Elio Di Rupo, Paul Magnette et Benoît Lutgen, à Namur, en mai 2014, lors des négociations régionales. © Wouter Van Vooren/id photo agency

Comment les gouvernements doivent se négocier: voici les trucs et astuces et… les erreurs à éviter

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Depuis le 26 mai au soir, à peine les résultats des élections connus, les négociations politiques pour la formation des prochaines majorités ont démarré. Mais qu’est-ce en soi qu’une négociation ? Quel en est le mécanisme ? Comment des adversaires parviennent-ils à un accord ? Comment se forment les compromis entre positions antagonistes ? A quoi reconnaît-on une négociation réussie ? Trucs, astuces, erreurs à ne pas commettre et confidences d’anciens négociateurs politiques.

Ce n’est qu’un film, une comédie de surcroît. Richard Gere est assis sur le rebord de la baignoire, charme déployé pour convaincre Julia Roberts, qui y barbote avec la mousse, de vivre à ses côtés : maison, robes, voitures, argent de poche… S’ensuit un marchandage jusqu’à ce que les deux stars s’entendent. Et Pretty Woman de sortir de l’eau tout sourire :  » Tu sais, au fond, je me serais contentée de moins.  » A quoi Gere lui rétorque :  » J’étais prêt à t’accorder plus.  » Jeu de dupes, la négociation ? Ou jeu tout court ? Un jeu, oui, qui exige des talents d’acteur, dont les règles ne sont pas écrites mais dont les rituels sont immuables. Un jeu où  » la vérité n’est pas le contraire du mensonge, trahir n’est pas le contraire de servir, haïr n’est pas le contraire d’aimer, confiance n’est pas le contraire de méfiance, ni droiture de fausseté « . C’est avec cette phrase que s’ouvre Saint-Germain ou la négociation (1), un roman plongé en plein xvie siècle qui, en plus d’avoir valu à son auteur, le Belge Francis Walder, le prix Goncourt en 1958, est devenu un cas d’école. Tout y est, du round d’observation à l’ultime retournement en passant par le rôle respectif des négociateurs, le décryptage des exigences et les apartés de couloir.

Les champs de l’existence sont devenus des enjeux quotidiens de la négociation. Chacun négocie à longueur de journée : au sein de sa famille, avec ses voisins, son employeur, des clients ou des fournisseurs. Pourtant, rares sont les bons, voire les très bons négociateurs.  » Si certains tempéraments possèdent ce talent de façon spontanée, l’immense majorité ne sait pas négocier « , remarque Stéphanie Demoulin, qui enseigne la psychologie de la négociation à l’Université catholique de Louvain. Nous vivons certes dans une civilisation de la négociation, mais sur un mode semi-conscient.  » Ce qui explique que l’art de la négociation reste peu enseigné en Belgique « , note Renaud Witmeur, personnage de l’ombre et grand commis de la Wallonie (2).  » La plupart des négociateurs ont appris « sur le tas » et disposent d’un savoir qu’ils gardent bien souvent pour eux ou dont, à l’inverse, ils se vantent jusqu’à l’excès.  »

Pretty Woman : à qui perd gagne, ce jeu si subtil.
Pretty Woman : à qui perd gagne, ce jeu si subtil.© isopix

 » Les Belges n’aiment pas négocier. C’est culturel « , poursuit Stéphanie Demoulin. Car dans l’inconscient collectif, il n’y a qu’un pas de la négociation à la compromission : négocier, c’est trahir. Quant à négocier avec ses proches, son partenaire, ses enfants, l’idée ne serait pas de mise avec les êtres aimés. Dès lors, comme on est rarement conscient d’être en situation de négociation et qu’on n’y est pas formé,  » beaucoup se croient efficaces, peu le sont vraiment et la plupart pensent que ce sont les autres qui ne le sont pas « .

