L’Allemagne après Merkel (4/6): du scandale faire une force ou le moteur du dieselgate
Les élections législatives du 26 septembre prochain scelleront la fin de seize années de pouvoir de la chancelière. Le Vif revient pendant tout l’été sur les lieux où la politique d’Angela Merkel a rencontré l’histoire. Ils disent de quelle façon l’Allemagne a changé. Cette semaine, rendez-vous à Neckarsulm, siège du constructeur Audi, au centre du scandale des moteurs diesel truqués, qui a terni l’image du made in Germany et… dopé le développement des véhicules électriques.
Crise sanitaire oblige, c’est de façon virtuelle que le visiteur accède au site hautement technologique du constructeur Audi à Neckarsulm. Seize mille salariés travaillent là sur les bords du Neckar. Véritable ville dans la ville, les bâtiments cubiques blancs du site, en apparence aussi aseptisés qu’un hôpital, se succèdent sur un million de mètres carrés! C’est là que sont assemblés les modèles A6 et A7 du groupe. Il faut moins de vingt minutes pour « le mariage », l’intégration des différents éléments de la voiture sur la carcasse, transportée dans les airs de poste en poste par des robots – avant les ultimes contrôles du poli de la carrosserie, effectués « à la main » par des ouvriers gantés de blanc. Les visites virtuelles, un jour par semaine au rythme d’une visite toutes les trente minutes, en allemand ou en anglais, jouissent d’un véritable succès: vingt à trente visiteurs sont inscrits pour chacun des créneaux disponibles, dont beaucoup se trouvent à l’étranger.
à ce jour, le scandale a déjà coûté 32 milliards d’euros au groupe VW. Mais ce n’est pas fini et on s’achemine vers les 40 milliards.
Le site de Neckarsulm est l’un de ces fleurons du made in Germany qui font la fierté de tout un pays. Trois cadres supérieurs du site, suspectés d’être impliqués dans le scandale des moteurs diesel truqués, ainsi que l’ancien patron de la marque Rupert Stadler, sont aujourd’hui dans le viseur de la justice. Le plus gros scandale industriel du pays depuis la Seconde Guerre mondiale restera l’une des pages sombres de la politique industrielle de l’Allemagne d’Angela Merkel.
Recours au « logiciel truqué »
Les prémices du dieselgate remontent à 2005. Les ventes de Volkswagen, numéro un allemand du secteur, piétinent aux Etats-Unis et la direction vient de lancer son offensive dite « Opération US-07 » afin de doper ses ventes sur le premier marché automobile mondial. L’ offensive passe par une stratégie marketing vantant les mérites de moteurs « plus propres que propres », grâce à l’introduction de filtres et de catalyseurs pour certains modèles à moteur diesel. Dans les faits, les techniciens du groupe ne parviennent pas à combiner de faibles niveaux de consommation en carburant avec les draconiennes directives américaines sur les émissions autorisées d’oxydes d’azote (NOx), particulièrement nocives pour la santé, le tout à un prix suffisamment attractif pour le consommateur.
Début 2006, VW décide de feinter et programme le logiciel de ses moteurs EA189, le nouveau moteur 2 litres du groupe, de façon à identifier les phases de test de contrôle des émissions. Le fameux « logiciel truqué », au coeur des accusations contre le groupe, commande tout simplement au système antipollution un changement de réglage des émissions en phase de test. Le moteur qui rejette sur route trente-cinq fois plus de NOx que les normes autorisées aux Etats-Unis rentre dans les clous lorsqu’il est testé au garage, comme par miracle. En interne, plusieurs échanges d’e-mails ont été reconstitués, entre les adeptes et les opposants du système de fraude à grande échelle, faisant état de mois de vifs débats entre les ingénieurs du groupe. En octobre 2007, les cadres décident d’adopter le logiciel malgré les risques encourus. Pour leur défense, beaucoup d’entre eux évoqueront une « culture de la peur » au sein du groupe, face à un patron autocratique, Martin Winterkorn, président du directoire jusqu’à sa démission forcée en septembre 2015.
