Jean Baudrillard © Dino

« Aujourd’hui, l’homme est seul dans un enfer insignifiant de consommation continue »

Hans Wetzels
Hans Wetzels Journaliste free-lance pour Knack

Les fake news, Disneyland et le commerce électronique d’actions. Selon la philosophie désenchantée de Jean Baudrillard (1929-2007), ce sont là les conséquences d’une culture de consommation à laquelle il est impossible d’échapper.

Nous sommes à l’été 2018. Je fais du vélo de location dans les sentiers étroits de l’état libre de Christiania, à Copenhague. Il y a près de cinquante ans, un groupe de rebelles hippies y squattait une base navale abandonnée pour libérer l’homme des griffes du « système ». Pendant des années, on a construit, on fait la fête, on s’est réuni et on a vécu à Christiania. Mais l’idylle a été dépassée par la réalité. Depuis, la rue principale est connue pour ses trafics de drogue. Les touristes y font des selfies sous la porte emblématique et y achètent des souvenirs.

La disneyfication de Christiania est complète, aurait pensé le philosophe français Jean Baudrillard, mort en 2007. Dans le monde disneyfié dépeint par le Français, la réalité a été remplacée par une série infinie de symboles, de publicités, d’aimants de réfrigérateur et de photographies Instagram. Pour lui, l’homme moderne a assassiné la réalité et cela risquait de lui coûter cher.

Une réalité symbolique

Jean Baudrillard est né en 1929 à Reims. Il a étudié à la Sorbonne à Paris, enseigné l’allemand, débattu avec des superstars intellectuelles telles que Michel Foucault et provoqué le public français en affirmant que la guerre du Golfe n’avait jamais eu lieu. Son appartement parisien était rempli de téléviseurs pour garder un oeil sur un monde dans lequel il avait perdu tout espoir.

Selon lui, le monde ne peut être compris que comme une infinité de signes et de symboles. Dans cette réalité symbolique, les ustensiles deviennent des objets de prestige et les lieux authentiques comme Christiania deviennent partie intégrante d’une économie de consommation détraquée. « Disneyland est là pour cacher que c’est le pays ‘réel’ (NLDR : l’Amérique) qui est Disneyland », écrit le philosophe en 1981 dans « Simulacre et Simulations ». « Tout Los Angeles et l’Amérique qui l’entoure ne sont déjà plus réels, mais de l’ordre de l’hyperréel et de la simulation », ajoute-t-il.

Dans cette hyperréalité, l’homme moderne vit dans la solitude et l’insignifiance, pensait-il. Même les frontières entre le marketing, la propagande et l’idéologie avaient été effacées pour Baudrillard, me raconte Christoph Raetzsch, chercheur en médias, entre deux tasses de café. L’Allemand a beaucoup écrit sur les réflexions, à première vue, souvent étranges et abstraites de Jean Baudrillard. Nous nous rencontrons au musée Ramones dans l’ancien Berlin-Est. Raetzsch : « Baudrillard pose la question de savoir comment la généalogie du capitalisme est liée à ce qu’il appelle la disparition de la réalité, surtout dans son oeuvre ancienne. Il veut montrer que nous ne pouvons plus échapper au système dans lequel nous vivons. Cette économie de consommation peut être vue à son paroxysme dans des endroits comme Christiania, que nous consommons aujourd’hui comme un symbole ».

Objets

Mais l’hyperréalité a aussi de graves conséquences politiques selon Raetzsch. La folie du marché immobilier, un secteur financier détraqué, un commerce électronique incontrôlé des actions, l’ascension fulgurante de Donald Trump en tant que superstar politique ou l’incapacité à faire face à la crise climatique en sont autant de conséquences : « Dans son livre ‘Le miroir de la production’ de 1973 Baudrillard présente la terre comme la toile blanche où le capitalisme crée de la valeur. Parce que la nature ne fait pas partie de la valeur symbolique que nous consommons, il est difficile de s’attaquer aux problèmes climatiques. Nous devons consommer pour faire tourner le système et c’est ainsi que nous détruisons le monde ».

Jean Baudrillard a publié sa première thèse en 1968. Dans « Le Système des Objets », il classe la culture de masse alors émergente qui, selon lui, est au coeur du capitalisme postmoderne. Contrairement à Karl Marx, sa source d’inspiration intellectuelle, Baudrillard ne croit pas du tout que les relations économiques de production déterminent la place du pouvoir dans la société. Sans consommation de masse, l’ensemble du système économique s’effondrerait comme un château de cartes.

À l’instar du philosophe allemand Walter Benjamin, Baudrillard considère la production de masse au début du XXe siècle comme un point de rupture dans l’histoire du capitalisme. La prospérité accrue a peut-être élevé le travailleur au rang de classe moyenne, mais il fallait encore vendre le flux sans fin et presque uniforme de voitures, de gadgets, de réfrigérateurs et d’oeuvres d’art. Les médias de masse tels que la télévision et plus tard l’Internet ont joué un rôle crucial à cet égard. Cette « hystérie de la production et de la reproduction » crée ce que Baudrillard en est venu à appeler « l’hyperréalité » : un flot infini de signes, logos, publicités et autres symboles. Les chaussures de sport sont synonymes de Nike, les hamburgers sont devenus McDonald’s et les politiciens sont plus obsédés par leur image que par la politique. Les consommateurs modernes s’envolent vers des endroits qu’ils connaissent depuis longtemps grâce aux photos sur Internet.