En fait, la négociation renvoie d’abord à des moments exceptionnels de l’histoire. Elle est le domaine par excellence des diplomates. On songe au traité de Versailles au lendemain de la Première Guerre mondiale, au traité de Yalta après la Seconde, aux conférences sur le Proche-Orient, sur la Bosnie… Qu’ont à voir les divergences conjugales ou familiales avec la diplomatie de haut niveau ? Tout. Parce que si les enjeux sont différents, les mécanismes sont identiques. Entrer en négociation requiert les mêmes qualités, le même état d’esprit. Et la conviction qu’en discutant, on obtiendra des résultats plus satisfaisants qu’en ayant recours à d’autres moyens. Ce qui implique, de facto, de devoir s’ajuster, changer de position par rapport à ce qu’elles réclamaient.

Il n’en va pas autrement au niveau politique.  » On parle ainsi d’un second tour, lors duquel chaque parti, qu’il ait gagné ou perdu l’élection, peut participer à la formation du nouveau gouvernement ou en être exclu, selon sa capacité à négocier « , enchaîne Renaud Witmeur. En d’autres termes, à ce stade, un partenaire de négociation qui se montrerait intraitable peut encore facilement être remplacé par un autre.

Aurélien Colson, directeur de l’Institut de recherche et d’enseignement sur la négociation (Irené) – dont les équipes opèrent notamment auprès de la Commission européenne -, souligne tout de même qu’en politique, ce sont  » des valeurs, des visions du monde, des principes qui interviennent : des éléments avec lesquels le compromis est plus difficile à construire, par rapport à des variables monétaires et matérielles que l’on peut couper en morceaux « .

La méthode Jean-Luc Dehaene (au centre) : à l'écart des caméras, dans des lieux discrets.
La méthode Jean-Luc Dehaene (au centre) : à l’écart des caméras, dans des lieux discrets.© belgaimage

Confidentialité forcée

Il faut aussi tenir compte de la nature du rapport. Les acteurs se trouvent dans une relation qualifiée  » d’interdépendance  » et ont des intérêts distincts. Au fond, dans la sphère privée ou publique, on peut parfaitement changer d’employeur, adopter la tactique de l’évitement avec son compagnon, c’est-à-dire ignorer délibérément le problème et ne pas tenter de le résoudre, ou encore la stratégie de l’autorité avec ses enfants… En revanche, quand des politiques négocient (immanquablement dans une démocratie de consensus qui repose sur des coalitions), chaque partie ne peut pas atteindre ses objectifs sans le concours des autres. Aucune ne dispose seule des ressources nécessaires à l’obtention de ce qu’elle veut. En résumé : ils sont obligés d’aboutir à un accord. Surtout, ces  » émissaires  » endossent un mandat de négociation donné par leur parti et l’électeur. Ils se situent dans une position délicate.  » Ils sont à la frontière entre deux types de demandes, affirme Stéphanie Demoulin. Des demandes de fermeté en provenance des mandants et des demandes de flexibilité de la part des parties adverses.  » Pour ce politique francophone, négociateur au sein de plusieurs gouvernements fédéraux et régionaux, le plus dur adversaire, le pire, en réalité, c’est celui de l’intérieur :  » Les pressions internes sont terribles. On coupe la tête du messager.  »

Leur position intermédiaire de mandatés influence directement la négociation. Puisqu’ils se savent observés, les politiques affichent souvent des comportements plus agressifs et plus compétitifs. Le plus grand danger dans une équipe de négociateurs, relève ce témoin, est d’être face à un individu qui fait passer ses intérêts privés, son ambition personnelle avant le bien commun.  » En fait, ils souhaitent surtout se faire bien voir. D’abord, parce que leur « rémunération » dépendra des gains qu’ils auront réussi à engranger, commente la professeure de l’UCLouvain. Ensuite, parce que, soumis à une évaluation, ils ont besoin de conserver une image positive d’eux-mêmes et une estime de soi de bonne qualité.  »