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Les ventes de véhicules à moteurs 2 litres truqués démarrent aux Etats-Unis en 2009. Selon le magazine Der Spiegel, une trentaine de cadres connaissaient depuis des années l’existence du logiciel lorsqu’éclate le scandale, tandis que la direction assure ne rien avoir su de l’affaire. L’ attitude des différents patrons du groupe face au scandale – notamment les 3 100 euros de retraite dorée touchés chaque jour pendant un temps par Martin Winterkorn, qui n’a jamais cessé de nier son implication dans le scandale, ou encore le refus du siège, à Wolfsburg, de publier les résultats d’une enquête interne réalisée par le cabinet Jones Day malgré les pressions des petits actionnaires – a largement contribué à la détérioration de l’image du constructeur. Depuis, cinq managers ont comparu face à la justice allemande. Leur procès pourrait se terminer par un accord à l’amiable avec VW, en vue d’un dédommagement du groupe. Un autre manager a été arrêté lors de ses vacances en Floride et condamné par la justice américaine.
Onze millions d’autos dans le monde
Aux Etats-Unis, les premiers doutes des autorités face aux voitures Volkswagen remontent à 2014. Interrogée, la filiale américaine de VW présente toutes sortes d’explications fantaisistes pour justifier les décalages entre les mesures réalisées sur route et les plaquettes de présentation des véhicules, crée une task force officiellement destinée à éclaircir le mystère, s’enferre dans le déni… Le dieselgate éclate finalement le 18 septembre 2015. En plein salon de Francfort, l’Agence américaine de protection de l’environnement EPA met en cause les moteurs diesel 2 litres du groupe. Le 2 novembre, ce sont les moteurs 3 litres qui sont à leur tour incriminés.
Au total, 583 000 voitures vendues aux Etats-Unis entre 2009 et 2015 sont concernées ; onze millions de véhicules dans le monde. Une cascade de procès est enclenchée. « A ce jour, le scandale a déjà coûté 32 milliards d’euros au groupe. Mais ce n’est pas fini et on s’achemine à mon avis vers les 40 milliards », explique Frank Schwope, analyste spécialiste de l’automobile à la Nord LB. Au-delà, le scandale aura porté ombrage à tout un pan du made in Germany, le secteur automobile et ses 800 000 salariés. D’autres constructeurs, notamment Daimler et dans une moindre mesure BMW, sont également concernés tout comme l’équipementier Bosch. 774 000 Mercedes à moteur diesel ont été rappelées, dont 238 000 en Allemagne. Le constructeur de Stuttgart a déjà signé, en août 2020, un accord d’indemnisation de 2,2 milliards de dollars pour régler à l’amiable une plainte collective déposée par ses clients américains. Mi-juillet, une plainte similaire a été déposée par les consommateurs allemands contre les modèles Mercedes GLC et GLK, équipés d’un moteur OM 651…
« Trompés par Audi »
Tout porte à croire que la filiale Audi du groupe VW a été au coeur du développement de la gigantesque fraude au sein du constructeur aux douze marques. Selon les magistrats chargés de l’enquête en Allemagne, c’est chez Audi qu’ont été conçus et perfectionnés les logiciels capables de tromper les tests techniques. Déjà à l’été 2017, le très charismatique Uwe Hück, alors chef du comité d’entreprise de Porsche (filiale de VW depuis 2009) et à ce titre associé aux décisions stratégiques de l’entreprise, s’en était pris à Audi: « Je ne supporte plus tous ces mensonges, déclarait-il alors au quotidien populaire Bild Zeitung. Je n’accepterai pas que Porsche soit mise en danger par les magouilles d’Audi qui nous a livré ses moteurs malades. Nous nous sentons trompés par Audi. »
Sans le dieselgate, VW n’aurait pas connu un virage vers l’électromobilité aussi rapide.
Dans la galaxie VW, Audi est chargée d’approvisionner les marques du groupe en moteurs. Le constructeur allemand a en effet fondé sa puissance sur le rachat de marques, puis leur intégration aux mêmes plateformes et équipements que celles du groupe, afin d’augmenter la rentabilité. Les moteurs conçus par Audi pour ses Q7 se retrouvent dans les Touareg (VW) ou les Cayenne (Porsche). « Vous prenez une Skoda, une Audi ou une Porsche, et vous retrouvez les mêmes éléments à l’intérieur, rappelle Frank Schwope. Ce modèle de fonctionnement a permis au groupe de considérablement baisser ses coûts et de réaliser de colossales économies d’échelle. Ce système a aussi permis à VW de relativement bien supporter le dieselgate. »
Le pardon des consommateurs
Près de six ans après le scandale, malgré les dizaines de milliards d’indemnités versés, la crise sanitaire et les milliards d’investissements consentis pour développer l’électromobilité, le constructeur allemand se porte bien. Alors que le marché automobile allemand a connu entre janvier et juin 2021 son deuxième plus mauvais semestre depuis la réunification de l ‘Allemagne en 1991 sur fond de pénuries de puces électroniques et de lente reprise postpandémie, VW a vu ses ventes progresser de 23,9% sur un an, et représente 20,8% du marché allemand.
