Derrière Kemal Kiliçdaroglu se profilent les maires d’Ankara, Mansur Yavas, et d’Istanbul, Ekrem Imamoglu. © getty images

Elections en Turquie : la politique étrangère, un atout pour Erdogan?

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

La politique d’équidistance de Recep Tayyip Erdogan dans le conflit russo-ukrainien fait consensus en Turquie. Quelles conséquences sur le scrutin présidentiel?  L’analyse de Dorothée Schmid (Ifri), autrice de La Turquie en 100 questions.

Cruciales pour l’avenir de la Turquie (et celui d’Erdogan), les législatives et présidentielles du 14 mai sont qualifiées d’élections « les plus importantes de l’histoire du pays ». Aux enjeux politiques, diplomatiques, socio-économiques et religieux s’ajoutent une dimension symbolique : les scrutins se tiennent l’année du centenaire de la fondation de la République turque. Surtout, ces « élections du siècle » pourraient marquer la fin de l’ère Recep Tayyip Erdogan, qui a profondément transformé le pays. Quelles conséquences aurait une victoire de l’opposition sur l’économie et la politique étrangère turques ? L’avis de Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l’Institut français des relations internationales (Ifri), et autrice de La Turquie en 100 questions. La Puissance selon Erdogan (1).

La page Erdogan est-elle en train de se tourner avec les élections en Turquie ?

Recep Tayyip Erdogan est le maître incontesté du jeu politique turc depuis vingt ans, mais sa majorité s’est effilochée et sa popularité souffre de son autoritarisme et de l’usure du pouvoir. La classe moyenne lui reproche son incapacité à sortir le pays de la crise économique, qui se traduit par une érosion dramatique du pouvoir d’achat. Sa gestion du tremblement de terre du 6 février est jugée catastrophique. Les deux séismes, qui ont fait plus de 50 000 morts, ont mis en lumière les négligences dans le secteur de la construction et les liens étroits entre le milieu du BTP et le parti d’Erdogan. L’AKP s’était érigé en 2002-2003 en fer de lance de la lutte anti-corruption, mais le parti islamo-conservateur est éclaboussé depuis une dizaine d’années par une succession de scandales financiers. Parti « attrape-tout » qui attirait bien au-delà des milieux conservateurs islamistes, il s’est transformé en une machine à réprimer sous pilotage automatique.

Que penser des derniers sondages, qui donnent Recep Tayyip Erdogan perdant des élections en Turquie ?

Il faut se méfier des instituts de sondage turcs, politisés et polarisés. L’impression qui prévaut est le flottement d’une grande partie de l’électorat. Le chaos après le tremblement de terre a fait croire que le régime était au bord de l’effondrement, que le point de bascule était atteint, mais le drame est déjà oublié à Istanbul et Ankara. La société turque est de plus en plus éclatée. La mobilisation de 2013 pour la défense du parc de Gezi, à Istanbul, a révélé les aspirations libérales de la jeunesse urbaine. La jeune génération qui va voter pour la première fois cette année rêve de changement. Depuis 2021, les associations féministes protestent contre le retrait de la Turquie de la convention d’Istanbul sur la prévention des violences faites aux femmes. De leur côté, les Kurdes, qui représentent 15 à 20 % de la population, restent discriminés, sans solution politique en vue. Dans ces conditions, les élections sont un test démocratique délicat.

A bout de souffle, Erdogan pourrait-il néanmoins garder les rênes de la Turquie après ces élections?

Ce n’est pas exclu. Aux yeux de nombreux Turcs, il incarne la continuité et l’ordre. La Turquie a connu des périodes de grande instabilité politique. L’électorat turc vieillissant garde un mauvais souvenir des coalitions bigarrées et peu fonctionnelles du passé, balayées par des coups d’Etat militaires en 1960, 1971 et 1980. Même si elle gagne les prochaines élections, l’opposition actuelle peinera à maintenir sa cohésion au lendemain des législatives. Le seul point commun des six composantes de l’Alliance de la nation est leur slogan «Tout sauf Erdogan» et leur volonté de mettre un terme au système présidentialiste instauré par le chef de l’Etat, qui a supprimé le poste de Premier ministre en 2017. La deuxième force politique de cette «Table des six» est une formation nationaliste, le Bon Parti, dont la présidente, Meral Aksener, a déploré le choix de Kemal Kiliçdaroglu comme candidat unique de l’Alliance de la nation. Le président du CHP, le Parti républicain du peuple (NDLR: la formation de centre gauche créée par Atatürk, fondateur de la République), ancien haut fonctionnaire âgé de 74 ans, n’était pas considéré par Erdogan comme un rival sérieux. Le président sortant craignait surtout une candidature du maire CHP d’Istanbul, le très populaire et ambitieux Ekrem Imamoglu. Mais ce dernier a été condamné par la justice turque en décembre et est privé d’éligibilité.