C’est alors dans la discrétion que les virages de la négociation s’opèrent. Il s’agit en quelque sorte d’une confidentialité forcée, parce que c’est dans le huis clos, à l’abri des regards que les uns et les autres pourront se permettre de faire des concessions.  » Il faut céder et ce n’est pas perdre la face, c’est abandonner quelque chose, expose Herman De Croo (Open VLD), 81 ans, versé dans la politique depuis plus de cinquante ans. Or, cela ne peut se faire que dans l’ombre. C’est dans les salles fermées aux observateurs et aux journalistes que les hommes seront capables de plus de souplesse et d’esprit de compromis, de discussions plus franches.  » Il jure ainsi que le duo d’informateurs composé de Didier Reynders et Johan Vande Lanotte et nommé trois jours après les élections du 26 mai se taira dans toutes les langues jusqu’à la fin de sa mission. Lorsque cette discrétion n’est pas respectée, qu’il y a une méchante fuite, celle-ci doit encore être analysée comme un moment de négociation.  » Celui qui organise la fuite perd du terrain dans la coulisse. En faisant fuiter, il se dégage du huis clos pour réaffirmer ses positions « , décrypte Stéphanie Demoulin.

Ainsi un ex-négociateur évoque ce moment inoubliable de l’été 1999. Le VLD et le SP discutent le volet socio-économique et budgétaire. Leur échange débouche sur un tableau horriblement compliqué qui servira de base et de modèle à l’ensemble de la négociation. Cette discussion se déroule d’abord sans les verts. Ce qui explique sans doute l’absence d’investissements publics dans les transports en commun. Libéraux et socialistes approuvent le tableau. Plus rien ne pourra les arrêter. Pas sûr. Chacun a géré sa partie de l’accord gouvernemental ; aux verts, on a laissé quelques miettes. Jacky Morael, alors secrétaire fédéral d’Ecolo, estime que les partis de gauche se font avoir. Il veut réveiller le PS. A table, il n’y arrive pas. Ce 1er juillet, habilement prévenus par Eric Biérin, porte-parole d’Ecolo, des journalistes sont rassemblés dans le péristyle du Parlement. Morael y passe comme  » par hasard  » : il dit sa désolation et craint que si rien ne change,  » l’accord gouvernemental ne ressemble à une grande limousine bleue avec de petits autocollants rouges et verts « . Puis il remonte et va rejoindre les négociateurs. Sa sortie se répand rapidement. Philippe Busquin (PS) exige une suspension de séance. Il crie, bondit et abreuve Morael d’injures :  » Tu es un salaud. Je te déteste.  »

Stéphanie Demoulin enseigne la psychologie de la négociation à l'UCLouvain.
Stéphanie Demoulin enseigne la psychologie de la négociation à l’UCLouvain.© dr

Un moment de honte

Si les fuites organisées ne datent évidemment pas d’aujourd’hui, ce travail de l’ombre se serait considérablement compliqué. L’immédiateté et la vitesse des smartphones ont bousculé, voire déstabilisé, la négociation. Le  » bilatéral  » pur s’efface pour laisser la place à des négociations multilatérales : de multiples parties prenantes, qui n’ont pas accès à la table des négociations, sont de mieux en mieux informées de ce qui s’y passe, et peuvent de plus en plus influencer ce qui s’y déroule.  » C’est presque du parasitage, répond Herman De Croo. Des négociateurs photographient les textes, les envoient par WhatsApp, ils circulent et trop de personnes interviennent. Je crois que ça finit par renforcer les positions, par réduire le champ des possibles.  » Le ministre d’Etat libéral pointe désormais l’absence de moment d’apaisement dont la négociation a parfois besoin.  » Cela a aussi des répercussions en interne, assure un spécialiste francophone. J’ai dû quitter six fois la réunion, parce que mon président de parti avait la note sous les yeux. Je savais que j’étais mort en cas de défaite dans la négociation.  »

Négocier n’est donc pas perdre la face.  » Quand on est élu, on doit assumer : conclure des accords. Il se peut qu’on perde sa crédibilité pendant un laps de temps, qu’on aille à l’encontre des électeurs « , considère un ancien président de parti.  » Si on ne veut pas prendre de risques, on n’aura rien. Il faut cette volonté de faire face à un moment de honte.  » Mais cette volonté, aussi forte soit-elle, sera sans effet si le négociateur n’est pas, pour commencer, assis à la bonne table avec les bonnes personnes…  » Vos interlocuteurs doivent être des personnes crédibles et fortes. Ça veut dire que leur « oui » est un « oui », pas un « oui, si on me couvre » « , insiste Herman De Croo.

