?

Oui, et je n’ajoute pas de « mais ». Aucun pays ne peut gérer cela seul, il n’y a donc pas d’excuses pour la jouer seul. Aucune frontière nationale ne pouvant arrêter ce virus, les États membres de l’UE doivent travailler ensemble de manière coordonnée. Mais coordonnée ne signifie pas en harmonie.

Pourquoi pas en harmonie?

Parce que chaque pays est touché à des stades différents. L’Italie a été la première touchée. Ce pays se trouve à un stade de la crise différent de celui des autres États membres. Cela a aussi un avantage : nous pouvons apprendre les uns des autres. Aujourd’hui, par exemple, j’ai lu un article sur un test médical qui a débuté au Danemark et qui consiste à prélever du sang sur des patients qui se sont remis de l’infection au covid-19. Les scientifiques essaient de découvrir dans leur plasma comment et dans quelle mesure ils sont immunisés contre le covid-19. Ils le font selon le même protocole que leurs collègues des États-Unis et d’Espagne.

Mais comprenez-vous aussi la colère de l’Espagne et de l’Italie, qui ont affronté le chacun pour soi des autres États membres il y a quelques semaines?

Cela a dû être très douloureux pour eux. L’Union n’est pas seulement là quand il fait beau. L’Europe est plus qu’un marché unique. Nous devons également être de bons voisins qui s’entraident lorsque les choses vont un peu moins bien.

Qu’avez-vous pensé lorsque vous avez lu les lettres de colère du Premier ministre espagnol ou des maires italiens ?

J’étais gênée. Ursula von der Leyen, notre présidente, s’est excusée à juste titre pour ce manque de compassion et de solidarité. Et je comprends que certains diront que c’était trop peu, trop tard. Vous savez, ce n’était pas si difficile de nous mettre à leur place et de réaliser quel combat difficile ils mènent pour garder la tête hors de l’eau, non ? De plus, ils ne sont coupables en rien de la situation. Heureusement, aujourd’hui, la coopération est meilleure.

Certains parlent d’un manque de coordination de la part de Bruxelles.

La Commission européenne n’a pratiquement rien à dire sur la santé publique, voilà le problème. La santé publique révèle en grande partie des États membres. Ma collègue Stella Kyriakides, commissaire européenne à la Santé publique, en a fait l’expérience. Elle a lancé l’alerte au sujet de ce virus il y a plus de deux mois et a voulu convoquer rapidement une réunion de crise avec les ministres européens de la Santé. Son plan était de s’attaquer ensemble au covid-19 et de voir si tout le monde était suffisamment préparé. Mais les ministres européens n’ont pas jugé cela opportun. Ils ne pensaient pas que les choses iraient si loin. Une grande opportunité a alors été perdue.

Vous dites que les États membres travaillent désormais mieux ensemble. Mais saviez-vous, par exemple, qu’il n’y a pas de thermomètres disponibles en Belgique parce que le leader du marché allemand réserve la production au marché intérieur allemand ?

Vraiment ? C’est inacceptable. Mon collègue Thierry Breton m’a pourtant dit récemment que des « lignes vertes » avaient été mises en place pour éviter que des équipements médicaux ne soient arrêtés aux frontières intérieures de l’Europe. Je pensais que nous avions dépassé ce stade, mais manifestement ce n’est pas le cas.

L’Union européenne peut-elle en sortir plus forte?

Cela reste à voir. Le pic des infections est, espérons-le, derrière nous, mais la crise économique n’en est qu’à ses débuts. Beaucoup dépend de ce que les chefs de gouvernement européens décideront dans les prochains jours. Le plan de relance économique présente encore des lacunes. Nous devons les combler, dans le respect de l’environnement et avec les meilleurs outils numériques. Si cela se produit, nous en sortirons peut-être plus forts.

Êtes-vous optimiste ou plutôt pessimiste ?

(hésitante) Je suis toujours en mode travail et réunion, car il y a encore beaucoup de travail à faire sur ce plan de relance dans les semaines et les mois à venir. Par tout le monde. Nous allons faire de notre mieux, mais cette reprise n’est certainement pas encore achevée.

On dirait bien que le slogan de l’UE, c’est ‘Never waste a good crisis.’

Les personnes qui perdent leur emploi à cause de cette crise n’aimeront pas entendre ça. Pour eux, la reprise et nos efforts risquent d’arriver trop tard. Nous devons avant tout veiller à ce qu’ils conservent leur confiance dans nos institutions et notre démocratie.

