Comment une Tibétaine accusée d’espionnage au profit de la Chine a pu rester en Belgique
Selon la Sûreté de l’Etat, «Amala» est une espionne pour le compte de la Chine. Selon la justice, les preuves ne sont pas suffisantes. Qui a raison?
Parcourir plusieurs rapports annuels de la Sûreté de l’Etat, c’est découvrir des chapitres entiers consacrés au «vaste réseau d’organes de renseignement» que la Chine déploie dans notre pays. Y sont également énumérées quelques cibles traditionnelles des services de renseignement chinois, à savoir «les mouvements indépendantistes tibétain, ouïgour et taïwanais, les partisans du mouvement Falun Gong et les représentants des courants démocratiques».
Une « menace » pour la Chine
L’affaire relatée ici concerne l’une d’elles: l’intérêt de la Chine pour la communauté tibétaine en Belgique, qui comprend environ sept mille membres. La grande majorité d’entre eux ont fui le Tibet, une région autonome de la Chine.
L’information obtenue est utilisée pour intimider les familles des Tibétains.
Si Pékin considère le Tibet comme faisant partie de son empire historique, de nombreux Tibétains estiment qu’il a été illégalement annexé en 1951 et plaident pour davantage d’autonomie, voire l’indépendance. Le gouvernement chinois voit le mouvement indépendantiste tibétain comme une menace pour la stabilité du pays.
Des sources crédibles
Retour en arrière. Avril 2018. La justice suédoise décide de poursuivre un réfugié tibétain pour suspicion d’espionnage. Dorjee Gyantsan aurait transmis à un agent du renseignement chinois des informations sur la communauté tibétaine installée en Suède: des détails sur leurs activités politiques, réunions, projets de voyages, résidences et relations personnelles.
En échange, Dorjee Gyantsan (qui fut condamné par la suite) a reçu de l’argent de son agent de liaison chinois, qu’il rencontrait invariablement en Pologne dans l’espoir de rester sous le radar des autorités.
En avril 2018 aussi, la Sûreté de l’Etat reçoit des informations concernant une femme tibétaine installée à Bruxelles et que nous appellerons «Amala» (un nom d’emprunt ; sa véritable identité est connue de la rédaction). Les informations proviennent de sources considérées comme «crédibles» par la Sûreté. Elles soulèvent des questions concernant Amala, née au Tibet, reconnue ensuite comme réfugiée par les Pays-Bas et aujourd’hui de nationalité néerlandaise.
Chanteuse d’opéra
En 2001, elle déménage en Belgique où elle travaille comme chanteuse d’opéra, traductrice-interprète et restauratrice indépendante. Elle est également très active au sein de la communauté tibétaine, notamment en tant que présidente d’une asbl durant plusieurs années.
Apprenant qu’en avril 2018, Amala a demandé un visa pour la Chine, la Sûreté de l’Etat estime qu’elle l’a obtenu un peu trop facilement pour une ancienne réfugiée. Elle lance alors une enquête approfondie sur ses agissements. Selon différents canaux, il apparaît qu’elle se serait rendue en Chine – y compris au Tibet – à plusieurs reprises entre 2009 et 2018.
Collaboratrice occasionnelle
En mai 2019, soit plus d’un an après le début de l’enquête, la Sûreté de l’Etat envoie ses conclusions à l’Office des étrangers. Dans une note adressée à son directeur général, on peut lire que, depuis 2018, Amala a contacté de plus en plus souvent l’ambassade de Chine.
Selon la Sûreté de l’Etat, la Tibétaine serait une «collaboratrice occasionnelle» des services de renseignement chinois. Elle transmettrait des informations sur les activités de la communauté tibétaine en Belgique. Et ces informations – toujours selon la Sûreté de l’Etat – permettraient à l’ambassade et aux services de renseignement chinois d’intimider les réfugiés tibétains en Belgique et de faire pression sur leurs familles restées en Chine.
Les collaborateurs de l’Office des étrangers impliqués dans ce dossier ont pu prendre connaissance de la note confidentielle, étant donné qu’ils disposent d’une habilitation de sécurité. Ils considèrent ces informations comme «inquiétantes», vu qu’Amala est une personnalité importante de la communauté tibétaine. Cette position et le fait qu’elle en ait abusé, toujours selon la Sûreté de l’Etat, ont poussé cette dernière à conclure que la Tibétaine représentait «un danger pour la sécurité nationale et le maintien de l’ordre démocratique et constitutionnel».