« Avec Guy Verhofstadt (à g.), on s’enfermait une nuit et on aboutissait à un texte permettant souvent des interprétations différentes. »© belgaimage

Se préparer et connaître l’adversaire

Avant d’entamer une négociation, quelle qu’elle soit, il faut s’y préparer.  » On ne parle pas dans le vide « , ponctue un interlocuteur, qui rapporte qu’au lendemain des élections communales d’octobre dernier, là où des négociations s’étaient ouvertes avec le PTB, le parti d’extrême gauche se serait généralement présenté les mains dans les poches face à ses interlocuteurs lors du premier tour des discussions…

Avant d’entamer les discussions, les négociateurs se sont entourés de spécialistes, des collaborateurs qui se tiendront ensuite en stand by. En règle générale, le point de départ est un texte. Celui-ci peut être préparé par le formateur. Une fois ce document connu, le travail de négociation peut commencer. Ici, il s’agit de discuter de tous les mots et de toutes les virgules. Ce travail s’effectue en deux phases. Durant la première phase, des groupes de négociateurs (deux ou trois personnes par parti) se réunissent pour aborder un point ou un chapitre du texte. Dans ces groupes de travail, on trouve à la fois les négociateurs principaux (les  » pontes  » comme les présidents de parti, les ministres sortants, etc.) mais aussi des experts des partis, des députés ou des sénateurs spécialisés dans un dossier, des chefs de cabinet, etc.). Ce travail dure plus ou moins longtemps, selon la technicité des sujets et leurs enjeux.

La seconde phase regroupe uniquement les  » supernégociateurs « , souvent les présidents de parti, les leaders, et un ou deux hommes et femmes de l’ombre. Ils sont capables de passer des nuits à discuter, de ruser ; d’imaginer des solutions pour sortir de l’impasse… Ensemble, ils reprennent les points épineux écartés lors de la première phase.

D’où l’importance d’avoir un bon réseau. Un réseau d’experts qu’un négociateur peut contacter facilement et mobiliser dans un délai très bref pour cerner les éléments qu’il sera amené à négocier. Il doit aussi disposer de relais dans différents secteurs pour appréhender les réactions que l’accord pourrait susciter s’il devait aboutir. Un réseau dont ne disposent pas les petits partis, comme le PTB ou le Vlaams Belang, par exemple.

La préparation passe aussi par une excellente connaissance des négociateurs de l’autre côté de la table. Au cours des huit années dans l’opposition, de 1999 à 2007, le CD&V a vécu un changement complet de génération. Et cette génération n’avait jamais négocié au fédéral et personne ne se connaissait à la table des négociations.  » Dans un processus de négociation, il faut mettre de côté votre point de vue pour privilégier celui des autres « , déclare Stéphanie Demoulin. Au moment d’achever sa mission sur Bruxelles-Hal-Vilvorde, en 2010, l’ex-Premier ministre Jean-Luc Dehaene avait écrit un principe identique :  » Chaque Communauté croit détenir la vérité en se basant sur son propre point de départ. L’une part du principe de territorialité ; l’autre du principe de personnalité. Les deux sont en opposition totale. Un compromis n’est possible que si chaque partie est disposée à se départir en partie de sa logique, à intégrer des éléments de la logique du partenaire de discussion et inversement.  »

Cette analyse est d’autant plus importante quand on a affaire à plusieurs acteurs. En Belgique, la négociation s’est ainsi complexifiée. Les partis se sont multipliés et aucun n’a désormais de majorité absolue. Il s’agit de former plusieurs attelages et plusieurs parlements.  » Les possibilités de manipulation se révèlent également plus grandes. Car, les équipes s’entrechoquent, peuvent bloquer d’autres à d’autres niveaux « , épingle un témoin.