Dans l’hyperréalité de Baudrillard, plus rien n’est unique et il n’y a plus de place pour des expériences authentiques. L’homme moderne se trouve ainsi face à une illusion de liberté de choix. Alors qu’en réalité chaque choix fait confirme le système de consommation, le théoricien politique Andrew Robinson écrit à propos de Baudrillard dans British Ceasefire Magazine :  » L’effet final est la destruction totale du sens. Selon Baudrillard, les publicités font la promotion de l’ensemble du système social, et pas seulement d’un produit spécifique. Les publicités nous vendent notre mode de vie ».

Pouvoir

Au début des années 1990, Baudrillard publie sa série d’essais controversée « La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu » dans le journal français Libération. Il y affirme que la première guerre du Golfe qui venait de commencer est en fait une fiction. Il transforme le philosophe jusqu’ici relativement inconnu en personnalité médiatique. Selon lui, la guerre au Koweït est présentée comme un jeu vidéo : armes de pointe, explosions spectaculaires et mises à jour en direct. Mais la réalité sanglante de la guerre manque.

Elle conduit Baudrillard à la conclusion qu’on a vendu une version fictive de la guerre au public. Selon Robinson, il s’agit là d’une conséquence logique de l’hyperréalité à laquelle la politique est également soumise : « Tout le système est basé sur la reproduction de la valeur symbolique. La politique et l’économie ont fusionné et ne sont plus que les extensions d’un même système qui ne peut plus se référer à autre chose qu’à lui-même. Les alternatives n’existent plus, la machine ne fait que fonctionner. Dans ce contexte, les politiciens ne sont rien de plus que les mannequins d’un pouvoir qui, en réalité, se trouve ailleurs. »

Selon Baudrillard, le pouvoir, la politique et la démocratie elle-même ont été entraînés dans l’hyperréalité. « Complètement déconnecté de sa dimension politique, le pouvoir, comme tout autre produit, devient dépendant de la production et de la consommation « , écrivait le Français au début des années 1980. « L’étincelle disparaît et il ne reste que la fiction de ce qui était autrefois un univers politique. »

Cet univers politique semble subir une pression croissante aux États-Unis et dans l’Union européenne en 2018. Pour les politiciens, cependant, dans l’hyperréalité, il est crucial de continuer à créer l’illusion qu’ils ont le contrôle, explique Raetzsch : « Ce que Baudrillard formule en réalité est une critique radicale de la démocratie. Dans l’hyperréalité, le pouvoir n’appartient plus aux politiciens, mais à la circulation mondiale du capital et des symboles. Néanmoins, les politiciens doivent encore faire semblant d’avoir du pouvoir. Sinon, tout le système va s’effondrer. La politique dans l’hyperréalité est devenue une simulation d’elle-même et les électeurs le ressentent. »

Orgie

Raetzsch partage son temps entre le Danemark, les Pays-Bas et Berlin. Les provocations philosophiques de Jean Baudrillard sont fascinantes, mais pas toujours tout à fait correctes à son avis : « Il essaie de construire une structure théorique autour de son propre droit. Comme la plupart des philosophes français, il prend une pincée de marxisme, un peu de psychanalyse, un peu de sémiotique et mélange le tout. Ce qu’il ne fait pas, cependant, c’est expliquer les arguments ou proposer des solutions. »

Selon Baudrillard, la vie au 21e siècle est une vie « après l’orgie ». Tout est possible, tout est permis, et tous les tabous sont brisés – mais l’homme est resté seul dans un enfer insignifiant de consommation continue. C’est précisément ce fatalisme qui dérange Raetzsch: « Pour Baudrillard, tout est information et tout le monde est toujours manipulé. Selon lui, les visiteurs de Christiania sont tous des consommateurs sans volonté. Il ne s’intéresse pas à la façon dont les gens interprètent l’information. Bien sûr, Christiania est devenu une sorte de Disneyland. Mais c’est aussi un lieu concret où les gens vivent et travaillent. »

Raetzsch allume une cigarette. Nous sommes assis sur le trottoir devant le musée des Ramones. Ce n’est pas non plus un hasard : même les légendaires Ramones sont devenus un symbole. Mais tout Berlin est plein de symboles, de réalités superposées, de messages cachés et de dynamiques, souligne Raetzsch. « Bien sûr, Jean Baudrillard a raison lorsqu’il dit que le système de consommation est omniprésent et qu’il cache aux gens la place du pouvoir dans la société. Il explique en termes très complexes que le consumérisme a soumis la démocratie aux normes du marché. C’est très utile pour comprendre ce qui se passe politiquement en 2018. Mais il oublie des choses. Les gens n’interagissent pas seulement avec les symboles, mais aussi entre eux. Vous pouvez déguster un cocktail à Christiania et poster une photo sur Instagram. Mais vous pouvez aussi être inspiré et vous révolter contre le système. »

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