Margrethe Vestager
Margrethe Vestager© Franky Verdickt

L’Europe a-t-elle besoin d’un système de santé plus unifié ?

Oui et non. En matière de santé individuelle, mieux vaut placer le système de santé au plus près du citoyen. Cela peut varier d’un pays à l’autre. Mais lorsqu’il s’agit d’un système de santé global, il faut peut-être davantage de coopération européenne. Un exemple ? Les stocks stratégiques d’équipements médicaux tels que les masques buccaux et les respirateurs. Il serait préférable de les constituer au niveau européen.

Est-ce le bon moment pour repenser les choix stratégiques de l’UE ?

Les soins de santé sont l’un des plus grands piliers de notre État providence. Aujourd’hui, la première et la plus importante tâche consiste à sauver des vies individuelles. Mais nous devons également maintenir le contrat social qui stipule que le système de santé est et reste accessible à tous quand on en a besoin. C’est pourquoi le respect du confinement est si important. C’est la seule façon de maintenir notre système de santé à flot.

Quelles leçons devons-nous en tirer ?

Que nous devons rendre nos flux d’information aussi ouverts que possible. C’est la seule façon pour nos scientifiques de travailler rapidement et de se préparer à temps. Au début de cette crise, quand nous ne savions pas grand-chose de ce virus, nous avons perdu trop de temps. C’est pourquoi l’European Open Science Cloud est si important. C’est un programme précieux de la Commission européenne où la recherche scientifique est mise à la disposition du plus grand nombre possible de scientifiques et d’instituts. Cela peut faire une grande différence.

Est-ce le début de la fin de la mondialisation, comme le prédisent certains économistes ?

C’est certainement le début d’un autre type de mondialisation. Nous voulons toujours un marché mondial. Les entreprises européennes voudront toujours vendre leurs produits partout dans le monde et vice versa. Mais nous devrions peut-être analyser les chaînes de production. Comment éviter que des pièces fassent la moitié du tour du monde avant d’être assemblées ? L’économie du flux tendu sera repensée. Mais nous resterons dépendants les uns des autres à l’avenir. Surtout si, par exemple, nous voulons nous attaquer aux conséquences du changement climatique.

Vous avez déclaré dans une interview au Financial Times que les entreprises européennes sont devenues vulnérables aux reprises hostiles dans cette crise du coronavirus. Avez-vous des indications concrètes à ce sujet ?

Nous avons la preuve que cela pourrait se passer ainsi. Une première affaire a été récemment portée à l’attention d’une entreprise allemande qui a été ciblée par les Chinois. D’autres entreprises pourraient suivre, car les entreprises et l’économie chinoises se trouvent dans une phase ultérieure de la crise et sont désormais plus fortes que leurs concurrents européens. C’est pourquoi nous avons élaboré une sorte de « menu » pour les entreprises et les gouvernements. Ce signal était destiné aux deux camps. Elle devrait faire comprendre aux acheteurs potentiels que nous ne tolérerons pas cela. Et leurs cibles sont maintenant préparées.

Et les gouvernements sont donc autorisés à acheter des entreprises vulnérables ?

L’Union européenne est neutre en ce qui concerne la propriété des entreprises. J’ai proposé à la Commission que le gouvernement, c’est-à-dire le contribuable, ait plus facilement accès au capital d’une société afin d’éviter une telle prise de contrôle hostile. Cela peut se faire en achetant des actions en bourse. Mais si cela ne réussit pas, une augmentation de capital est également possible. Ces règles souples sont toutefois soumises à certaines conditions. Dans ce cas, par exemple, ces entreprises ne sont plus autorisées à verser des dividendes, car cela les affaiblit.

Que pensez-vous de la nationalisation des entreprises vulnérables ?

J’imagine que cela peut être nécessaire pour les entreprises stratégiques qui risquent de sombrer. La nationalisation est possible dans un certain délai. Par ailleurs, l’assouplissement pour l’achat d’actions d’une société est également limité dans le temps. La suppression progressive doit commencer avant le début de l’année 2023. Le but n’est pas que les gouvernements dirigent des entreprises pendant longtemps. Et certainement pas qu’ils perturbent le fonctionnement normal du marché.

À quels secteurs stratégiques pensez-vous ?

L’énergie l’est sans nul doute. Tout comme les compagnies aériennes. Comme la construction de machines ou le secteur pharmaceutique.

Brussels Airlines est en proie à une grave tempête financière. Le gouvernement belge peut-il nationaliser, si nécessaire ?