Bien connaître les acteurs d'en face est une des clés du succès.
Bien connaître les acteurs d’en face est une des clés du succès.© photo news

Adopter la bonne méthode

De nombreux diplomates internationaux s’inspirent ainsi du modèle par  » phases  » de William Zartman, l’un des experts les plus réputés en théorie de la négociation. Le processus est un enchaînement de trois séquences. La négociation débute par le  » diagnostic  » : savoir ce que les parties veulent atteindre, leurs objectifs. En d’autres termes, il s’agit de clarifier le cadre de la discussion. La difficulté, en Belgique, c’est que des doutes subsistent quant au cadre de la négociation. Par exemple, quel est l’objectif de la N-VA ? Une négociation à caractère institutionnel ? Quel est l’objectif du PTB ? Gouverner ? Puis vient la  » formule « , c’est-à-dire de la définition des intérêts et des revendications de chacun, la définition des termes, le champ d’application de la négociation, de ses possibilités, de ses limites. Et, surtout, ce quelque chose qui convient à toutes les parties. Enfin, il y a les  » détails « . Il s’agit des modalités, des échanges de contreparties. Là, l’accord doit être interprété de la même manière, sans ambiguïtés.

Ces dernières années, la Belgique a connu plusieurs méthodes. Il y a eu la méthode Dehaene : Dans le secret, à l’écart des caméras, dans des lieux discrets.  » Il fallait déposer son portable à l’entrée, sur un plateau. Ce n’était pas discutable « , relate un négociateur. Avec une grande imagination, l’homme avait toujours une solution de rechange, une idée inattendue, pour sortir du rectangle. Il sautait d’un point à l’autre, faisait sortir les gens de leur coquille, jusqu’à percevoir où l’interlocuteur pouvait faire des concessions qui ne lui coûteront pas trop cher.  » Il avançait par tiroir et lui seul maîtrisait l’ensemble.  »

Puis il y a eu la méthode Verhofstadt. On s’enferme une nuit ou vingt heures. On aboutit à un texte qui permettait souvent des interprétations différentes, des arrière-pensées mentales, selon la langue par exemple.  » Et à l’heure de conclure l’accord, on entend : « Ah non, ce n’est pas comme ça qu’il faut l’interpréter ! » Et tout était à revoir… « , poursuit notre interlocuteur. La méthode Yves Leterme, pas mieux, paraît-il : faire faire par les partis réunis autour de la table leurs propres arbitrages. Objectif : mettre suffisamment de points d’accord dans l’entonnoir pour que, au bout du compte, chacun ait intérêt à donner vie à ce gouvernement. Enfin la méthode Elio Di Rupo :  » Là, c’est lent, très long. Il est très patient. et hyperordonné, organisé, et tout le monde travaille ensemble.  »

En réalité,  » la meilleure méthode est de travailler de façon globale, en package afin d’avoir une vision d’ensemble « , préconise Stéphanie Dumoulin. Jamais en tiroir, jamais dossier par dossier : on risque le blocage de ceux qui dans le premier dossier, puis le second, n’auraient pas obtenu de concessions.  »

Qui dit négociations, dit séances marathon jusqu’au bout de la nuit, dates butoirs dramatisées mais rarement respectées, prolongation des discussions, suspension puis nouveau sprint vers un accord. Comme si la pression de l’horloge était un ingrédient indispensable à la réussite.  » La gestion du temps est l’aspect le plus délicat, surtout lorsqu’on assiste à des négociations différentes et qu’elles s’influencent l’une l’autre « , confirme un politique.

Le tout est de savoir quand abattre ses cartes et faire des concessions.  » Si c’est trop tôt, l’autre partie risque de ne pas vous rendre la pareille. Or, un deal se construit toujours sur le principe du donnant-donnant. Si c’est trop tard, vous risquez d’avoir laissé passer le train « , poursuit l’expert.