« Les consommateurs, s’étonne Frank Schwope, ont pardonné à VW. Certainement qu’ils se disent en partie que les constructeurs sont tous les mêmes, qu’ils ont tous triché. J’ai tout de même été surpris que VW devienne le premier constructeur mondial devant Toyota peu après le scandale, même si Toyota est depuis repassé en tête. » Une analyse partagée par Jürgen Pieper, analyste chez Bankhaus Metzler. « Finalement, les gens s’intéressent peu aux répercussions de leurs véhicules sur l’environnement. Ce qu’ils veulent, ce sont des voitures qui coûtent entre 30 000 et 50 000 euros et vont durer au moins dix ans. Les consommateurs auraient bien continué avec les moteurs diesel. »
De fait, l’une des conséquences de l’affaire des moteurs diesel truqués aura été de favoriser le développement de l’électromobilité. Le scandale a sonné le glas du diesel dans le pays qui l’a inventé, et a accéléré le recul des ventes au profit des moteurs à essence. Un peu partout à travers le pays, les municipalités ont adopté des mesures interdisant aux véhicules à moteur diesel de circuler dans les centres-villes, comme à Hambourg, Stuttgart, Berlin, Francfort ou Cologne.
Premier constructeur européen à se lancer dans l’aventure de l’électromobilité, VW a décidé dès 2019 de mobiliser un milliard d’euros pour créer une usine de batteries électriques à Salzgitter, près de son site historique de Wolfsburg. « Sans le dieselgate, VW n’aurait pas connu un virage vers l’électromobilité aussi rapide », estime Stefan Bratzel, le directeur du Center of Automotive Management (CAM). En juin dernier, les ventes de voitures électriques ont bondi en Allemagne de 311,6%, sous l’effet des aides de l’Etat, et représentaient 12,2% des nouvelles immatriculations. Le ministre de l’Economie Peter Altmaier réalisait avec quelques mois de retard son pari de voir rouler sur les routes d’Allemagne un million de véhicules électriques fin 2020.
Moteurs diesel interdits
« Le scandale a contribué au changement des mentalités, confirme Jens Müller, coordinateur qualité de l’air au sein de l’ONG Transport et Environnement à Bruxelles. Il a placé la question de la pollution de l’air au centre du débat sur la mobilité. Le scandale a eu de nombreuses implications que VW n’aurait pas anticipées, par exemple l’interdiction des moteurs diesel dans les centres-villes. VW a accéléré les choses sans le vouloir! » Aujourd’hui, les ventes de véhicules à moteur diesel ont chuté à moins de 30% des ventes, un seuil historique depuis 2000 et l’essor du diesel. Et aux Etats-Unis, VW est devenu un acteur leader sur le marché dans le secteur des bornes de rechargement des véhicules électriques, conformément à un engagement pris face aux autorités américaines pour se sortir de l’ornière du dieselgate.
Et Angela Merkel dans ce scandale? « Les politiques allemands ont une responsabilité dans cette affaire, souligne Jürgen Pieper. Les autorités n’ont pas défini un cadre assez clair pour les émissions. Les entreprises sont comme les humains. Là où il y a un vide, elles s’y engouffrent si ça va dans le sens de leurs intérêts. Angela Merkel s’est peu intéressée à la question du diesel. Les constructeurs ne la considèrent pas comme une « chancelière de l’automobile », contrairement à ses prédécesseurs.
« Le dieselgate aura certainement été un point noir dans ses mandats en matière de politique industrielle. Elle n’a pas fait assez au moment où il aurait fallu mettre de l’ordre dans l’industrie pour la protéger face à elle-même », juge pour sa part Jens Müller. Et de critiquer notamment le rôle de Berlin, au début du scandale, qui a freiné les possibilités pour les consommateurs européens non allemands de défendre leurs intérêts, notamment ceux d’Europe de l’Est. « Au début de ses mandats, Angela Merkel a été perçue comme une chancelière verte, conclut Jens Müller. Mais ça n’est pas le cas si on dresse un bilan de sa politique industrielle du pays. »
La semaine prochaine pour notre cinquième épisode de « L’Allemagne après Merkel », Le Vif abordera le sujet suivant: Chemnitz, épicentre de la résurgence de l’extrême droite.
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