Je ne peux vraiment pas faire de commentaires à ce sujet pour le moment. Je répète que la Commission européenne est neutre en ce qui concerne la propriété des entreprises et je constate également que de nombreux gouvernements ont des participations importantes dans, par exemple, des entreprises de transport ou de télécommunications.

Les Etats membres européens ont entamé la lutte contre le covid-19 de manière divisée. Parviendront-ils à sortir unis de cette crise ? Chaque pays suivra-t-il sa propre stratégie de sortie de crise?

L’Organisation mondiale de la santé a lancé un appel à la coopération. Il est bon qu’elle ait établi des critères clairs à cet effet. Mais vous ne pouvez pas interdire à un pays comme l’Autriche ou le Danemark d’assouplir le confinement plus rapidement que d’autres pays. La situation est différente partout. Chaque pays se trouve dans une phase différente de la crise. Et donc, des pays comme la Belgique, par exemple, doivent s’inspirer de ces autres pays. Au Danemark, les écoles primaires ont été ouvertes en premier, mais les classes ont été scindées. Si c’est un succès, la Belgique pourra peut-être faire de même. Utilisez les meilleurs exemples. Apprenez de leurs erreurs. Récemment, j’ai entendu un médecin me dire comment il avait bénéficié de l’expérience de ses collègues italiens en matière de ventilation des patients. Il faut maintenant faire de même pour l’assouplissement du confinement et la revalidation des patients.

En tant que responsable de la stratégie numérique européenne, que pensez-vous de la collaboration entre Google et Apple sur le suivi et la localisation des applications ? Ces deux géants en ligne ne sont pas vos meilleurs amis.

(rire) Je veux bien rester amis, mais ils doivent suivre les règles européennes. Nous avons élaboré des directives afin de pouvoir utiliser la technologie de traçage au lendemain du covid-19. Ce faisant, vous devez respecter les règles de protection de la vie privée. Mais c’est faisable. Un consortium européen est en train de se constituer avec 130 entreprises et organisations d’au moins huit États membres, dont la Belgique. Ce consortium (Pepp-PT) distribuera bientôt des logiciels que les membres pourront utiliser pour créer ces applications de manière coordonnée. Pour l’instant, je ne pense pas que ce soit un problème pour Apple et Google de jouer un rôle de soutien opérationnel en arrière-plan. Ils fournissent les plateformes sur lesquelles on peut construire.

Cela ne nous rend-il pas à nouveau dépendants de ces géants américains ?

Pas dans ce cas-ci. L’initiative revient clairement au consortium européen et non à Google, Facebook ou Apple. Ce sont des entreprises européennes qui fabriquent les applications. Cela signifie également que tous les pays ne travailleront pas séparément des autres. Les initiatives seront réellement coordonnées entre elles.

Êtes-vous en faveur d’un traçage basé sur le Bluetooth ou plutôt sur la géolocalisation ?

La technologie Bluetooth respecte mieux notre vie privée.

Le gouvernement néerlandais envisage de rendre les applications obligatoires si un nombre insuffisant de citoyens les utilisent.

Une telle application n’a de succès que si un nombre suffisant de personnes l’utilisent, mais elle doit être volontaire. Les citoyens utiliseront les applis de tracking s’ils ont la garantie que leur vie privée est protégée et s’ils voient que ces systèmes fonctionnent bien, qu’ils prouvent leur utilité et qu’il n’y a pas de danger de cybercriminalité.

Certains craignent qu’une fois que ces applications seront introduites dans notre société, elles ne disparaissent jamais.

C’est pourquoi il est préférable que ces applications ne puissent pas retracer votre position exacte. Il ne s’agit pas d’un choix entre la vie privée et la santé publique. Les deux peuvent aller de pair.

Le spécialiste marketing Fons Van Dyck a récemment déclaré dans une interview que nous pourrons mieux faire face à cette crise qu’en 2008, car il y a maintenant plus de femmes à la barre. Il a fait référence non seulement à vous, mais aussi à Ursula von der Leyen, Christine Lagarde et Sophie Wilmès. Êtes-vous d’accord avec lui ?

Je n’en sais rien. Je n’y ai pas pensé non plus. Honnêtement, je pense que la principale raison pour laquelle nous sortirons indemnes – espérons-le – de cette crise est qu’il n’y a pas de coupables cette fois-ci, contrairement à 2008. Ce ne sont donc pas non plus les Chinois ou les Européens nonchalants, comme l’a dit le président américain Donald Trump. Et l’Organisation mondiale de la santé non plus.

C’est peut-être là une réponse féminine.

(rire) C’est vous qui le dites, mais peut-être avez-vous raison.

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