Après l'humiliation d'une rencontre au niveau régional, le MR est parti seul au fédéral.
Après l’humiliation d’une rencontre au niveau régional, le MR est parti seul au fédéral.© tim dirven/id photo agency

Ne jamais humilier son interlocuteur

Et pourtant… Tous les négociateurs ont des réserves d’anecdotes à raconter. Ainsi Gérard Deprez apprenait l’espagnol à la table des négociations sur le refinancement de l’enseignement.  » C’est lui qu’on avait envoyé pour en discuter avec Joëlle Milquet. Or, on sait l’amour qu’ils se portent… « , confie l’un d’eux. On se souvient aussi de la sensation de trahison qui y a régné durant la formation de la suédoise, qui a conduit à une Belgique fédérale sans le PS et associant le MR tout seul face à la Flandre de droite (N-VA, CD&V et Open VLD). Tout le monde aurait trahi tout le monde. Elio Di Rupo, parlant du comportement du MR :  » Ce n’est pas de la tromperie, c’est de l’imposture.  » Benoît Lutgen reprochant à Charles Michel de n’avoir jamais appelé le FDF (pas encore devenu DéFI) pour s’accorder sur une alliance éventuelle sans le PS. Charles Michel sur l’alliance anticipée entre le PS et le CDH à la Région wallonne et entre le PS, le CDH et le FDF à Bruxelles :  » Il y a une trahison sur un plan personnel, avec une volonté de détruire le MR avec une violence politique inouïe.  »

Derrière ces mots, il y aurait en réalité les moqueries subies par Charles Michel durant la négociation à Namur de la part de Paul Magnette et de Benoît Lutgen. Ce jour de juillet 2014, Charles Michel demande si la négociation régionale peut être élargie aux libéraux. Face à lui, Paul Magnette et Benoît Lutgen, assis de part et d’autre d’Elio Di Rupo, rient sous cape, reprennent leur sérieux, éclatent de rire. Charles Michel comprend assez vite que Benoît Lutgen et Paul Magnette s’envoient des sms pendant qu’il parle. Elio Di Rupo tente de rester concentré. Pour seule réponse, le libéral reçoit des sourires forcés. Et pour cause : le PS et le CDH ont déjà scellé leur accord, qui sera annoncé une semaine plus tard. Mais ils n’en disent rien… Et ce jour-là, après cette humiliation subie, Charles Michel aurait décidé d’embarquer le MR seul au fédéral.

Ne pas chercher le compromis

Parce qu’il s’agit simplement d’un accord perdant-perdant. Il n’est pas juste.  » Dans un compromis, on coupe la poire en deux sur tous les enjeux, sans distinguer ceux qui sont essentiels pour les uns ou les autres, et personne n’est satisfait. Cela engendre des frustrations qui ne font que se reporter sur la négociation suivante « , détaille Stéphanie Demoulin. Elle lui préfère la technique d’échange de bons procédés, qui consiste à travailler sur tous les enjeux en même temps en acceptant de ne rien gagner du tout sur un enjeu que l’on ne juge pas capital pour tout gagner sur un point essentiel.

Au fur et à mesure de la négociation, le nombre de négociateurs se rétrécit. Une négociation, au fond, est un système pyramidal. C’est ici du coup que la personnalité des leaders se révèle déterminante. Ainsi, en 2007, Joëlle Milquet racontait au Vif/L’Express que les négociations avaient cruellement manqué de cette chaleur humaine qui peut aider lorsque les temps sont durs.  » Parfois, il vaut mieux travailler un peu moins, et privilégier les contacts interpersonnels, parler de ses projets personnels, de sa famille, d’autre chose. En acceptant de « perdre du temps » à briser la glace, on peut finalement en gagner beaucoup. Mais ce n’est pas le tempérament d’Yves Leterme…  »  » Faire rire fait plus avancer les choses que faire pleurer « , commente Herman De Croo.  » Il y a beaucoup de cinéma et un côté très macho « , déclare un chevronné. D’autant qu’en phase de négociation, les comportements se font caricaturaux. Le conciliant devient facilement faible, le combatif développe de l’agressivité. Sans oublier les égocentriques, incapables de percevoir le jeu de l’autre, ou les colériques. Philippe Moureaux, par exemple. L’homme menaçait, jetait des dossiers par terre, claquait les portes. Tous les négociateurs restaient assis. Et il revenait quelques minutes plus tard.

(1) Saint-Germain ou la négociation, par Francis Walder, Gallimard, 1958.

(2) La négociation en politique, dossier du Crisp, n°85, 2015.

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