Le métissage, modèle de cohabitation, fait-il peur aux responsables de partis d’extrême droite? © Getty Images

Enquête sur les métis en France: l’amour ne suffit pas pour contrer le racisme

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Après avoir été célébré, le métissage est exposé à la suspicion par la popularisation du discours d’extrême droite. Pourtant, le mythe métis subsiste, selon la sociologue Solène Brun.

En France, le métissage fait l’objet d’une véritable obsession, entre haine raciste animée par la peur d’attenter à la «pureté de la race», qui trouve ses racines dans la colonisation, et discours bienheureux qui le pare de la faculté de faire advenir une société postraciale, débarrassée du racisme. Chargée de recherche au CNRS, la sociologue Solène Brun enquête depuis plusieurs années sur la réalité quotidienne du métissage à travers, notamment, des entretiens avec des couples mixtes et leurs enfants. Derrière le mythe métis (1) est le fruit, passionnant, de ce travail. Elle analyse les enjeux sociétaux et politiques de cette question.

La question du métissage naît-elle avec la colonisation, avec la confrontation de populations blanches et non blanches?

Si on considère le métissage dans sa définition première de «mélange des races», oui. Un grand moment de la mise en contact de populations blanches et non blanches, notamment par la violence, est effectivement la colonisation. Mais il existe plusieurs acceptions au terme «métissage». Il est aussi utilisé pour désigner ce qui relève de mélanges plus culturels.

Vous expliquez qu’au moment de la colonisation, selon les pays et les époques, le métissage est vu tantôt comme un moyen d’assimiler les colonisés, tantôt comme un risque d’ensauvagement des colons. Est-ce la vision d’une «menace sur les colons» qui prendra le dessus?

Oui, sachant que ces deux dimensions sont très étroitement articulées. La première suggère que l’on va peut-être pouvoir améliorer les populations autochtones en les mélangeant aux Européens. Mais c’est effectivement la seconde qui prendra le dessus, la hantise du mélange qui est un obstacle au déploiement de l’ordre colonial, conçu aussi comme un ordre racial. L’obsession de la préservation de la pureté, de la transmission du sang, s’accommode mal du mélange.

L’ordre racial est-il souvent rappelé par le regard des autres?

L’assignation par autrui est déterminante parce qu’elle oriente les expériences sociales que les uns et les autres vivront. Vous pouvez ne pas vous définir comme noir. Mais si tout le monde vous considère comme tel et se comporte envers vous en tant que tel, cela aura de puissants effets, y compris, d’ailleurs, sur votre manière, finalement, de vous identifier vous-même.

Que dit de la société la question «De quelle origine êtes-vous ?», souvent adressée aux personnes métisses?

Etre soumis à cette question n’est pas propre aux descendants de couple mixte. Elle est posée à l’ensemble des personnes identifiées comme non blanches dans nos sociétés. Dans les entretiens que j’ai menés, cette problématique est très fortement présente. Mais tous n’y réagissent pas de la même manière, tous ne la considèrent pas comme un affront, comme une microagression. Les différences dans les réactions s’expliquent notamment par un effet de générations. Parmi les participants à mon enquête, ce sont les personnes issues des plus jeunes générations qui vivent le plus mal l’exposition à cette question qui est, de fait, un renvoi à l’altérité. Les plus âgés sont plus accommodants et la considèrent, d’une certaine façon, logique. Un autre élément entre en jeu pour expliquer la différence de réaction. Plus la personne a été confrontée à une expérience de racisme, moins elle supportera ce type de questionnement.

Parmi les participants à votre enquête, la tendance majoritaire est-elle de prévenir les enfants des dangers éventuels qu’ils encourent en matière de racisme?

Non, la tendance majoritaire est de ne pas trop en parler. Soit parce que les parents n’ont pas anticipé cette question, soit parce qu’ils espèrent que ne pas y accorder trop d’importance contribuera à réduire l’impact de la problématique du racisme sur la vie de leurs enfants. Dans ce cas aussi, c’est parmi les plus jeunes parents que le discours à ce sujet auprès de leurs enfants est le plus explicite, parce qu’on est dans une époque où cette question est davantage discutée et débattue que cela ne l’était entre les années 1960 et 1990.

«Opposer l’amour au racisme, c’est oublier que le racisme n’est pas que de la haine, c’est essentiellement de la domination.»

«Ne pas voir la race» peut-il être une solution au racisme?

Les différences physiques entre les humains sont patentes. La question est de savoir si elles sont investies ou non d’une signification sociale: dans la vie, les autres feront-ils des distinctions en raison de ce qui a été appelé la race et quels effets cela aura-t-il? Bien sûr que la race n’existe pas d’un point de vue biologique. Mais le dire ne règle pas tout. Qu’il faudrait ne pas voir la race est brandi comme une valeur incantatoire. Ce que la sociologie montre de façon très claire, c’est que des gens la voient puisqu’on observe des inégalités à l’emploi, au logement, etc. La négation de la race risque de ne pas être suffisante pour lutter contre les inégalités, réelles.

Quelle est l’importance du choix du prénom pour les couples mixtes?