Dorothée Schmid «La crise en Ukraine donne à la Turquie des leviers: il est crucial pour l’Otan de ne pas s’aliéner Ankara.

Kemal Kiliçdaroglu a brisé un tabou en confessant, le 19 avril, son appartenance à la minorité alévie, une branche de l’islam chiite. Peinera-t-il à convaincre les électeurs sunnites conservateurs?

L’image est forte: un président islamiste conservateur, Erdogan, affronte dans les urnes un membre de la communauté des Alévis, branche musulmane hétérodoxe dont on parle peu dans le pays, mais qui représente tout de même plus de 15% de la population du pays. En Turquie, la minorité alévie a été victime de discriminations et de massacres par le passé et reste considérée comme hérétique par certains sunnites rigoristes. Toutefois, l’AKP, le parti présidentiel, a, au début du règne d’Erdogan, accepté l’affirmation des identités ethniques et religieuses. La promotion de l’identité islamique a paradoxalement permis de révéler la diversité sociale turque. Par la suite, le virage autoritaire et nationaliste d’Erdogan, allié depuis les élections de 2018 avec l’extrême droite MHP, a conduit l’AKP à renouer avec la «synthèse turco-islamique», qui place l’islam sunnite et la turcité au cœur de la vie politique turque. Cette «synthèse» exclut de toutes négociations de larges minorités, dont les Alévis et les Kurdes.

Dorothée Schmid
Dorothée Schmid © National

Vous revenez d’Istanbul. Quel regard portez-vous sur cette fin de campagne électorale ?

Le nationalisme et la religion imprègnent tout l’échiquier politique turc. Il y a des partis ultra-nationalistes à la fois dans le camp du président sortant et au sein de l’opposition. Le CHP, le Parti républicain du peuple, principal parti d’opposition, cherche à attirer une partie de l’électorat islamo-conservateur en mettant sur ses listes des femmes voilées, tandis que l’AKP, le parti islamiste d’Erdogan, fait exactement l’inverse: il place sur les siennes des femmes non voilées pour faire croire qu’il est devenu moderne. Un étonnant chassé-croisé!

Le 25 avril, en pleine interview, Recep Tayyip Erdogan a fait un malaise. Que sait-on de l’état de santé du président, à l’approche des élections en Turquie ?

Son entourage a prétexté une grippe intestinale. Pendant quatre jours, Erdogan ne s’est plus exprimé que par visioconférence, ce qui a suscité des interrogations. Il a l’air épuisé. Sa santé a déjà alimenté les spéculations fin 2021, après une opération du côlon. Des rumeurs de cancer ont circulé à l’époque. A 69 ans, il est fragilisé à la fois politiquement et physiquement, ce qui est nouveau. Jusqu’ici, à chaque élection ou référendum, il s’est mis en avant, fort de son charisme et de sa forme physique. Animal politique, il enchaîne les meetings. Il peut en faire trois par jour dans des villes différentes. Pourtant, certains indices révèlent une cassure. D’habitude, le portrait en plan buste d’Erdogan est omniprésent sur les panneaux géants au bord des routes. Cette fois, l’AKP ne mise plus tellement sur sa personne pour attirer les suffrages. A l’inverse, les affiches de l’opposition mettent en évidence ses leaders, Kemal Kiliçdaroglu, entouré par les maires d’Istanbul et d’Ankara. La dynamique politique semble avoir changé de camp.

L’opposition a fait beaucoup de promesses sociales. Si elle arrive au pouvoir, ne risque-t-elle pas de décevoir?

