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L’art de la négociation : Di Rupo, De Wever, Michel… Quelles sont les cartes de leur jeu ?

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Plus compliquées que jamais, car mettant aux prises à différents niveaux de pouvoir des acteurs plus dispersés que jamais, les négociations gouvernementales en cours vont demander des trésors d’ingéniosité aux présidents impliqués. Et un solide talent pour le bluff. Tour de table.

Ils n’avaient rien vu venir, et beaucoup ne voient toujours rien arriver. Saisis, pas tant par l’ampleur du succès du Vlaams Belang que par l’effondrement des partis flamands traditionnels, les fiers joueurs de la table belge se cachent tous derrière leur poker face. Les cartes distribuées par l’électeur, ce croupier espiègle, les ont tous surpris. Alors ils attendent, tendus de voir l’adversaire se découvrir. Presque tétanisés. Philippe, patron par primogéniture mâle du Casino royal, a désigné deux commissaires pour voir plus clair ce qui se trame sur le tapis vert : les informateurs Johan Vande Lanotte et Didier Reynders. Eux-mêmes ont des cartes à jouer. Un peu les mêmes, d’ailleurs : leurs deux partis, le SP.A et le MR, ont perdu les élections et ne sont pas les premiers dans leur région linguistique respective, et leurs deux partis espèrent pourtant très fort monter dans les gouvernements flamand et wallon (au moins), s’appuyant sur leur utilité alléguée sur l’échiquier fédéral. C’est ainsi que, contrevenant à toute la tradition de la Belgique fédérale, le roi et ses informateurs ont suggéré une jonction entre les tractations nationales et celles des entités fédérées, respectivement menées par Bart De Wever en Flandre, Rudi Vervoort à Bruxelles et Elio Di Rupo en Wallonie. Johan Vande Lanotte et Didier Reynders « garderont le contact avec les responsables des négociations dans les régions et communautés », disait le communiqué du Palais envoyé le 30 mai. Une manière de tenter de prendre la main, dans une partie régionale que le Palais ne joue censément pas, et une tentative qui rend service aux informateurs et à leurs formations. Plus qu’un indice, une preuve même que, dans de si vastes négociations, chaque interlocuteur poursuit ses propres intérêts et, à cette fin, mène sa propre stratégie. Tentons de faire le tour de cette table où se joue l’avenir d’un pays.

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Bart De Wever (N-VA)

Carte personnelle : le président de la N-VA et bourgmestre d’Anvers l’a annoncé, il veut devenir ministre-président flamand.

Carte collective : son parti et lui sont indépendantistes. Leur priorité va à la Flandre et à son gouvernement régional. Le pourrissement de la situation au fédéral sert leurs ambitions confédéralistes, puis sécessionnistes : l’absence d’un gouvernement national donnerait une apparence de crédit à la thèse dite « des deux démocraties », donc à l’ingouvernabilité de la Belgique, donc de son inutilité.

Atout : il reste le premier parti flamand, et le résultat du Vlaams Belang rend la N-VA incontournable en Flandre.

Point faible : les partis indépendantistes ne sont pas majoritaires en Flandre, ni en sièges ni en voix (44%).

Tactique : son parti a perdu des voix et des sièges, presque comme tout le monde le 26 mai. Mais contrairement à ses homologues, qui prétendirent tous avoir gagné à un titre ou l’autre, Bart De Wever s’est tout de suite rangé parmi les perdants du scrutin. Ce ne fut pas qu’un accès de lucidité : ce faisant, il s’écarte du jeu fédéral, alors qu’une victoire l’aurait forcé à y participer immédiatement. Qu’il délègue la conduite des éventuelles négociations à Jan Jambon et Theo Francken, lui-même favorable à la rupture du cordon sanitaire et responsable de la chute du gouvernement de Charles Michel, montre tout son entrain à voir le fédéral sortir de l’impasse. Il espère ainsi forcer les autres partis, flamands comme francophones, à s’engager vers le confédéralisme. Soit cette fois, soit la prochaine.

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Charles Michel (MR)

Carte personnelle : le Premier ministre sortant a peu de chances de reconduire son bail au Seize. Il espère une haute fonction européenne.

Carte collective : le MR veut participer aux coalitions dans les entités fédérées (en Région wallonne et en Fédération Wallonie-Bruxelles surtout).