Le prénom est un énorme marqueur de racialisation. En France, on a souvent tendance à dire que race et couleur, c’est à peu près la même chose. Mais quelle est la couleur, par exemple, des Arabes? Il y a une telle diversité de traits physiques qu’on serait bien en peine de les décrire réellement. Par conséquent, les principaux marqueurs de racialisation des populations désignées comme arabes dans nos sociétés sont le prénom et le patronyme. Selon qu’elle s’appelle Amélie ou Fatima, une même personne pourra être perçue tout à fait différemment au quotidien, qui plus est si vous ajoutez le patronyme. Marqueur de race, de genre, le prénom est aussi un indicateur de la volonté de transmission des parents, et de la manière dont ils souhaitent marquer les appartenances. Les parents de couple mixte sont soumis à des injonctions en partie contradictoires, entre la volonté d’assimilation et la préservation de «l’héritage minoritaire»… C’est pour cela aussi que les prénoms sont intéressants. Souvent, dans les couples mixtes, le deuxième ou le troisième prénom peut inscrire l’enfant dans «la lignée minoritaire». Certains parents racontent qu’ils auraient aimé donner un prénom de leur «origine minoritaire» à leurs enfants mais qu’un prénom trop marqué racialement aurait pu aussi constituer un handicap pour eux sur le marché de l’emploi.

Solène Brun, sociologue. © CHARLOTTE KREBS

La transmission de la culture du pays d’origine du «parent minoritaire» compense-t-elle la prédominance de l’environnement du «parent majoritaire»?

Les négociations sur ce sujet sont différentes selon les couples. Les «héritages minoritaires» ne sont pas présents de la même manière dans chaque couple, ne serait-ce que parce que les liens à la migration ne sont pas les mêmes. Les immigrés de la première génération ont eu un autre rapport à la transmission que leurs descendants. Ceux-ci n’ont pas connu de pays autre que la France. Ils n’ont pas grand-chose à transmettre, et passeront par les grands-parents pour la transmission de l’héritage culturel du pays d’origine. Les transmissions diffèrent aussi selon les pays d’origine, mais aussi selon la classe sociale. Dans le livre, j’évoque l’exemple de cette mère qui a tenu à apprendre le farsi à sa fille. La directrice de l’école de l’enfant l’a convoquée un jour pour lui dire qu’elle pensait que c’était une mauvaise idée et que cela nuirait à la scolarité de sa fille… Pour résister à une injonction de ce type, il faut avoir un certain capital culturel et une confiance certaine en celui-ci. Selon les données dont on dispose en France, on observe que les transmissions de la langue du «parent minoritaire» s’opèrent de manière la plus forte aux deux pôles de la stratification socioéconomique, dans les classes populaires et dans les classes supérieures dotées d’un solide capital culturel.

«Il existe une forme de normalité du métissage, il y a de plus en plus de couples mixtes.»

Est-on passé d’une vision idyllique du métissage comme modèle de coexistence à un regard soupçonneux du fait de l’imprégnation des discours de l’extrême droite dans la société?

Comparé aux couples mixtes et à leurs descendants, ce n’est pas tout à fait ce que montre le terrain. Les gens ne sont plus pris à partie parce qu’ils sont en couple mixte. Dans les données de la statistique publique, on observe que le nombre de couples mixtes augmente, consacrant une relative banalisation. En revanche, dans le discours public, oui, on observe cette évolution. Dans les années 1980-1990, on était en France dans une période très célébratoire du métissage, pensé comme un horizon politique. Aujourd’hui, on en est revenu. Les vieilles hantises du métissage ont repris le dessus puisque la thèse du «grand remplacement» – l’idée que «les hordes de migrants», notamment musulmans, seront tellement nombreuses que le stock de la population dite autochtone européenne ne pourra pas les absorber – est littéralement une peur du métissage.

Ce discours ne peut-il tout de même pas avoir des conséquences sur la vie quotidienne des métis?

Bien sûr, il augmente l’inquiétude de toutes les personnes considérées comme étrangères au groupe autochtone blanc européen, y compris celles, blanches, qui sont en couple mixte. Je l’ai perçu dans les entretiens que j’ai menés. Elles expriment une crainte croissante à propos des effets du racisme. Celle-ci est plus vive chez les plus jeunes parents que chez ceux qui ont eu des enfants dans les années 1970-1980. Même si le niveau des crimes racistes était très élevé à l’époque.

Le « mythe métis » existe-t-il encore aujourd’hui, ou le métissage est-il rentré dans la normalité?

Les deux coexistent. Il existe bien une forme de normalité du métissage, ne serait-ce que parce que démographiquement, il y a de plus en plus de couples mixtes. Une des mères que j’interroge, en couple mixte dans les années 1960, raconte à quel point il s’agissait d’un objet de curiosité à cette époque. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. En revanche, le mythe du «métissage heureux comme moyen de dépasser le racisme», à mon avis, n’a pas disparu, et notamment à gauche du spectre politique. On l’a vu lors de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, le leader de La France insoumise, qui reprenait le terme de «créolisation» emprunté à Edouard Glissant. Dans la manière dont il l’utilisait pour répondre, par exemple, à Eric Zemmour, la créolisation était synonyme de métissage. L’idée que c’est par le mélange et par l’amour que la société pourra faire face au racisme, qui participe de ce que j’appelle le «mythe métis», n’a pas disparu.

En soi, le métissage ne suffit pas pour contrer le racisme?

Non. Opposer l’amour au racisme, pensé comme haine, c’est oublier que le racisme n’est pas que de la haine, c’est essentiellement de la domination. Or, l’amour cohabite très bien avec la domination. La question en jeu est plus celle de l’égalité que celle de l’amour, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Dès lors, cela amène à penser à la lutte pour l’égalité plutôt qu’à la victoire sur le racisme par l’amour et le simple métissage.

(1) Derrière le mythe métis. Enquête sur les couples mixtes et leurs descendants en France, par Solène Brun, La Découverte, 336 p.

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