Espionnage des réfugiés
En septembre 2019, la Sûreté de l’Etat envoie une deuxième note à l’Office des étrangers, dans laquelle Amala est accusée «d’espionnage des réfugiés»: «L’information obtenue de cette façon est utilisée pour intimider les membres de familles de Tibétains vivant e.a. en Belgique»
Cinq mois plus tard, une troisième note est envoyée à l’Office des étrangers. On peut y lire que la Tibétaine s’est une fois de plus rendue en Chine au cours de l’été 2019. La Sûreté de l’Etat ajoute que, sur la base de méthodes spéciales de renseignement (comme les écoutes téléphoniques), elle a recueilli des informations qui devraient démontrer qu’Amala a transmis des informations à l’ambassade de Chine et à des agents de renseignement chinois.
Le 28 avril 2020, l’Office des étrangers décide de retirer le permis de séjour officiel d’Amala: ayant la nationalité néerlandaise, elle doit rentrer aux Pays-Bas. Les autorités belges souhaitent ainsi la «griller» dans sa propre communauté afin qu’elle ne puisse plus poursuivre ses activités présumées.
«Accusations vagues»
Amala réfute farouchement toutes les accusations. Elle conteste la décision de l’Office des étrangers devant les tribunaux, dans ce cas devant le Conseil du contentieux des étrangers. Ce dernier se prononce le 18 novembre 2020 et suit les arguments de la défense, reprochant à l’Office des étrangers de se baser sur des «accusations imprécises» et soulignant «l’impossibilité de se défendre utilement».
En effet, les documents soumis au tribunal manquent de preuves concrètes. La Sûreté de l’Etat a décidé de ne pas déclassifier toutes les informations issues de son enquête. Souvent, une déclassification peut mettre en péril la protection des sources et des méthodes de renseignement ou le respect de la confidentialité promise à un autre service, par exemple un service partenaire étranger.
Aucune poursuite
L’avocat d’Amala, Julien Hardy, spécialisé en droit de l’immigration, ne manque pas d’arguments: «Si la partie adverse (NDLR: l’Office des étrangers) et les services de renseignement estiment disposer d’informations solides attestant d’une activité d’espionnage dans le chef de la requérante, on ne peut que s’étonner du fait qu’il n’y ait aucune poursuite à son encontre», peut-on lire dans le jugement.
L’avocat ajoute qu’on «ne peut se borner à croire sur parole» et qualifie les preuves de «faibles et vagues». «Quelles informations ont été communiquées aux autorités chinoises et quand?» Peut-être provenaient-elles de «Tibétains jaloux de sa situation, ou en désaccord politique avec elle, ou mécontents de ses services d’interprète?», interroge l’avocat.
Il n’est pas rare que la Sûreté de l’Etat se trompe dans l’analyse qu’elle opère.
Toujours en Belgique
Le tribunal a décidé qu’Amala pouvait rester en Belgique, estimant que l’Office des étrangers avait motivé sa décision par des «suppositions et d’éléments sans certitude» et des accusations pour lesquelles aucune preuve n’avait pu être avancée.
En juin 2021, l’Office des étrangers a envoyé à Amala un «ordre de quitter le territoire». Mais, en décembre 2021, le Conseil du contentieux des étrangers a une fois de plus souligné l’absence d’«éléments très concrets» et estimé que l’ordre envoyé par l’Office des étrangers était basé sur des «imprécisions et des généralités». Par conséquent, Amala est toujours officiellement autorisée à résider en Belgique.
Exclue de la communauté
Le Bureau du Tibet à Bruxelles, en d’autres termes la représentation du gouvernement tibétain en exil, confirme que l’affaire est connue au sein de la communauté tibétaine. «Les opinions sur cette affaire divergent, nous a confié le premier secrétaire du Bureau du Tibet. De nombreuses personnes racontent que la dame en question a vraiment aidé des Tibétains résidant en Belgique, par exemple dans leur recherche d’emploi et l’obtention de leur visa, ce qui expliquerait ses contacts avec l’ambassade de Chine. Mais beaucoup d’autres Tibétains la soupçonnent d’être une espionne à la solde du Parti communiste chinois. Elle a été exclue de la communauté et de nombreuses personnes l’évitent.»