Atout : même affaiblis, les partis libéraux flamand et francophone restent à peu près indispensables à la constitution d’une coalition fédérale, avec ou sans la N-VA. Et la décision de Maxime Prévot d’envoyer le CDH dans l’opposition fait revenir le MR dans le jeu wallon.

Point faible : le parti de Charles Michel a perdu six sièges à la Chambre, cinq au parlement de Wallonie, et cinq au parlement bruxellois. Sa campagne très agressive envers les partis de gauche ont dégradé les relations avec ses homologues, surtout écologistes.

Tactique : en campagne, Charles Michel a tenté de lier son sort à ceux du CD&V de Wouter Beke et de l’Open VLD de Gwendolyn Rutten. Tous trois sortent défaits du scrutin, et sont suspendus à la volonté des plus grands partis de leur Région. Le temps est leur allié et leur rival. Charles Michel doit le plus possible faire durer les discussions régionales, en jouant sur l’argument de la déstabilisation du pays et le « choix confédéraliste » que constitueraient des majorités sans MR – c’est ainsi qu’il qualifia celles de 2014 associant DéFI, CDH et PS, et c’est ainsi qu’il qualifiera les négociations wallonnes entre PS, Ecolo et PTB. En poussant les personnalités les plus compatibles avec l’axe vert-rouge, comme Jean-Luc Crucke en Wallonie, régionaliste, laïque et plus vert que la moyenne des bleus, à tisser des liens. Et en avançant des concessions de fond : on voit mal le MR entrer dans des gouvernements à participation socialiste sans abandonner ses revendications de réforme des points APE et de suppression du décret inscriptions. Mais le temps est aussi un rival pour Charles Michel qui, pendant ce mois de juin, devra convaincre à la fois ses homologues belges de le faire entrer dans des gouvernements et ses homologues européens de le faire sortir du jeu politique belge…

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Elio Di Rupo (PS)

Carte personnelle : le Montois rêve encore, dit-on, de redevenir Premier ministre.

Carte collective : le PS doit revenir au pouvoir en Wallonie et remonter au pouvoir au fédéral sans (trop) renoncer à ses engagements et exclusives de campagne.

Atout : le PS reste le premier parti en Wallonie et, en tout cas à l’élection régionale, à Bruxelles. La famille socialiste est la plus grande du Parlement fédéral.

Point faible : le PS a fait son pire résultat depuis 1919. Il a perdu trois sièges à la Chambre, sept au parlement de Wallonie et quatre au parlement bruxellois. Elio Di Rupo est fragilisé à l’interne et, donc, à l’externe.

Tactique : le président socialiste, qui participe aux dernières négociations gouvernementales de sa carrière, et qu’on annonce en partance pour l’Elysette si d’aventure les portes se fermeraient au fédéral – et si la fédération liégeoise du PS, sortie renforcée du scrutin, accepte que Jean-Claude Marcourt, une fois de plus, loupe la ministre-présidence- doit y mettre le pied dans la porte. L’annonce publique de sa préférence, après son premier entretien avec le roi, pour une majorité des quatre familles (écologiste, démocrate chrétienne, socialiste et libérale) à ce niveau a été une erreur : elle a cabré les nationalistes flamands, et déçu tous les autres partis. Au niveau wallon, il temporise. D’abord parce qu’il voulait convaincre un CDH réticent de monter dans un « olivier » namurois, avec PS et Ecolo, et que le CDH a annoncé, mercredi 5 juin, exclure cette éventualité comme toutes les autres. Ensuite parce qu’il lui faudra « mouiller » le PTB comme ses camarades le firent après les communales pour apaiser la FGTB. Grand explorateur, le Montois va barrer vers une coalition portugaise : le Premier ministre lusitanien, social-démocrate, gouverne avec succès avec le soutien de la gauche de la gauche et des écologistes. Il doit afficher ce pavillon rouge et vert, et tenter de démontrer que la caravelle communiste refuse de franchir le cap.