C’est d’autant plus vrai que les réformes socioéconomiques s’annoncent douloureuses en Turquie. Des mesures d’austérité devront être adoptées très rapidement. L’opposition portera le poids politique de la crise, alors que celle-ci résulte d’une gouvernance économique erratique du régime actuel. Les partis d’opposition n’ont pas de recette miracle. Ils peuvent seulement espérer, après avoir stabilisé l’environnement des affaires, un retour des investisseurs occidentaux, majoritairement européens. Ce regain de confiance donnerait un ballon d’oxygène à l’économie turque. Dans l’immédiat, le pays récupère une cagnotte grâce aux flux d’aide versés par les donateurs internationaux après les tremblements de terre. Le rapprochement avec les pays du Golfe et l’évitement des sanctions contre la Russie semblent davantage dictés par les besoins de l’Etat en trésorerie que par le souci des équilibres internationaux.

En juillet 2022, un accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes était conclu sous l’égide du président Erdogan.
En juillet 2022, un accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes était conclu sous l’égide du président Erdogan. © GETTY IMAGES

La politique étrangère d’Erdogan fait consensus en Turquie. Comment expliquer cette unanimité?

La Turquie est devenue ces dernières années un acteur majeur au Moyen-Orient et la puissance militaire la plus efficace de la région. Ses zones d’influence se sont considérablement élargies et elle a multiplié ses partenariats économiques. L’intervention de l’armée turque dans les conflits syrien et libyen a compliqué les relations d’Ankara avec les monarchies arabes du Golfe. Mais la Turquie s’est réconciliée avec l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. Elle reste très proche du Qatar, qui se distingue comme elle sur la scène internationale par sa diplomatie de médiation. En revanche, les rapports sont plus délicats avec l’Iran, l’autre puissance régionale partenaire de la Russie, et avec l’Egypte du maréchal Sissi. L’empreinte turque est aussi impressionnante en Afrique. Ankara a ouvert des dizaines d’ambassades sur le continent, qui gèrent des coopérations multisectorielles. L’offre turque est d’abord éco- nomique et concurrence les Chinois sur ce terrain. Mais le positionnement est aussi politique et stratégique, à travers des accords militaires.

Rien ne changera en politique étrangère en cas de défaite d’Erdogan lors des élections en Turquie?

Des opposants me disent que la seule mesure positive de Recep Tayyip Erdogan en vingt ans de règne est sa décision de ne pas prendre parti dans le conflit russo-ukrainien. Dès le début de la guerre, l’opinion publique turque s’est prononcée pour la neutralité du pays. Le président a dû en tenir compte. Erdogan a cultivé une équidistance efficace entre belligérants. Elle lui permet d’imposer ses conditions à l’Otan sur d’autres dossiers, de cultiver une image de faiseur de paix et de renforcer la relation économique avec la Russie, qui accorde à Ankara des délais de paiement pour la fourniture de gaz russe. Le gouvernement turc a condamné l’atteinte à la souveraineté territoriale de l’Ukraine et a livré des drones à Kiev, mais la Turquie ne s’est pas rangée aux côtés des Occidentaux et a fait savoir qu’elle n’appliquerait pas les sanctions imposées à la Russie. Washington et les chancelleries européennes s’inquiètent du contournement quasi institutionnalisé des sanctions. Mais la crise donne à la Turquie des leviers: il est crucial pour l’Otan de ne pas s’aliéner Ankara, qui fait face à la Russie en mer Noire, dans le Caucase et au-delà.

(1) La Turquie en 100 questions. La puissance opportuniste, par Dorothée Schmid, Tallandier, 320 p.
(1) La Turquie en 100 questions. La puissance opportuniste, par Dorothée Schmid, Tallandier, 320 p. © National

Une défaite d’Erdogan lors des élections en Turquie se traduirait-elle par un rapprochement entre la Turquie et l’Union européenne?

Les relations entre la Turquie et l’Europe sont compliquées. En toile de fond : le réveil de contentieux historiques. La pression monte depuis l’accord sur les réfugiés syriens de 2016, qui a permis de fixer une partie des migrants en Turquie en échange d’une aide financière substantielle. Ce deal a fait d’Ankara un associé incontournable mais instable et de plus en plus agressif aux frontières. Malgré ses avancées stratégiques et son opportunisme efficace, la Turquie reste un acteur à part, arc-bouté sur la défense d’intérêts nationaux. L’emprise sur la partie nord de Chypre, la querelle égéenne avec les Grecs, la lutte contre le PKK élargie à la Syrie et à l’Irak, le déni permanent du génocide arménien sont autant de dossiers que l’alliance entre l’AKP et les nationalistes a achevé de figer. Ces crispations amènent souvent la Turquie au bord de l’isolement.

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