Le premier secrétaire souligne également que bon nombre de Tibétains sont arrivés en Belgique sous le statut de réfugié mais qu’ils ont entre-temps opté pour la nationalité belge. «Dès qu’ils obtiennent leur passeport belge, ils essaient de rentrer au Tibet pour voir leur famille. Les autorités chinoises posent leurs conditions: si vous voulez rentrer au Tibet, vous devez nous fournir des informations.»
Le conflit avec la Chine
Le Bureau du Tibet est-il également espionné? «Je n’ai personnellement jamais été contacté par les autorités chinoises mais j’entends, par l’intermédiaire de ma famille au Tibet, qu’ils ont manifesté de l’intérêt envers moi et mes activités, concède le premier secrétaire. En outre, nous constatons de nombreuses tentatives de phishing. Et il nous arrive de rencontrer des problèmes avec notre site Internet et nos messageries électroniques. Mais nous n’avons rien à cacher. Les Chinois le savent. Ils nous qualifient de séparatistes et d’opposants au Parti communiste. Mais nous ne cherchons pas à devenir indépendants. Nous souhaitons suivre une politique de compromis: résoudre le conflit qui nous oppose et obtenir une véritable autonomie.»
«Préjudice important»
L’Office des étrangers et la Sûreté de l’Etat ont refusé de commenter les deux jugements. Julien Hardy, l’avocat d’Amala, précise que sa cliente nie vigoureusement toutes les accusations. «Il n’est pas rare que la Sûreté de l’Etat se trompe dans l’analyse qu’elle opère, raison pour laquelle les juges estiment que leurs accusations doivent être étayées par des preuves ; aucune preuve n’a pu être apportée.»
Il ajoute également que sa cliente affiche une «approche politique modérée», conforme à celle du dalaï-lama. «Elle estime que les Tibétains et les Chinois doivent discuter pour trouver une solution politique. Mais cette idée est très mal vue par les Tibétains “radicaux”, qui ne tolèrent aucun contact avec la Chine et cherchent à nuire à ce pays. Il n’est pas rare que de fausses rumeurs soient lancées par ces personnes à l’encontre de ma cliente, mais aucune n’est fondée.»
L’avocat ajoute qu’il n’est pas inhabituel que des Tibétains, exilés de longue date et qui ont obtenu la citoyenneté européenne retournent pour un court séjour au Tibet ou en Chine. En outre, pendant son séjour au Tibet, sa cliente n’aurait pas échappé aux «nombreux contrôles et tracasseries administratives». Selon son avocat, Amala a «toujours fait preuve d’un engagement sincère et de longue date envers la cause et la communauté tibétaines. Ces accusations sont manifestement incompatibles avec son parcours et ses engagements. Elles lui ont occasionné des préjudices importants et elle envisage de porter plainte.»
«Rumeurs sans preuves»
Nous avons également sollicité une réaction de la part de l’ambassade de Chine en Belgique. «Je remarque que, dans votre e-mail, vous parlez de “suspicion d’espionnage”, répond un porte-parole de l’ambassade. Le service de renseignement que vous nommez (NDLR: la Sûreté de l’Etat) a répandu des rumeurs sans la moindre preuve, formulé des accusations sans fondement et calomnié la Chine. Ce service de renseignement est soupçonné d’intimider et de harceler les personnes concernées dans une tentative de créer un “effet dissuasif” au sein de la communauté tibétaine en Europe. […] Nous exhortons les parties concernées en Belgique à abandonner leur parti pris idéologique envers la Chine, à adopter une vision objective et juste sur notre pays et les relations entre la Belgique et la Chine et à en faire davantage pour contribuer réellement au développement de relations bilatérales saines et régulières.»
Voir aussi | Sur les terres du Dalaï-lama (en images)
Un problème structurel
Un aspect intéressant de ce dossier est qu’il met en lumière un problème structurel: que faire des informations secrètes dans les procédures juridiques? La question est très actuelle, comme en témoigne le fait que le cabinet du ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), travaille en ce moment à une solution en collaboration avec le cabinet de la secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration, Nicole de Moor (CD&V). Ces discussions devraient se poursuivre après l’été, a indiqué le cabinet du ministre de la Justice.
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