Enfin parce que, s’il ne parvient pas à faire soutenir un gouvernement wallon rouge-vert par le PTB, fût-ce de l’extérieur, il devra prendre langue avec le MR. Donc décevoir sa base (et aussi celle d’Ecolo) et ses cadres (et aussi ceux d’Ecolo). Et puis seulement – et seulement s’il ne s’installe pas à l’Elysette – se consacrer à temps plein au fédéral, où le PS devra, sous peine de risquer l’implosion, respecter deux obligations. Un, ne pas s’associer à la N-VA, quitte à la faire assumer son indépendantisme et à faire convoquer de nouvelles élections dont tout l’enjeu serait la fin programmée ou non de la Belgique. Et deux, n’accepter la participation au fédéral qu’en échange d’avancées notables, sur la justice fiscale et l’impôt sur la fortune ou sur les pensions, par exemple. Mais Elio Di Rupo saura-t-il résister à la tentation d’un retour au Seize ? Ou optera-t-il plutôt pour le confort de l’Elysette, laissant Paul Magnette s’abîmer dans la tempête fédérale ?

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Maxime Prévot (CDH)

Carte personnelle : après une campagne réussie, le bourgmestre de Namur est légitime. Et, pour ce qui le concerne personnellement, à l’aise.

Carte collective : le risque vital est atteint pour le CDH, qui jouera sa survie dans la prochaine législature.

Atout : ses dix sièges étaient indispensables à la constitution d’un « olivier » en Région wallonne.

Point faible : ses six sièges au parlement bruxellois le rendent marginal dans la capitale, et ses cinq sièges à la Chambre pèsent peu au niveau fédéral, d’autant que le parti frère flamand s’est lui aussi écrasé.

Tactique : appuyé sur son levier namurois, Maxime Prévot aurait pu attendre. Les sorties affichant une préférence pour une cure d’opposition venaient toutes de sortants : Carlo Di Antonio n’est pas élu, Benoît Lutgen est en partance pour l’Europe. Et Catherine Fonck avait hésité à se présenter contre Maxime Prévot à la présidentielle de janvier dernier… Les ministres sortantes Marie-Martine Schyns, Céline Fremault et Alda Greoli, ne s’étaient, elles, pas exprimées sur la question. Il pouvait faire monter les enchères au maximum, et le faire savoir aux potentiels partenaires : pas question de servir d’appoint sans concessions substantielles (et on repense à l’assurance autonomie). N’empêche, ces sorties de sortants ont contraint Maxime Prévot. « Le champ des possibles est large », avait-il pourtant mystérieusement déclaré le 3 juin, au terme de son entrevue avec Paul Magnette et Elio Di Rupo, qui ont donc été très surpris par son annonce du 5 juin. Aujourd’hui plus que jamais mais moins que demain, le CDH doit se réinventer. En fait, ce choix de l’opposition partout signe une forme de dissolution. Les rumeurs, soigneusement distillées, d’un rapprochement avec le MR camouflé sous une recomposition du centre, vont donc prendre de l’épaisseur.

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Jean-Marc Nollet et Zakia Khattabi (Ecolo)

Cartes personnelles : la Bruxelloise a plusieurs fois laissé entendre que sa mission à la coprésidence se terminait. Elle commence pour le Carolo, dont l’expérience au fédéral pourrait être utile, comme vice-Premier, si les verts étaient associés à une coalition.

Carte collective : les verts doivent enfin conjurer la malédiction qui les voit entrer dans des majorités wallonnes puis en sortir lessivés cinq ans plus tard. Et concrétiser plusieurs « réformes basculantes » en Wallonie et à Bruxelles.

Atouts : ils ont gagné huit siège au parlement de Wallonie, sept à la Chambre, sept au parlement bruxellois, l’air du temps a plus que jamais mis leurs préoccupations à l’agenda, et leur groupe commun à la Chambre avec Groen les sert dans la négociation fédérale.

Points faibles : à la Région wallonne, ils ne sont pas tout à fait incontournables, et les militants pourraient refuser de voir leur parti convoler avec un MR qui aura été très agressif en campagne.

Tactique : ils s’y sont préparés depuis des mois, et sont arrivés à la table des négociations fédérées avec sous le coude une dizaine de leurs « réformes basculantes » (sur l’isolation des bâtiments, l’économie circulaire, les transports en commun, la reforestation, etc.) par niveau de pouvoir, wallon, bruxellois et communautaire. Le PS, tout fier de brandir sa conversion à l’écosocialisme, les accueille à bras ouverts, quoique parfois en n’y comprenant pas tout. La convergence rouge-verte est nouée. Il faudra s’assurer, ce fut l’erreur des participations précédentes, d’avoir toutes les ressources, financières, administratives et politiques, pour mettre en oeuvre ces basculements. C’est pourquoi Ecolo se focalise, au moins momentanément, sur les échelons régional et communautaire. En interne, des deux options wallonnes restantes, la portugaise avec le PTB et l’arc-en-ciel avec le MR, c’est la première qui a le plus de faveurs. Parce qu’à eux deux PS et MR seraient majoritaires en Wallonie, rendant les verts arithmétiquement dispensables, donc politiquement moins pesants. Et parce que le MR reste le MR, et qu’il s’est déchaîné contre des verts qui le lui ont bien rendu ces derniers mois.

Le parti n’a pas la main au fédéral, d’autant que le partenaire Groen semble voué à l’opposition flamande, et devra probablement patienter un certain temps avant de pouvoir vraiment discuter de l’introduction de réformes basculantes au fédéral. Voire même, vu l’exclusive prononcée par la N-VA, ne jamais en avoir l’occasion.

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Olivier Maingain (DéFI)

Carte personnelle : aucune, puisqu’il termine son dernier mandat de président, et se replie sur sa commune de Woluwe-Saint-Lambert.

Carte collective : DéFI doit assurer ses arrières à Bruxelles, concrétiser ses velléités de renouvellement et éventuellement enfin mettre un pied, via la Fédération Wallonie-Bruxelles, sur le territoire wallon.

Atouts : les résultats de DéFI sont moins décevants qu’aux communales et, à Bruxelles, Ecolo et PS auront besoin d’un troisième partenaire, plus gros que le CDH et moins incommode que le MR.

Points faibles : Olivier Maingain a cette fois encore échoué à faire élire des parlementaires wallons de son parti, et l’incertitude quant à sa succession pourrait affaiblir sa position de négociateur.

Tactique : il entame, comme Elio Di Rupo et comme Laurette Onkelinx, les dernières négociations de sa longue vie politique. Il se sait à peu près irremplaçable à Bruxelles, et doit en jouer pour, d’une part, obtenir des départements sur lesquels la marque amarante pourra s’imprimer – dans le prolongement de Didier Gosuin, apprécié et reconnu comme ministre de l’Economie sortant – et, d’autre part, profiter de son poids bruxellois pour participer, ce qui lui avait été interdit en 2014, aux discussions autour de la majorité en Fédération Wallonie-Bruxelles, par exemple pour y faire désigner un des siens à la tête du parlement communautaire. Et, enfin, se choisir un successeur à la présidence ou un ministre d’envergure, en fonction du choix de Bernard Clerfayt, promis à l’un ou à l’autre.

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Peter Mertens (PTB)

Carte personnelle : aucune.

Carte collective : le PTB doit éviter le piège des communales, où le parti n’est pas vraiment apparu comme prêt à prendre ses responsabilités.

Atouts : ses bons résultats, les appels de la FGTB wallonne et les grosses pertes d’un PS réputé trop à droite en font un interlocuteur important au sud du pays.

Points faibles : son refus, conjugué à celui du CDH, pourrait faire entrer le MR, à ce moment incontournable, dans la majorité wallonne, et toute la gauche pourrait lui en attribuer la responsabilité.

Tactique : Peter Mertens a rempli tous ses objectifs, y compris celui de se faire élire, et prépare donc son parti à cinq années d’opposition flamboyante autant que généralisée. Avant ça, il lui reste quelques semaines pour décoquiller le PS, en découvrant sa volonté de gouverner avec d’autres partis que le PTB. Il a déjà dit que son parti ne voulait pas monter dans un gouvernement régional, il a déjà dit que son parti ne monterait pas dans un gouvernement régional qui respecterait les traités européens d’austérité, maintenant il devra dire que son parti ne monte pas dans un gouvernement régional wallo-portugais qui applique un programme rouge-vert. Il devra trouver une raison de dire que ce programme n’est ni rouge ni vert. Il y en aura, mais les autres rouges et les verts vont veiller à ce qu’il y en ait le moins possible. Sinon, il devra dire que son parti ne pouvait pas monter dans un gouvernement régional qui respecterait les traités européens d’austérité, et ça semblera moins crédible.

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